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Comptes rendus

Christiane Tietz, Karl Barth. Une vie à contre-courant

Traduit de l’allemand par J. Honigmann, Genève, Labor et Fides, 2023, 643 pages.
Pascale Gruson
p. 297-299
Référence(s) :

Christiane Tietz, Karl Barth. Une vie à contre-courant, traduit de l’allemand par J. Honigmann, Genève, Labor et Fides, 2023, 643 pages.

Texte intégral

1Si l’œuvre de Karl Barth occupe au xxe siècle une place importante dans l’histoire de la théologie, elle n’a plus le rayonnement qui fut le sien dans les milieux protestants et œcuméniques dans l’entre-deux-guerres et jusqu’au Concile Vatican II. Les préoccupations de notre présent ont largement évolué : la sécularisation y est acquise et fait partie des avancées de nos démocraties.

2Il importe aujourd’hui de reconnaître tous les progrès (scientifiques, techniques) qui ouvrent des possibles  ; il importe de se rallier au développement des solidarités, autant de sources d’espérance, d’optimisme, autant de questions éthiques aussi, pour lesquelles les réponses peuvent se passer des rigueurs du dogme et de leurs préceptes normatifs. Ceux-ci ne prennent guère en compte les avancées de la société civile ; ils ont pu être source de violences. Or Barth n’a-t-il justement pas passé beaucoup de temps à réfléchir à une dogmatique ecclésiale ?

3Karl Barth reste néanmoins une référence, parfois aussi énigmatique et mystérieuse que celle qui se rapporte au thème de la double prédestination : on cite son nom ; on soupire ; on y revient… Cette référence est importante pour certains théologiens du Black lives matter, y compris pour les aider à poser les fondements d’une Black theology.

4Depuis l’ouvrage que l’on doit à Eberhard Busch (1978), des essais biographiques sont régulièrement publiés, après celui, qui fut inaugural de Hans Urs von Balthazar (1968) : Denis Müller (2005), Henry Mottu (2014), et la biographie récemment proposée par Christiane Tietz s’y ajoute désormais. Elle apporte une contribution originale, notamment car elle s’appuie sur un dépouillement d’archives rendues publiques depuis peu. Le travail frappe par la clarté de son exposé. Et il frappe par la mise en évidence très informée de ce qui fait la singularité du théologien dans le contexte du xxe siècle, en l’occurrence, l’arrimage d’une théologie en mouvement (dialectique) à un support dogmatique. Ce support est lui-même original puisqu’il s’agit non pas de définir une religion et ses préceptes, mais de retrouver l’Église des temps apostoliques, celle qui a adopté le Symbole des Apôtres dans sa structure trinitaire. Cette exigence pourrait avoir toute sa place dans notre présent très hésitant quant à des horizons d’espérance, à des lignes d’universalité qui pourraient se dégager des histoires connectées de notre maison-monde.

5Karl Barth nait en 1886 en Suisse alémanique dans une famille protestante réformée, de tradition plutôt piétiste. Le milieu dans lequel il grandit associe des ascendances complémentaires : d’une part de petits industriels actifs et innovateurs ; d’autre part des intellectuels et des universitaires (Jacob Burckhardt entre autres), sans oublier le réformateur suisse Heinrich Bullinger (1504-1575), un disciple de Zwingli, légataire spirituel plus ou moins fidèle de celui-ci.

6Il commence des études de théologie dans la perspective d’exercer, comme son père, un ministère pastoral. Ces études, qu’il a voulues longues, le mènent dans plusieurs universités : d’abord Berne où l’enseignement est plutôt de tradition piétiste, puis Berlin où il suit avec enthousiasme les cours de l’historien et théologien libéral Adolf von Harnack (1851-1930), auteur d’une histoire des dogmes religieux assez révolutionnaire. Il passe ensuite quelque temps à Marbourg où enseigne Wilhelm Herrmann (1846-1922) d’appartenance luthérienne, lequel l’initie à la philosophie kantienne et aux problèmes d’éthique. Là, il rencontre celui qui devient son ami le plus proche, Eduard Thurneysen (1888-1974) ainsi que Rudolf Bultmann (1884-1976), avec lequel il n’a cessé d’avoir des discussions intenses sur une question toujours actuelle : peut-on ou non démythologiser la Bible ? Il suit d’autres cours encore, dont ceux d’un théologien engagé dans le parti socialiste suisse, Christoph Blumhardt. Ce parcours est le terreau de discussions très riches. Les milieux étudiants qu’il fréquente le sont aussi par des scientifiques et des philologues. Tous sont très préoccupés de l’actualité sociale et politique, et actifs, comme en témoigne la publication de plusieurs revues – Die Christliche Welt ou Zwischen den Zeiten – créées à leur initiative et encore très présentes au moment de la montée du nazisme.

