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Le religieux comme catégorie ; enjeux de régulation ; engagements religieux et institutions

Réguler le marché du hajj en France : entre logiques néolibérales et exceptionnalisme musulman

Regulating the Hajj Market in France: Between Neoliberal Logic and Muslim Exceptionalism
Regular el mercado del hajj en Francia: entre la lógica neoliberal y el excepcionalismo musulmán
Leila Seurat et Jihan Safar
p. 61-92

Résumés

Cet article prend pour objet le projet de redevance sur le hajj, le pèlerinage à la Mecque, pour interroger les modalités d’intervention de l’État dans les sphères de l’économie et du culte. Élaboré à la suite des attentats de 2015, ce projet consistait à prélever une taxe sur chaque pèlerin pour financer l’« islam de France ». Tout en inscrivant l’initiative dans les logiques néolibérales classiques de régulation par les instruments (certifications, accréditations, externalisation de l’action publique), l’article insiste sur la singularité de cette mesure fiscale qui relève d’une gestion « exceptionnelle » du culte musulman par les pouvoirs publics. Il analyse les nombreuses stratégies déployées par les différentes administrations pour favoriser l’appropriation de ce projet par les acteurs du culte et du marché sans déroger au respect de la loi de 1905 ni enfreindre le principe de la liberté d’entreprendre. L’article souhaite ainsi enrichir la compréhension de l’action publique, des modes de gouvernance par les instruments et des travaux consacrés à la régulation de l’islam en France.

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Texte intégral

1Cinquième pilier de l’islam, le pèlerinage à La Mecque, le hajj, a fait l’objet de nombreuses analyses de la part d’historiens qui ont montré comment ce pèlerinage est demeuré, tout au long du xixe siècle, une préoccupation centrale des empires européens. Ces derniers redoutaient autant la propagation d’épidémies dans les territoires qu’ils administraient que la circulation d’idées subversives à la domination coloniale (Chiffoleau, 2015 ; Chantre, 2018). L’attention portée à l’administration du hajj par les puissances européennes contraste avec l’absence de travaux consacrés à la régulation contemporaine de ce pèlerinage par les États sécularisés d’Europe occidentale (McLoughlin, 2013).

  • 1 La liste est passée en 2023 de 52 à 58 pays, incluant des pays d’Amérique latine comme la Colombie, (...)

2Il est vrai que contrairement aux pays « musulmans » qui organisent le hajj par l’intermédiaire de leurs ministères des Affaires religieuses (awqâf), dans les pays dits « non musulmans », les États ne jouent a priori aucun rôle, puisque la gestion du pèlerinage est confiée à des agences de voyages privées sélectionnées par l’Arabie saoudite (voir encadré). En France, une soixantaine d’agences disposaient d’un agrément leur permettant de vendre le hajj à près de 20 000 pèlerin·es chaque année. C’était toutefois le cas jusqu’en mai 2022, lorsque le royaume saoudien choisit finalement de restructurer ce marché et d’écarter tout intermédiaire : les pèlerin·es venu·es d’Europe occidentale, des États-Unis ainsi que d’autres pays « non musulmans »1 doivent désormais passer par une plateforme numérique pour acheter leur place et recevoir leur visa. En France, les répercussions de ces bouleversements, aussi bien sur le prix du voyage que sur les acteurs marchands menacés de disparition, ont été soulignées (Safar, Seurat, 2023). Les conséquences semblent moindres sur les pouvoirs publics, qui ont pourtant eux aussi été surpris par la mise en place brutale de cette réforme, alors même qu’ils envisageaient, depuis 2015, d’instaurer une redevance ou taxe sur les pèlerinages à La Mecque.

3Cet article se penche sur les tentatives d’élaboration et de mise en œuvre d’une telle politique fiscale. Bien que celle-ci ne soit plus à l’ordre du jour, il nous apparaît légitime d’y revenir pour réfléchir aux singularités de la régulation du hajj : qu’est-ce que la régulation du marché du hajj nous dit des modalités d’intervention de l’État dans les sphères de l’économie et du culte ?

4Tout en relevant de la bureaucratie néolibérale classique qui s’appuie sur les normes, les labels et les certifications, la régulation du hajj reste exceptionnelle, y compris au regard de la gestion des autres cultes. En effet, la tentative d’instaurer une redevance sur le pèlerinage va conduire les pouvoirs publics à déployer diverses stratégies pour favoriser l’appropriation de ce projet par les acteurs du culte et du marché sans déroger au respect de la loi de 1905 ni enfreindre le principe de la liberté d’entreprendre.

5Officiellement, le hajj relève d’une question strictement religieuse, extérieure donc à l’action publique. En pratique pourtant, les pouvoirs publics demeurent soucieux de contrôler ce voyage perçu comme un potentiel vecteur de radicalisation. Prenant les habits de guides à l’occasion des déplacements à La Mecque, les imams assimilés à des « salafistes » font l’objet d’une attention particulière de la part du ministère de l’Intérieur. À la surveillance des pèlerin·es s’ajoutent des velléités de puiser dans le marché du hajj des ressources susceptibles de contribuer à l’organisation d’un « islam de France ». L’idée de prélever une redevance sur les produits de consommation « musulmans » remonte à la fin des années 1980 lorsque le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, cherchait à organiser le financement de l’islam en France sur le modèle du judaïsme. Collecter des ressources nationales sur la viande issue de l’abattage rituel (halal) ou du pèlerinage à La Mecque (hajj) devait permettre de limiter les financements extérieurs considérés comme des relais d’influence de pays étrangers et de favoriser l’émergence d’un « islam de France ». Deux décennies plus tard, le projet de redevance est réintroduit à la suite des attentats de 2015. Historiciser les pratiques de l’État en matière de hajj nous permet toutefois de resituer cette politique fiscale dans le temps long et d’éviter d’y voir un simple effet de contexte sécuritaire.

6La France possède une longue expérience de régulation du hajj depuis la fin du xviiie siècle, lorsque Napoléon, assurant le maintien de la caravane d’Égypte, avait utilisé le hajj pour légitimer l’occupation française du pays. Avec la conquête de l’Algérie en 1830, le gouvernement français commence à imposer de strictes limitations aux départs ainsi qu’un hajj soumis à autorisation pour mieux contrôler ses pèlerin·es perçu·es comme de potentiels vecteurs d’extrémisme religieux (Chantre, 2018). Dans son ouvrage Pèlerinages d’empire, Luc Chantre montre qu’à l’instar des autres empires coloniaux engagés dans la course à la « meilleure politique » en matière de pèlerinage, la France a mobilisé le hajj comme un instrument de légitimation la conduisant à instaurer des convois officiels de ses sujets musulmans en direction de La Mecque. Ces pèlerinages organisés étaient notamment un moyen de coopter les notables algériens à l’heure de la reconduction du jihad par l’émir Abdelkader. Après une brève parenthèse au cours de laquelle l’organisation du hajj est confiée à la Société des habous, la puissance publique fait le choix, au début des années 1930, de reprendre sa tradition de convois officiels jusqu’au milieu des années 1950. Oscillant entre interventionnisme et adoption d’une attitude plus libérale, la France a ainsi été l’une des puissances coloniales les plus interventionnistes dans ses tentatives d’encadrement et de contrôle du pèlerinage.

7Les travaux consacrés à la régulation de l’islam en France se sont essentiellement attachés à l’analyse de l’intervention arbitraire des pouvoirs publics visant à « réformer » l’islam (Fregosi, 1998 ; Amiraux, 2008). L’exemple le plus emblématique est celui de la construction d’institutions représentatives de l’islam de France (Galembert, Belbah, 2004 ; Zeghal, 2005 ; Geisser, Zemouri, 2007 ; Frégosi, 2008 ; Jouanneau, 2017). Les limites du principe de séparation et les ambiguïtés relatives à la loi de 1905, y compris à l’époque coloniale (Achi, 2004, 2023) ont été mises en évidence sur de nombreux terrains, depuis le cas des aumôniers musulmans dans les prisons (Galembert, 2022) jusqu’à l’analyse des discours des fonctionnaires publics (Jouanneau, 2017). Au sein de ces travaux, la régulation économique de l’islam reste peu étudiée. Au croisement du public et du privé, la régulation des marchés dits « musulmans » n’est fondamentalement pas différente de celle opérée dans d’autres secteurs économiques. En effet, ce qui est vrai pour l’agroalimentaire ou la santé, qui ont largement recours à des agences de certification et de régulation, l’est aussi pour le religieux. Impliquant un nombre croissant d’autres acteurs, la régulation « polycentrique » du religieux donne elle aussi à voir un décentrement de l’État (Galembert, Koening, 2014). Caractéristique de la bureaucratie néolibérale (Hibou, 2012), ce redéploiement de l’État est marqué par une externalisation de la régulation publique confiée à divers sous-traitants (Thévenot, 1997 ; Lascoumes, Le Galès, 2004), qui défendent des conceptions du bien commun fondées sur des normes du marché (Ansaloni, Trompette, Zalio, 2017).

L’enquête

  • 2 On pourra se référer utilement à la table des abréviations à la fin de cet article.
  • 3 Projet no 13-2016 : « Hadj : étude du marché français et enquête de satisfaction des pèlerins », cr (...)
  • 4 Projet no 34-2018 : « Hajj et Umra : enjeux et défis pour l’islam de France », crédit recherche « I (...)
  • 5 L’ancienne équipe voit le départ de Arnaud Schaumasse et Frédéric Lallier.

8Cette recherche a pour origine une réflexion menée dans le cadre de rapports rédigés à l’attention du Bureau central des cultes (BCC)2. En effet, à la suite des attentats de 2015, les sciences sociales ont été particulièrement mobilisées pour répondre à la production de « savoirs » sur l’islam. Alors que plusieurs rapports, notamment ministériels, avaient abordé la question d’une éventuelle taxe sur le halal (El Karaoui, 2016 ; Goulet, Reichardt, 2016), le marché du hajj n’avait encore jamais fait l’objet d’une enquête approfondie. Cela était l’objet de l’appel auquel nous avons répondu3. Alors que le BCC souhaitait cerner les contours d’un marché jugé hautement problématique d’après les retours d’expériences des pèlerin·es, notre premier rapport s’est attelé à cartographier les nombreux intermédiaires se positionnant entre les pèlerin·es et l’agence agréée, et à mettre au jour les diverses modalités par lesquelles s’opèrent des pratiques de sous-traitance (voir encadré). À cette préoccupation d’ordre économique s’ajoutait un impératif sécuritaire, puisque les agents du ministère semblaient également inquiets d’une possible « salafisation » des pèlerin·es lors de leur séjour à La Mecque. C’est ainsi qu’en 2018, un second projet de rapport nous a été confié, consacré cette fois aux sensibilités religieuses des guides perçus comme de potentiels vecteurs de « radicalisation »4. En plus d’une étude sur les guides, nous avons décidé, dans ce rapport non fléché, de nous pencher sur le projet de redevance sur le hajj visant à financer « l’islam de France ». Même si elle ne faisait pas l’objet d’une demande explicite de la part de la nouvelle équipe du BCC5, nous avons considéré qu’il était crucial d’aborder cette question – qui était d’ailleurs omniprésente chez les directeurs des agences de voyages, inquiets de la possibilité qu’une taxe soit imposée sur le marché du hajj. Notre rapport a mis en évidence les perceptions vis-à-vis du BCC émanant des acteurs marchands et institutionnels qui, le plus souvent, dénoncent une ingérence de l’État dans le culte. Si nos commanditaires ont dit avoir apprécié notre section sur les guides, ils ont déclaré n’avoir toutefois « rien appris » sur la partie relevant des projets de redevance.

  • 6 Soixante-sept entretiens ont été menés pour le premier rapport et quarante-trois pour le second rap (...)
  • 7 Les entretiens se sont essentiellement déroulés en région parisienne (Nanterre, Villepinte, Montreu (...)

9Au total, plus d’une centaine d’entretiens ont été réalisés auprès de directeurs d’agence, de pèlerin·es, d’acteurs associatifs, de représentants du culte musulman ainsi que de fonctionnaires publics6. Parmi ces derniers, nous nous sommes entretenues avec d’anciens membres du BCC, d’anciens fonctionnaires du Consulat de France en Arabie saoudite, le représentant des affaires religieuses du ministère des Affaires étrangères7. Un séjour à Djeddah, en avril 2018, nous a également permis de réaliser des entretiens avec des fonctionnaires locaux du Consulat de France, ainsi qu’avec des officiels saoudiens en charge de l’administration du hajj.

10Si, assez vite, nos rencontres à mi-parcours tenues au ministère de l’Intérieur ont confirmé que, pour le BCC, l’enjeu principal du premier rapport était de réfléchir aux conditions de collecte d’une taxe ou redevance sur le hajj, nous n’avions pas envisagé, tout au long de ces cinq années, de retourner le dispositif en enquêtant sur les commanditaires de notre étude. Ce n’est qu’après la restitution de notre second rapport en septembre 2020 que cette idée a peu à peu germé. Nous avons ainsi souhaité mettre la matière recueillie lors de nos différentes enquêtes au service d’une réflexion strictement académique consacrée au fonctionnement des politiques publiques en matière de culte. Ce souhait a été exprimé de manière transparente aux membres du BCC, auprès desquels nous avons poursuivi les entretiens en ce sens. Parallèlement, notre méthodologie a consisté à mener des entretiens auprès d’anciens fonctionnaires, d’acteurs institutionnels ainsi que de directeurs d’agence. Notre analyse de l’État en action ne se limite ainsi pas aux élites politico-administratives, mais intègre également les acteurs économiques. Cette approche nous permet de porter un double regard sur l’action gouvernementale, « par le haut » et « par le bas », démarche mieux à même de mettre au jour les traductions et renégociations permanentes dont font l’objet les décisions gouvernementales.

11Les acteurs qui se situent au cœur de notre analyse relèvent donc de trois groupes distincts : les pouvoirs publics, les acteurs institutionnels représentatifs de l’islam en France et les acteurs économiques du hajj. Pour ce qui est des premiers, le ministère de l’Intérieur occupe une place centrale puisqu’en France, la gestion des cultes lui est confiée. Service du ministère de l’Intérieur, c’est le Bureau central des cultes (BCC) qui a pour rôle officiel d’assurer les relations entre l’État et les associations cultuelles. S’agissant de l’islam, l’association représentative est le Conseil français du culte musulman (CFCM), institution que le BCC a d’ailleurs créée en 2003. Outre le BCC, nous pouvons souligner le rôle d’autres administrations publiques comme le conseiller pour les Affaires religieuses du Quai d’Orsay (CAR), ou encore Matignon qui dispose comme le ministère des Affaires étrangères (MAE) d’un département du culte. En ce qui concerne les acteurs représentatifs de l’islam en France, émerge en 2018, parallèlement au CFCM, un deuxième acteur qui présente son propre projet de redevance, l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF) présidée par Hakim El Karoui. Enfin, les acteurs économiques impliqués sont les agences de voyages agréées, dont certaines ont choisi de se regrouper au sein de la Coordination des organisateurs agréés hajj de France (CHF), créée en 2013, dans le but de parler d’une seule voix aux autorités saoudiennes et françaises.

  • 8 Créée en 2014, l’ACEF œuvre à compiler suffisamment de preuves pour constituer un dossier solide à (...)
  • 9 Bien que centré largement sur le hajj, SOS pèlerin prenait en compte tous les pèlerinages quelle qu (...)