7En 1911, Barth devient pasteur à Safenwil, une petite cité industrielle et agricole de l’Argovie, en Suisse alémanique. Patrons (qui apportent à la paroisse des ressources financières) et ouvriers (qui ont des revendications concrètes) se retrouvent au culte dominical. Le pasteur est confronté aux limites du paternalisme bienveillant. Il ne sous-estime, ni dans ses prédications ni dans les réunions, les tensions qui en résultent. En 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Un patriotisme religieux associant Dieu à des bannières nationales voit le jour, et les hostilités, dont les causes restent peu claires, touchent la population civile. Cette absurdité, contraire aux Évangiles pour Barth, est à l’origine de son Commentaire de l’Épître aux Romains et de ce qui va devenir le thème essentiel de ses travaux et de sa vigilance : si la Bible se rapporte à la Parole de Dieu, ce qui en est dit est énoncé par la parole humaine, ce qui est tout à fait différent. L’enjeu de la prédication n’est donc pas de savoir comment on prêche, mais bien, question plus redoutable encore, comment il est possible de prêcher, Avec quel propos ? Dans une conférence devenue emblématique, donnée à Tambach en 1919, Barth souligne que la réflexion théologique doit toujours être en vigilance éthique, en mouvement. Largement diffusée et discutée, cette conférence a été le point de départ de sa longue carrière universitaire. C’est grâce à ce débat que l’université de Göttingen lui demande de développer en 1921 un cours de théologie réformée. Ce premier enseignement n’est pas très facile : il n’a pas tous les diplômes universitaires habituellement requis ; ses collègues luthériens sont agacés par sa nationalité suisse et surtout par son succès auprès des étudiants (luthériens eux aussi).

8Mais pour le théologien Erik Peterson (1890-1960), spécialiste de l’Église primitive, la question de Barth est essentielle, car elle préserve la théologie de tout raccourci imposant une autorité souveraine à la société civile en la privant ainsi de son autonomie. Ce raccourci venait alors d’être proposé par le juriste Carl Schmitt pour contester la légitimité de la République de Weimar (Théologie politique, 1922). Peterson considère que pour l’invalider, l’essentiel est de se concentrer sur ce qu’enseigne la pratique liturgique de l’Église primitive. Christiane Tietz suit au plus près cette discussion. Elle y voit un tournant décisif dans la pensée de Barth : les ouvertures de la dialectique ne suffisent plus – il faut dire aussi que la théologie se rapporte à Dieu et non à la religion, que l’Église n’est pas une religion, que l’Humanité de Dieu est un problème théologique. C’est le point de départ de la construction d’une dogmatique ecclésiale, au centre de son enseignement à Münster, à Bonn, puis à Bâle, après que les nazis lui ont interdit d’enseigner en Allemagne. Christiane Tietz sait en dire les enjeux, les exigences. Elle sait montrer comment ce travail est associé à un engagement très actif contre le nazisme, en particulier au sein de l’Église confessante, avec la rédaction, en 1934, de la Confession de foi de Barmen qui s’oppose à l’emprise des Deutsche Christen. Elle met en évidence la vigilance du théologien, sa compétence à désigner ce qui dans ce moment précis et dans d’autres a pu être très concrètement le risque, le fait d’insupportables violences.

9Le travail accompli par Christiane Tietz – actuellement professeur de théologie systématique à Zürich – est impressionnant. Il prend en compte beaucoup de documents relatifs à la vie privée du théologien, récemment rendus publics par la famille de Karl Barth, qui donnent à voir un contexte souvent très tendu. Karl Barth a en effet rencontré, lorsqu’il était à Münster, une jeune femme qui lui est devenue indispensable, tant affectivement qu’intellectuellement, pour mener ses travaux universitaires, sa secrétaire Charlotte von Kirschbaum. Il l’a imposée dans la vie de la famille : elle résidait dans la maison et était associée à tous les événements de la vie quotidienne, ce qui fut source de nombreux conflits. Certains furent vraiment difficiles pour la femme de Barth et pour Charlotte von Kirschbaum. L’exposé de ces blessures est sans complaisance, même s’il se conclut dans une sorte de subtil apaisement.

10On apprend dans ce livre beaucoup sur l’homme, sur la vitalité qui habite ses engagements et nourrit son autorité dans des situations incertaines, sur ses ressources d’empathie, sur sa disponibilité à l’émerveillement. Il faut associer ces dispositions à son long compagnonnage avec le Retable d’Issenheim, ce que tous ses biographes soulignent. Sur le premier panneau du triptyque, Matthias Grünewald a représenté Jean-Baptiste pointant son index vers le Christ (dont le corps a déformé la croix qui le porte) pour désigner ainsi l’objet de la foi. Mais quel sens les témoins (Jean-Baptiste, ceux qui regardent cette œuvre), donnent-ils à cet événement ? Cette question se déploie sur les autres panneaux du retable, celui de la résurrection ou de la transfiguration en particulier. Elle a été pour Barth le ressort de sa vigilance face aux obscurités des présents qui furent les siens.

11On regrettera que n’ait pas été évoqué, au-delà de quelques indices, le rayonnement international qui fut celui de Barth dès les années 1920, du fait de la vitalité de la Fédération universelle des associations chrétiennes d’étudiants. Ce rayonnement s’inscrit dans le travail collectif très large qui a été engagé avec bien des personnalités remarquables (son grand ami français Pierre Maury, Willem Visser’t Hooft, Georges Bell et bien d’autres). Leurs énergies conjuguées ont rendu possible la création du Conseil Œcuménique des Églises en 1948. D’autres ouvrages pourront heureusement être consultés sur ce dernier point.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascale Gruson, « Christiane Tietz, Karl Barth. Une vie à contre-courant », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 297-299.

Référence électronique

Pascale Gruson, « Christiane Tietz, Karl Barth. Une vie à contre-courant », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77084 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138ut

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Auteur

Pascale Gruson

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