12Quant au rôle des associations de pèlerins, il est extrêmement marginal. Ces dernières, peu nombreuses, ne sont entendues ni par les acteurs du marché qui font l’objet de critiques par ces associations ni par les pouvoirs publics. À titre d’exemple, le président de l’Association culturelle d’entraide et de fraternité (ACEF), Omar Dakkir, dit avoir sollicité à plusieurs reprises les pouvoirs publics sans avoir été entendu8. SOS pèlerin, qui a exercé une activité militante soutenue entre 2005 et 2010, a arrêté ses activités9. Seuls des sites de consommateurs, à l’instar d’Al Kanz, permettent de relayer des informations sur les risques d’escroquerie et les changements relatifs au pèlerinage en France, sans nécessairement avoir pour ambition de peser sur l’organisation du hajj. Nous évoquons dans cet article le cas de France pèlerinage, présidée par Aziz Addou, seule association ayant joué un rôle aux côtés du BCC dans la tentative de mettre en place une charte de qualité.

13La régulation du marché du hajj ressemble à celle d’autres secteurs économiques : l’État intervient par la mobilisation de différents instruments ainsi que par l’externalisation de ses prérogatives à des régulateurs « privés » (partie I). Tout en reflétant une forme de bureaucratisation néolibérale, cette régulation n’en reste pas moins exceptionnelle, comme l’attestent les tentatives de mettre en place une fiscalité singulière sur le pèlerinage. En effet, ce projet nécessite aussi bien la création d’une association cultuelle en charge de la collecte que le bon vouloir des agences de voyages supposées verser cette redevance à l’association cultuelle (partie II). L’analyse de l’action publique autour de la redevance donne à voir des tensions au sein des administrations publiques, reflet des différents prismes à travers lesquels les agents de l’État la perçoivent (partie III). Cette analyse nous permet de contribuer à nourrir une sociologie critique sur la place des administrations publiques dans la gestion du culte, mobilisant registres sécuritaire et économique pour instaurer un hajj sous surveillance (partie IV).

L’organisation du marché du hajj en France

En 2006, face à l’accroissement exponentiel du nombre de pèlerin·es venu·es d’Europe, les autorités saoudiennes décident de mettre en place un système d’agrément n’autorisant que certaines agences de voyages à vendre et organiser le hajj. En France, soixante-huit opérateurs – en plus de deux associations de mosquées, deux fédérations turques et l’aumônerie de l’Armée – se partagent ainsi les 20 000 visas annuels. L’agrément n’est pas octroyé pour une durée indéterminée, mais chaque année l’agence agréée se voit attribuer ses visas sous condition de bonne conduite. Ainsi, le ministère du hajj peut sanctionner une agence, soit en réduisant son nombre de visas, soit en supprimant son agrément. Ce système d’agrément s’applique exclusivement aux pays dits « non musulmans », soit une liste de cinquante-deux pays. Les pays dits « musulmans » sont quant à eux régis par un système de quotas attribués aux différents États (un pèlerin pour 1 000 habitants), les visas étant ensuite délivrés dans chaque pays par un système de tirage au sort.

Bien que ne devant pas dépasser les 450 visas par agence selon une règle fixée par les Saoudiens eux-mêmes, la distribution des 20 000 visas est marquée par de fortes disparités. Quatre « grosses agences » bénéficient de près de 2 000 visas (Marwa Group, dont font partie Méridianis et Marwa Voyages, Amen Voyages, Nour et Carnot). Si en théorie seules les agences agréées sont habilitées à vendre un « package hajj », en pratique, ces agences font largement appel à des sous-traitants pour écouler leurs visas. La notion de sous-traitant, souvent confondue avec celle de « rabatteur », comprend des agences de voyages non agréées hajj, mais conformes au règlement touristique national et européen, des agences non immatriculées présentes sur internet, des mosquées ainsi que des individus free-lance. Ce système de sous-traitance repose le plus souvent sur une vente directe du visa pour un prix allant de 800 à 1 500 euros, alors même que celui-ci est supposé être gratuit (majjani). Cette vente du visa au noir est souvent déguisée sous une transaction de revente classique de package au même titre qu’un tour opérateur classique, moyennant une commission de 8 à 11 % (Safar, Seurat, 2019). Si les Saoudiens interdisent officiellement la sous-traitance, cette pratique n’est en soi pas interdite par les règles du libre marché en France. Outre la question de la vente illégale de visas, le marché connaît d’autres dérives, notamment un décalage entre les prestations promises et les prestations délivrées (réservation des vols non effectuée, piètre qualité des hôtels, absence d’encadrement sur place) ainsi qu’une absence de contrat signé entre l’agence et le client. Ces dérives se sont progressivement réduites du fait du contrôle accru des autorités saoudiennes, mais aussi de la professionnalisation de ce secteur et des transformations sociologiques de la communauté musulmane en France. Le prix moyen du pèlerinage a connu une très forte augmentation : de 2 750 euros en 2006, il est passé à plus de 6 500 euros en 2022.

Depuis 2022, cette structuration du marché du hajj s’est vue subitement transformée par la décision des autorités saoudiennes de confier la vente à une plateforme numérique, Nusuk, chargée exclusivement de gérer les réservations des pèlerin·es résidant dans les pays « non musulmans ». Désormais, les pèlerin·es doivent recourir à cette plateforme pour acheter leur place et recevoir leur visa. La libéralisation du marché du hajj retire ainsi aux agences leur privilège d’exercice du pèlerinage.

Gouverner par les instruments : certifications, labels et charte de qualité

Les marchés religieux au prisme de la bureaucratisation néolibérale

14Loin d’annoncer un retrait de l’État, le néolibéralisme donne à voir une coproduction entre le « public » et le « privé ». Béatrice Hibou (2012) le définit comme une « forme contradictoire de régulation étatique en déni ». Si l’opposition public-privé était centrale dans les années 1950-1960, les années 1970 marquent un tournant souvent qualifié de « New Public Management » (Matyjasik, Guenoun, 2019), où les normes, labels et certifications jouent un rôle central dans la bureaucratisation néolibérale (Hibou, 2012).

  • 10 Comité français d’accréditation, unique instance d’accréditation nationale reconnue par l’État.

15Les organismes approuvés de certification, d’accréditation ou de normalisation sont désormais des acteurs clés dans la mise en place des dispositifs de validation, de certification et d’évaluation. L’Association française de normalisation (AFNOR), est à ce titre l’un des principaux organismes qui coordonnent et homologuent les normes. Limitée à l’origine aux produits industriels, elle couvre aujourd’hui de nombreux secteurs comme les services, l’environnement ou l’agroalimentaire. Les agences de certification, accréditées par le COFRAC10, permettent quant à elles de certifier des personnes, des services, des produits ou encore des entreprises. Secteur particulièrement perméable aux normes managériales, les écoles de commerce sont par exemple dominées par les agences d’accréditation qui définissent la « bonne mesure » de la qualité des diplômes et des établissements (Cret, 2009). Les travaux de Benoît Cret ont montré que ce gouvernement par les normes (Thevenot, 1997) touche l’ensemble des secteurs professionnels, y compris des services dits d’intérêts généraux comme la recherche ou la santé (Cret, 2007). Antoine Vauchez a mis en lumière cette tendance toujours plus fréquente des gouvernements à confier aux entreprises le soin de conduire des contrôles réglementaires (Vauchez, 2022).

  • 11 En 1994, Charles Pasqua octroie à la Grande Mosquée de Paris le soin de délivrer des agréments de s (...)

16La régulation publique néolibérale touche également la sphère du religieux (Koening, Galembert, 2014). La production de viande carnée, aussi bien casher que halal, nécessite ainsi la délivrance de cartes de sacrificateur par des instances religieuses, opération impliquant une intervention de l’État. Dans le champ du halal, l’État est intervenu en amont de la chaîne de production en confiant à trois mosquées le pouvoir d’attribuer des accréditations aux sacrificateurs11. Pour ce qui concerne le casher, les sacrificateurs sont habilités par le grand rabbinat de France, lui-même agréé par le ministère de l’Agriculture.

  • 12 Programme MHALEC, 2017-2018, « Marché Halal, Abattage, Labellisation et Enjeux de la Consommation » (...)
  • 13 Les marques dites « nationales » comme Fleury Michon ainsi que les marques de distributeurs (Carref (...)
  • 14 Cette tentative de normalisation – qui devait permettre de favoriser les exportations de la filière (...)

17Contrairement à ces accréditations halal et casher, les certifications ne dépendent quant à elles d’aucune reconnaissance spécifique délivrée par un organisme public12 et sont mises en place par des entreprises privées qui visent ainsi à accroître leur rendement financier (Robert-Demontrond, 2008). Ces deux marchés en pleine expansion et soumis à la libre concurrence n’empêchent toutefois pas des formes d’intervention de l’État par le biais de processus d’externalisation. À titre d’exemple, le projet de la charte halal entrepris par le CFCM en 2003 doit être considéré comme la première manifestation d’une immixtion de l’État dans ce champ économique. Ce projet, élaboré en liaison avec le Consistoire israélite de France, a rencontré des difficultés en raison de divergences internes au CFCM ainsi qu’entre les acteurs de la certification. La suspicion vis-à-vis de toute action de l’État dans ce secteur se retrouve dans les comportements des consommateurs, qui se tournent vers des agences de certification indépendantes jouant sur la réputation plutôt que sur un « label » délivré par l’une des mosquées accréditées par les pouvoirs publics13. Une autre initiative d’externalisation datant de 2017 est celle d’une norme de certification halal proposée par l’AFNOR. Rattachée au Comité européen de normalisation (CEN), cette instance s’est vue critiquée par l’ensemble des représentants du culte musulman : alors qu’aucune instance cultuelle n’y avait été associée, la démarche a été largement perçue comme une tentative de contourner les autorités religieuses pour imposer une norme séculière. Bien que l’autorité de l’AFNOR s’exerce au nom de l’intérêt public et de l’ordre économique, l’idée selon laquelle la régulation publique permettrait de pallier les échecs du marché n’a pas fonctionné et la mise en œuvre de la norme a été interrompue de manière anticipée dès 201814.

  • 15 Ju. M., « Islam et séparatisme : “Nous allons labelliser des formations d’imams dans notre pays” », (...)

18Outre le secteur du halal, celui de la formation des imams est également perméable aux labels et certifications, comme en atteste la mise en place d’un « label de formation » des imams annoncé par le président de la République en octobre 2020, soulignant que cette labellisation permettrait de « libérer l’islam de France des influences étrangères15 ». Une telle « mise aux normes » de l’imamat par le biais de la formation remonte, comme le montre Solenne Jouanneau (2013), au second ministère de Charles Pasqua au milieu des années 1990. L’auteur assimile ces instituts à des instruments de définition, d’homogénéisation et de régulation des pratiques.

19L’analyse de l’action publique en matière de hajj donne également bien à voir un rôle de l’État en tant que régisseur économique.

Externaliser l’action publique pour réguler le hajj

20L’exemple du hajj indique que la régulation des marchés dits « musulmans » n’est fondamentalement pas différente de celle opérée sur d’autres secteurs économiques. L’analyse du marché du pèlerinage montre comment l’État se redéploie vers d’autres acteurs lorsqu’il s’agit d’assurer des contrôles réglementaires, en externalisant l’action publique à des intermédiaires qui se présentent comme des agences de « certification » et de « régulation ».

21La première initiative de régulation remonte à 2013. Pour répondre à l’accroissement des plaintes déposées par les pèlerin·es contre les agences, le Bureau central des cultes tente de contraindre les agences à adopter une charte de qualité. L’initiative du BCC réunit des représentants du ministère de l’Intérieur, du Quai d’Orsay, du ministère du Tourisme, d’Atout France, et trois directeurs d’agence. Ces derniers ont tous refusé d’adopter la charte de qualité, arguant que celle-ci aurait été rédigée par Aziz Addou, président de l’association France pèlerinage, suspecté de chercher à favoriser son propre projet économique en imposant la contraction d’une assurance obligatoire aux agences. Ce récit est partagé aussi bien par les directeurs d’agence que par Bernard Godard, ancien membre du BCC particulièrement impliqué dans l’organisation de cette rencontre. Au cours d’un entretien, Bernard Godard précise :

Nous avions loué un local pour monter cette réunion avec le représentant de l’association France pèlerinage, Aziz Addou. La charte de qualité était censée représenter un label validé par le ministère du Tourisme. Mais les agences étaient réticentes et ont accusé Aziz Addou d’avoir son propre projet commercial derrière. Elles se sont dit : « L’État se mêle de ça et fait alliance avec les Saoudiens pour nous coincer. » C’était aussi l’époque de la première épuration de la part des Saoudiens, qui commençaient à être plus sévères avec les agences françaises. (Bernard Godard, 31 août 2016, Paris)

  • 16 Sur les quarante-trois agences agréées de l’époque, seules douze avaient signé la charte.

22La directrice de l’agence Al Djazaïr confirme le contexte de fortes pressions pesant à l’époque sur les agences, pressions qui les auraient amenées à créer une structure, la Coordination des organisateurs agréés hajj de France (CHF), dotée de sa propre charte : « Bernard Godard a voulu qu’Aziz nous représente. Pourquoi devrait-il nous imposer une charte ? Les agences agréées l’ont refusé. Elles ont créé la CHF et ont émis leur propre charte » (directrice de l’agence Al Djazaïr, 6 septembre 2016, Paris). Cette initiative aboutit ainsi à l’adoption d’une charte de qualité par la CHF, la charte QualiHajj16, qui reprend les éléments de la première charte en les vidant de tous les articles contraignants, comme l’obligation pour le pèlerin de contracter une assurance.

23Bien que ne rassemblant que quelques agences agréées, la CHF a été reconnue par les pouvoirs publics avec la reconnaissance de sa charte, présentée comme un succès, comme le souligne Bernard Godard :

Roland Dubertrand, ancien conseiller pour les Affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères, a préféré mettre un terme aux polémiques en affichant cette charte comme un succès, une vitrine personnelle pour lui et une façade utile pour les autorités françaises. Dans le fond, cette charte est complaisante et ne résout pas le problème. (Bernard Godard, 31 août 2016, Paris)

  • 17 Malgré les dires des membres de cette association, la CHF ne rassemble que quelques grosses agences (...)
  • 18 L’ARCEP est une autorité administrative indépendante (AAI) chargée d’assurer la régulation des sect (...)

24Présentée comme une structure de régulation des dysfonctionnements du marché et de lutte contre les rabatteurs17, la CHF est ainsi devenue un interlocuteur du BCC, renforçant le caractère oligopolistique du marché. Ces processus de délégation des mécanismes de contrôle à un régulateur privé s’inscrivent en partie dans une logique néolibérale des politiques publiques. L’apparition de l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF), nouvel acteur associatif visant à « nettoyer » ce marché, témoigne, elle aussi, d’une forme de sous-traitance de la régulation étatique à des acteurs autres que publics. Créée en 2018 par Hakim El Karoui, l’AMIF a été conçue comme une structure pour rendre des services aux consommateurs musulmans, floués par des agences : « Il faut assainir et améliorer le système. […] Faire baisser le prix du pèlerinage, c’est avoir un meilleur service » (Nguyên, 2018a). En proposant la création d’une agence nationale de la régulation chargée d’accréditer les opérateurs hajj, l’AMIF entend favoriser une meilleure répartition des visas. Dans un marché où règnent « les conflits d’intérêts » (Hakim El Karoui, 13 mars 2020, Paris), l’AMIF se propose de mener des audits et de délivrer des certifications sur la base de critères de bonne gestion et de services conformes au bien-être des pèlerin·es, se comparant à une agence de régulation telle que l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP)18. Hakim El Karoui établit ainsi une analogie avec d’autres régulateurs : « Il faut une transparence des prix grâce au travail du régulateur. Prenez l’exemple du régulateur des télécoms, l’ARCEP. En cas de manquement, il y a des pénalités. Il faut faire pareil pour le hajj » (ibid.).

25Béatrice Hibou insiste sur le rôle des audits, devenus le point d’ancrage des gouvernements dans le néolibéralisme (Hibou, 2012). Or, en 2021, Atout France, l’opérateur de l’État en matière de tourisme, commande officiellement au cabinet de conseil CMI Stratégies une étude sur le marché du hajj. En pratique, c’est le BCC qui était à l’initiative d’une telle étude. Lors d’un entretien avec l’une des rédactrices du rapport, celle-ci affirme : « Notre client était Atout France, mais le BCC était présent lors des différentes rencontres. Nous avions émis nos recommandations lors des échanges et les avions formulées dans notre rapport final » (Octavie Fornasier, consultante CMI Stratégies, 30 mai 2022). Parmi les recommandations formulées par CMI, retenons la quatrième invitant les pouvoirs publics à explorer la piste d’un label Véritas consacré aux agences hajj :

Lors du rendu devant le BCC, nous avons insisté sur le rôle de l’État pour favoriser le label Véritas et encourager toutes les agences à l’avoir. Cette certification permettrait de contrôler la qualité des prestations et de garantir que l’agence assure bien un contrat, un traitement personnalisé et la protection du pèlerin. (Ibid.)

26Notons toutefois que ce label, proposé une première fois en 2017 par le directeur de l’agence Meridianis, qui préside également la CHF, avait été rapidement abandonné, car jugé « non rentable » par les agences.

27Ces deux exemples montrent donc que, lorsqu’il s’agit d’assurer des contrôles réglementaires, l’État se redéploie vers d’autres acteurs qui se présentent comme des agences de « certification » et de « régulation ». Toutefois, le marché du hajj n’en demeure pas moins singulier, puisque ces instruments (accréditations, chartes et labels) sont le plus souvent liés à d’autres objectifs politiques. À cet égard, Solenne Jouanneau (2013) montre que les instituts de formation des imams doivent être perçus comme des outils de certification et de labellisation, participant, pour les agents de l’État, d’une volonté « d’objectivation et de définition du droit d’entrée dans l’imamat » (ibid.). Pour ce qui relève du hajj, de tels instruments sont directement liés à des projets de financement du culte.

Prélever une fiscalité sur les pèlerins : un cas exceptionnel au regard du droit

28S’il existe bien des redevances sur certains marchés, à l’instar de l’audiovisuel, le prélèvement de fiscalités exceptionnelles doit impérativement répondre à une fonction d’utilité publique, ce qui d’emblée exclut le domaine cultuel. Or, à partir de 2016, plusieurs formules de redevance sur le hajj sont proposées, officiellement par les représentants du culte musulman. En pratique, le BCC a joué un rôle majeur en contraignant les membres du CFCM à adopter ce projet et en favorisant l’émergence de l’AMIF comme concurrent.

Un cas limite au regard de la loi de 1905

  • 19 Présidée lors de sa création en décembre 2016 par Jean-Pierre Chevènement et depuis 2018 par Ghaleb (...)
  • 20 Créée par les différentes fédérations du CFCM, l’AFSCM s’est donné pour mission de préparer la stru (...)
  • 21 Démarrées en juin 2015, les Instances de dialogue réunissent différents acteurs musulmans. Alors qu (...)

29Étant limitées au volet culturel, les activités de la Fondation de l’islam de France (FIF)19 ne pouvaient toucher à la redevance sur le hajj, qui relève du domaine cultuel. Seul le CFCM pouvait s’en charger, après la mise en place de sa propre association cultuelle, l’Association pour le financement et le soutien du culte musulman (AFSCM)20. Or, au moment où le CFCM entame – avec l’assistance juridique du ministère de l’Intérieur – des discussions concernant la mise en place de cette association en décembre 2016, se tiennent les Instances de dialogue21, rencontres réunissant place Beauvau les représentants du culte musulman. Plusieurs auteurs ont déjà souligné la manière dont ces « invitations » au ministère s’apparentent davantage à des « convocations » (Galembert, Belbah, 2004) et doivent, dans la continuité des consultations des musulmans initiées par Jean-Pierre Chevènement, être lues comme des injonctions coloniales paternalistes (Geisser, Zemmouri, 2007). Contestant le fait que la tenue de ces réunions place Beauvau puisse être perçue comme un moyen de pression sur les acteurs du culte, les membres du BCC réaffirment l’absence d’interférence :

En lançant les Instances de dialogue, nous n’avons fait que guider. Eux seuls se sont réunis. Nous n’avons fait qu’identifier les problèmes non résolus par le CFCM, rien d’autre. Nous identifions les problèmes, ensuite c’est à eux de se débrouiller. Parler de financement, ce serait d’emblée se situer dans le religieux. (Propos recueillis lors d’une rencontre au BCC, carnets de terrain).

30La contrainte qui pèse alors sur le CFCM – dont les membres étaient largement opposés à la redevance – est de perdre sa place en tant que représentant officiel du culte musulman. C’est ce qu’indique Anouar Kbibech, président du CFCM entre 2015 et 2017 :

Il y a eu certaines réticences autour de l’idée de taxer une pratique religieuse et le citoyen qui veut pratiquer librement sa religion. Personnellement, je n’étais pas contre. L’un n’empêche pas l’autre et je crois que le citoyen peut aussi contribuer à des services. (Anouar Kbibech, 28 juin 2019, Paris)

  • 22 Ces deux associations bénéficient de plus de 3 000 visas hajj.
  • 23 L’opposition turque s’est surtout manifestée par la fédération du Comité de coordination des musulm (...)

31Si l’opposition à la redevance s’est le plus souvent exprimée en termes éthiques (non-conformité à la loi islamique), ces « résistances » (Lascoumes, Le Bourhis, 2014) doivent être inscrites dans des logiques d’intérêts. Ce sont en effet les fédérations turques comme la Confédération islamique Milli Gorus ou Diyanet Isleri, toutes deux très impliquées dans l’organisation du hajj22, qui l’ont le plus fermement critiquée23. Le représentant de Milli Gorus appelle ainsi à préférer la notion de « don » (hiba) à celle de redevance : « Il faut parler de dons. Quand vous faites un don, vous êtes exonérés ; c’est un label qui peut valoriser les agences » (représentant de Milli Gorus, 14 décembre 2016, Paris).

  • 24 Rapport d’information du Sénat no 757 (2015-2016), « De l’Islam en France à un Islam de France, éta (...)
  • 25 L’AMIF est dotée de deux associations, l’une sous le régime de la loi de 1905 chargée du volet cult (...)
  • 26 Trois Instances de dialogue se sont tenues successivement le 15 juin 2015, le 21 mars 2016 et le 12 (...)

32L’opposition du CFCM à la redevance a ainsi amené les pouvoirs publics à privilégier un autre acteur considéré comme plus « autonome ». Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur, insiste sur la nécessité de ne pas reproduire les erreurs passées : « La Fondation des œuvres de l’islam de France avait dysfonctionné dès sa naissance parce qu’elle a été composée comme le CFCM de blocs qui ne s’entendent pas. Il faut recomposer la gouvernance24. » Ainsi, l’élargissement des Instances de dialogue à d’autres acteurs musulmans dits « indépendants » lors de la troisième édition des Instances de dialogue a été pensé comme une première étape vers une marginalisation du CFCM au profit de l’AMIF25. Le 12 décembre 2016, lors de la troisième édition de ces Instances, nous avons assisté à un atelier intitulé : « Quelles ressources nationales pour le financement du culte musulman ? »26 Étaient également conviés lors de cet atelier des imams, acteurs de la finance islamique ainsi que des directeurs d’agences agréées, notamment des membres de la CHF ainsi qu’Hakim El Karoui.

33Témoins de leur progressive perte de leadership sur la représentation du culte musulman, les membres du CFCM n’ont guère digéré l’émergence de l’AMIF, considérée comme une association concurrente téléguidée par l’État (Ahmet Ogras, le 16 juillet 2019, Paris et Anouar Kbibech, 28 juin 2019, Paris). Ce récit selon lequel les pouvoirs publics auraient choisi, face aux tergiversations du CFCM, de trouver des interlocuteurs plus indépendants du marché du hajj est réfuté en bloc par les membres du BCC. Niant toute interférence, ces derniers justifient leur devoir d’encourager des interlocuteurs « indépendants ». L’externalisation de la régulation est assumée par les membres du BCC qui, à propos de l’AMIF, déclarent : « L’AMIF fait ce que l’État ne peut pas faire » (Mariam Dembélé, cheffe du pôle islam du BCC, et Katia Mebtouche, adjointe au chef du BCC, 3 juin 2022, Place Beauvau, Paris). Hakim El Karoui lui-même considère que l’engagement de l’État est nécessaire pour la phase initiale de la réforme, appelant à un État « partie prenante », mais « non décisionnaire ». D’après lui, l’AMIF favorisera, dans le futur, un grand mouvement d’« émancipation du culte musulman par rapport à la tutelle de l’État » (Merchet, 2020). Notons la résonance de ce discours avec les objectifs assumés de l’État en matière d’intervention dans le culte : l’intervention n’aurait de sens que si elle encourageait les acteurs du culte musulman à se doter d’instances de représentation et de régulation qui permettraient paradoxalement à l’État de retrouver sa position de neutralité (Jouanneau, 2017). Aussi, la comparaison avec le culte juif assumée par Hakim El Karoui n’est pas en lien avec un discours étatique évaluant l’islam hexagonal à l’aune de la situation organisationnelle de cultes plus anciennement établis (ibid.) :

En France, il n’y a pas d’argent collecté à l’échelle nationale mis au service de la collectivité. Mais regardez les autres cultes ! Le judaïsme par exemple ! Il faut faire comme les juifs. Les musulmans sont incapables de s’organiser collectivement. (Hakim El Karoui, 13 mars 2020, Paris)

  • 27 Hakim El Karoui établit également ce lien au sujet du halal. Dans un entretien accordé au SaphirNew (...)

34Cette comparaison avec le judaïsme27 a été relevée dans des travaux académiques qui soulignent son instrumentalisation visant à faire de l’absence de hiérarchie au sein du culte musulman un « problème » (Zeghal, 2005). En tout état de cause, la propulsion de l’AMIF par le BCC soulève la question du type d’islam que les pouvoirs publics souhaitent mettre en avant, un islam technocratique et un islam « sur mesure » (Frégosi, 2006), plus proche des attentes des pouvoirs publics que de celles des fidèles, qui accusent Hakim El Karoui de stigmatiser les pratiques religieuses comme des « marqueurs islamistes » (imam de Trappes, 30 avril 2019, Trappes).

35Cette politique fiscale trouve également des limites juridiques en cela qu’elle enfreint le principe de liberté d’entreprendre. Intéressons-nous désormais à la réaction des acteurs marchands qui, malgré leur opposition première, ont souvent été contraints de s’adapter en acceptant de négocier.

Atteinte à la libre concurrence et transnationalisation de l’action publique

36La structuration du marché du pèlerinage autour d’une soixantaine d’agences agréées par l’Arabie saoudite rend, en apparence, plus facile l’imposition d’une taxe que cela n’était le cas pour le marché du halal. Anouar Kbibech, ancien président du CFCM, le confirme :

Il y a une évolution de la position du président Macron qui considérait que la mise en place du halal serait une usine à gaz et qu’il fallait commencer par le pèlerinage. Pas besoin pour cela de mettre cinq millions de musulmans autour de la table. Le hajj n’implique que quelques opérateurs avec qui on peut négocier. (Anouar Kbibech, 28 juin 2019, Paris)

37C’est en effet dans une logique de négociation avec les acteurs marchands que le CFCM s’est distingué de l’AMIF, qui n’a quant à elle pas cherché à entrer en contact avec les agences.

  • 28 C’était déjà sur ce principe de liberté d’entreprendre qu’avaient achoppé les projets de redevance (...)

38Les résistances au projet se sont exprimées tantôt en termes religieux, tantôt en matière d’atteinte à la libre concurrence28. L’opposition était en partie liée au fait qu’une taxe ne pouvait être imposée sur un pilier de l’islam. Elle concernait également l’absence de consultation des savants. Les directeurs d’agence ont également critiqué cette mesure d’un point de vue économique : « On ne peut pas imposer des taxes à des entreprises. Nous sommes des agences touristiques et pas religieuses. » Nombreux sont les acteurs marchands qui ont considéré qu’une redevance aurait inévitablement pour effet de provoquer une hausse du prix du voyage. Enfin, d’autres critiques ont porté sur la politique fiscale perçue comme un contrôle supplémentaire de l’État.

39Si les acteurs économiques se sont majoritairement opposés à cette mesure, nombreux sont ceux qui ont également tenté de la renégocier. Anouar Kbibech confirme la logique partenariale du CFCM avec ces acteurs :

Nous étions dans une démarche humble. Il s’agissait d’un partenariat gagnant-gagnant qui permettait aux directeurs d’agence de faciliter leurs démarches administratives auprès des Saoudiens. S’allier à une association cultuelle pourrait aussi permettre à la CHF de créer un lien avec les Saoudiens qui ne la reconnaissent pas. Notre démarche commençait à recevoir des avis favorables de la part des agences agréées. (Anouar Kbibech, 28 juin 2019, Paris)

40La négociation avec les acteurs marchands prônée par le CFCM et lancée lors des Instances de dialogue n’a pas été adoptée par l’AMIF. Pour Hakim El Karoui, l’Arabie saoudite apparaît comme un levier pour court-circuiter les acteurs privés. Son projet consiste à demander au ministère saoudien du hajj d’accorder une place à l’AMIF dans la régulation du marché, autrement dit dans la validation de l’agrément aux agences. Hakim El Karoui l’explique ainsi lui-même :

« C’est simple. Les Saoudiens demandent chaque année une batterie de documents aux différentes agences, comme Iata, Atout France, etc. Il suffirait de leur demander d’imposer un énième document, une certification donnée par l’AMIF sur la base d’un cahier des charges effectué en fonction du retour d’expérience des pèlerins. Pour obtenir ce certificat, l’agence devrait nous payer une somme par pèlerin. (Hakim El Karoui, 13 mars 2020, Paris)

41C’est donc par le biais d’une négociation directe avec un acteur tiers que le projet de l’AMIF se construit, donnant ainsi à voir une forme de transnationalisation de l’action publique observée sur d’autres terrains. Solenne Jouanneau a déjà montré comment les pouvoirs publics avaient eu recours à des montages complexes nécessitant l’intervention d’acteurs extérieurs (Jouanneau, 2017). L’analyse de l’État en action (Jobert, Muller, 1987) permet aussi de nourrir notre réflexion autour des mécanismes de coproduction de l’action publique (Duran, 2010), impliquant une diversité d’acteurs et d’échelles ainsi qu’une forme de transnationalisation de l’action publique (Hassenteufel, 2011). Le projet de l’AMIF a toutefois échoué, non pas en raison de la légitimité du régulateur, mais sur le principe de sa désignation. Si la quête de respectabilité du prince héritier Mohammed Ben Salman l’avait conduit à accepter cette mesure d’exception par rapport à la gestion du hajj dans les autres pays dits « non musulmans », les Saoudiens ont toutefois émis une opposition quant à la désignation de ce régulateur. Or, cette désignation n’a pas d’option juridique possible au regard de la loi de 1905. Hakim El Karoui le confirme : « Les Saoudiens auraient apparemment donné leur feu vert à Emmanuel Macron pour le projet de redevance tout en lui disant : “C’est vous qui décidez qui sera votre opérateur” » (Hakim El Karoui, 13 mars 2020, Paris). Anouar Kbibech va dans le même sens : « L’Arabie a dit clairement : “J’organise le pèlerinage, mais pas le financement du culte.” Elle a renvoyé les représentants du gouvernement français à leur problématique en disant : “Le régulateur, c’est votre problème, pas le mien.” » (Anouar Kbibech, 28 juin 2019, Paris). C’est donc seulement par le biais d’un appel d’offres émis par les Saoudiens que ce régulateur pourrait éventuellement voir le jour, appel d’offres devant répondre à certains critères, notamment la présence de plusieurs candidats :

Nous avons dit aux Saoudiens que plusieurs acteurs nous sollicitent et souhaitent se positionner pour capter une partie de la manne qui servirait au financement de projets. Si les Saoudiens sont d’accord, nous ne voyons pas d’inconvénient à ce qu’ils fassent un appel d’offres et désignent l’interlocuteur de leur choix. Hakim El Karoui aurait peut-être préféré qu’on prenne la main sur l’Arabie et que l’on désigne nous-mêmes le régulateur. Cela lui aurait facilité les choses ; mais il n’est pas possible d’intervenir à ce point. (Ancien chargé de mission au BCC, 12 mai 2022, Paris)

  • 29 La sénatrice Nathalie Goulet, rapporteuse de la mission d’information sur « l’organisation, la plac (...)

42Ces éléments confirment la manière dont les règles juridiques influent sur les pratiques des agents administratifs qui tentent souvent de naviguer entre conformité et dépassement du droit (Lascoumes, 1990 ; Commaille, Duran, 2009). La sociologie du droit (Delpeuch, Dumoulin, Galembert, 2014 ; Lascoumes, Le Bourhis, 2014) est de ce point de vue précieuse pour saisir ces tentatives de contournement juridique, aussi bien de la loi de 1905 que du principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt, qui résulte à la fois du principe d’égalité devant la loi fiscale et de celui d’égalité devant les charges publiques29.

Tensions entre et au sein des administrations publiques

43S’il existe un consensus autour de la nécessité de réguler le marché du hajj, chaque administration perçoit néanmoins la possibilité de mise en œuvre de ce prélèvement fiscal en fonction de son propre prisme, juridique, économique ou diplomatique. Les tensions autour de cette question sont également opérantes au sein du BCC entre les membres des différents bureaux, celui de 2016 et celui de 2019.

Une politique publique au cœur de débats interministériels

44Officiellement, chaque ministère dispose de responsabilités dans le déroulement du pèlerinage : le Quai d’Orsay est l’interlocuteur naturel de l’Arabie saoudite ; le ministère de l’Intérieur, notamment la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), est concerné par l’expertise juridique ; Bercy rappelle les règles économiques de l’appel d’offres ; le ministère du Tourisme est concerné par le contrôle des agences. En pratique, comme déjà évoqué, chaque ministère a pu dépasser ou ignorer ses prérogatives : le BCC intervient dans la régulation du marché là où Bercy a longtemps négligé les contrôles fiscaux.

45À partir de 2018, la régulation du hajj fait partie de discussions interministérielles engageant une coordination entre les différentes administrations chapeautées par Matignon :

  • 30 Notons que Matignon dispose comme le MAE d’un département culte. Pascal Courtade, l’ancien chef du (...)

Il n’existe pas de position consensuelle entre les ministères. Chacun réfléchit selon son propre biais. Incarnant le pouvoir exécutif, Matignon est l’acteur qui fixe la ligne à faire valoir à l’Arabie saoudite en fonction des avis du MAE et de l’expertise de Bercy et de la DLPAJ30.

46Cela nous a également été confirmé par les membres du BCC : « Il y a une coordination interministérielle. Matignon accorde les violons, ce qui nécessite des arbitrages » (membres du BCC, 3 juin 2022, Place Beauvau, Paris)

47Nos entretiens témoignent d’une tension entre le ministère de l’Intérieur et le MAE qui, plus que les autres administrations, pousserait pour la mise en place d’une redevance :

Le Quai d’Orsay est très favorable à ce que des acteurs se positionnent pour réguler ce marché puisqu’il s’agit d’argent des pèlerins français et non de celui des Saoudiens. Le MAE a dit aux Saoudiens que sa préférence devrait aller prioritairement à l’AMIF. (Ancien chargé de mission au BCC, 12 mai 2022, Paris)

48Cela corrobore les dires des membres du BCC, qui semblent avoir cédé le dossier au MAE :

Oui, les Saoudiens ont donné leur accord tacite au régulateur, mais cela s’appelle de la diplomatie. On attend de voir, mais je pense que ce truc n’aboutira pas, car les Saoudiens ne veulent pas faire d’appel d’offres. De toute façon, nous n’avons aucun dialogue avec eux. Nous avons laissé ce dossier au Quai d’Orsay. (Membres du BCC, 3 juin 2022, Place Beauvau, Paris)

49Les clivages sont également opérants au sein d’une même administration où coexistent différentes visions des objectifs ou des moyens à mettre en œuvre pour les réaliser. Au sein du MAE, il existe des points de vue différents entre les membres du département Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO) et le CAR, les premiers poussant pour l’adoption d’une taxe contrairement au second, plus circonspect. Ces divergences pourraient refléter des trajectoires biographiques différentes ainsi que des clivages générationnels. Au sein du ministère de l’Intérieur, les divergences existent également entre le BCC et la DLPAJ.

  • 31 Collectif, « Islam en France : “Nous avons décidé d’unir nos forces” », Le Monde, 6 mars 2020, http (...)
  • 32 Cette nouvelle association serait chargée de trouver des financements « clairs et transparents » po (...)

50Les préoccupations diplomatiques du Quai d’Orsay pourraient en partie expliquer le choix de faciliter le rapprochement entre l’AFSCM, l’association cultuelle du CFCM, et l’AMIF. En effet, après des mois de concurrence, ces deux associations auraient finalement décidé « d’unir leurs forces31 » en créant, en 2019, une « association unifiée de financement du culte musulman transparente et professionnelle » dans une « dynamique constructive entre l’État et le culte musulman32 ». Cette union, poussée par les pouvoirs publics et annoncée en mars 2020, pourrait en effet s’expliquer par l’impératif du ministère des Affaires étrangères de ne pas se mettre à dos les pays contributeurs du CFCM, comme le Maroc ou la Turquie, et par la volonté des pouvoirs publics de ne pas froisser les différentes fédérations du CFCM.

L’évolution des discours au sein du BCC

51Nos entretiens effectués entre 2016 et 2019 nous ont également permis de saisir l’évolution des discours des agents du BCC, entre l’ancien bureau dirigé par Arnaud Schaumasse et le bureau renouvelé qui, en 2019, passe sous la tutelle de Clément Rouchouse. Ces différences discursives doivent se lire aussi bien en fonction des hésitations saoudiennes liées au projet de redevance qu’à des logiques de distinction des membres du nouveau bureau. En 2016, alors que l’idée d’une taxe sur le hajj bénéficiait de l’accord tacite des autorités saoudiennes, les agents du BCC montrent de l’intérêt pour le sujet : « On disait que les Saoudiens allaient adouber l’AMIF comme régulateur. L’AMIF n’était pas encore complètement structurée, mais ils avaient jeté les premiers jalons pensant que c’était faisable, car le régulateur serait désigné par l’extérieur » (ex-chargé de mission au BCC). Alors que le projet semble buter sur les conditions de l’appel d’offres et la désignation du régulateur, la nouvelle équipe est naturellement moins encline à promouvoir cette mesure.

52L’abandon du projet par les membres actuels du BCC semble également participer de logiques compétitives. En effet, ces derniers ne cessent de mentionner le caractère illégal d’une telle mesure, pointant une certaine naïveté de leurs prédécesseurs :

Ce secteur est cultuel, c’est ce qu’a clairement dit le Cofrac [Comité français d’accréditation]. L’État n’est pas donc juridiquement en mesure d’agir sur ce marché. Les anciens membres du BCC comptaient beaucoup sur les Saoudiens, mais ils semblent que ces derniers connaissent mieux le droit français que nos propres fonctionnaires. (Mariam Dembélé, cheffe du pôle islam du BCC, et Katia Mebtouche, adjointe au chef du BCC, 3 juin 2022, Place Beauvau, Paris)

53Si la première équipe était attachée à la taxe, mobilisant la notion de « redevance », la seconde semble l’avoir abandonnée : « Nous, on ne parle pas de redevance. On parle de régulation » (ibid.). Mêlant davantage registre du marché et culte, les membres actuels du BCC disent vouloir faciliter les pratiques des musulmans et être plus attentifs à leurs revendications, notamment en ce qui concerne leur opposition à la taxe : « Dans la branche rigoriste, comparer un marché religieux à un autre marché est un sacrilège. Les salafistes ont exprimé leur opposition sur la toile. Si les musulmans sont contre, alors je suis contre » (ibid.)

54Outre leur opposition affichée à la redevance, les membres du nouveau bureau sont également plus critiques vis-à-vis des compétences de la CHF et de l’AMIF. Alors que la première équipe avait pourtant appuyé l’action de ces différents régulateurs, nous demandant explicitement de ne pas trop « charger » la CHF dans notre rapport, la nouvelle équipe semble quant à elle avoir définitivement écarté cette structure : « On va changer la structure de ce marché en favorisant une meilleure répartition des visas ; on veut casser ce monopole des agences qui s’enrichissent » (ibid.)

55De nombreux facteurs permettent d’expliquer ce repositionnement du BCC : concurrences entre agents, perte de crédibilité de la CHF, volonté de relégitimer l’action des pouvoirs publics en matière de culte. En tout état de cause, ces divergences dans les discours ne sauraient éclipser l’existence d’une grande continuité dans l’action publique, dominée par les logiques d’accréditation et de certification. Une différence pourrait être que la première équipe a délégué la régulation à des acteurs associatifs ou économiques musulmans là où la seconde a privilégié le recours à un cabinet de conseil, comme en témoigne l’audit sur le hajj confié à CMI Stratégies en 2021. Cette évolution témoigne sans doute d’une diffusion progressive des normes du marché dans la sphère publique, y compris celle du culte.

Contrôler l’islam par la fiscalité

56Nous avons précédemment mis en exergue la manière dont l’action publique évoluait de façon incertaine et instable. Cette partie s’intéresse à l’hybridation entre les registres économique et sécuritaire mobilisés pour justifier cet exceptionnalisme fiscal.

57Penser la régulation économique à l’heure du néolibéralisme invite à convoquer les approches autour du « gouvernement économique des conduites » (Dubuisson-Quellier, 2016) qui mettent en évidence les liens entre bureaucratie et contrôle. Les travaux de Janet Roitman (2005) montrent comment l’identification de lieux spécifiques de régulation et de taxation, historiquement situés, est une technologie politique qui engage des situations de pouvoir.

58Pourquoi un secteur économique donné devient-il, à un instant T, un « problème public » (Becker, 1985 ; Gusfield, 2009) ? Les travaux qui traitent de la gestion différenciée des illégalismes apportent des éléments de réponse : la lutte contre le blanchiment est toujours liée à un contexte politique particulier et doit être vue comme le reflet d’enjeux de pouvoir par la création de stéréotypes et la recherche de boucs émissaires (Favarel-Garrigues, Godefroy, Lascoumes, 2009). Cette réification de la figure du mal permet d’organiser l’ordre néolibéral où la recherche diffuse de la sécurité se confond avec la sémantique de la transparence et de la régulation (Lascoumes, 1990). L’hybridation des registres sécuritaire et économique ainsi que l’imposition d’une fiscalité arbitraire attestent enfin d’une rémanence de pratiques et discours coloniaux fondés sur une conception inégalitaire du marché et des droits (Tandjigora, 2007 ; Dumasy, 2016).

Justifier l’approche différentialiste par l’ordre économique et sécuritaire

59Aussi bien pour le halal que pour le hajj, les tentatives de régulation ou de prélèvement sur les produits « musulmans » ont été opérées dans des contextes sécuritaires. Dans les années 1990, les solutions de régulation envisagées pour le halal participaient d’une volonté que ce commerce ne tombe pas dans les mains de courants islamiques qui ne joueraient pas le jeu de l’intégration républicaine (Geisser, 2012). La tentative de créer un monopole sur la certification halal intervient quelques années après les attentats parisiens de septembre 1986, l’affaire des foulards de Creil, et au moment où éclate la guerre civile en Algérie. Pour le hajj, c’est le contexte post-attentats de 2015 qui marque le grand retour de ces projets de financement de l’islam par le culte. Ces registres sécuritaires sont mobilisés par Emmanuel Macron, comme lors de son discours en avril 2018 : « Je ne veux plus de gens qui utilisent l’argent du pèlerinage pour financer n’importe quoi » (Gully, 2018).

60L’analyse des rares contrôles fiscaux opérés sur les acteurs du hajj témoigne de cette hybridation des registres financiers et sécuritaires. Longtemps négligé par les pouvoirs publics et demeuré hors de contrôle des agents de l’État, le marché du hajj s’est vu mis en lumière en 2019, avec la médiatisation du contrôle réalisé sur la mosquée d’Ecquevilly, dont l’imam Youssef Abu Anas avait déjà été accusé de radicalisation en 2016. En 2018, c’est la société de l’imam qui est visée, l’accusant d’organiser des séjours « clandestins » à La Mecque. Alors qu’il menait une enquête sur des opérateurs de voyage dans les Yvelines, le comité opérationnel départemental anti-fraude (CODAF) aurait été alerté par ses activités frauduleuses. Si d’autres agences collaborant avec lui auraient été visées par ces perquisitions, seuls les contrôles visant Youssef Abu Anas et les 53 000 euros en liquide trouvés chez lui ont été mis au jour dans la presse. Il s’agit là de l’un des rares exemples de contrôle fiscal – du moins révélé publiquement –, alors même que des centaines de rabatteurs, guides et agences de voyages non immatriculées sont régulièrement accusés de fraude par les pèlerin·es et les associations.

  • 33 Le rapport de l’Institut Montaigne sur la réorganisation de l’islam rédigé par Hakim El Karoui (201 (...)

61Cette construction d’un lien direct entre fraude et « radicalisation » confirme les travaux relatifs au traitement différencié des illégalismes (Favarel-Garrigues, Godefroy, Lascoumes, 2009). L’exemple du hajj nous permet de saisir la manière dont la condamnation du blanchiment d’argent intervient par la seule construction d’un lien entre « mafieux » et « terroriste ». Dès février 2018, Emmanuel Macron avait dénoncé la trop grande influence de pays étrangers sur le financement des lieux de culte français. À l’instar de la cellule Tracfin, organisme du ministère de l’Économie consacrée à la lutte contre la fraude, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, une structure consacrée au contrôle des flux financiers et des dons devrait être mise en place33.

62Le projet d’Hakim El Karoui s’articule aussi autour de la question de la radicalisation, puisque, d’une part, sa régulation permettra selon lui de lutter contre « l’opacité des flux » et, d’autre part, les fonds récoltés par l’AMIF seront réinvestis au service de la promotion d’un discours contre l’islamisme. Notons l’importance de saisir ces hybridations sur le temps long. Alors qu’il était géré par les administrations coloniales, le hajj avait déjà vu l’imbrication des registres de sécurité sanitaire et de risque de fanatisme (Chiffoleau, 2015). Sous la IIIe République, l’idée selon laquelle le hajj serait un vecteur de fanatisme pousse à limiter les départs à La Mecque (Chantre, 2018). La question d’un prélèvement fiscal sur ce marché invite également à inscrire cet exceptionnalisme dans la continuité de pratiques coloniales.

Hybridation des registres et rémanence de pratiques coloniales

63L’hybridation des registres sécuritaire et économique est une rémanence de pratiques coloniales. L’impôt collecté sur les populations autochtones à l’époque coloniale relevait déjà d’arguments sécuritaires (Tandjigora, 2007). Ces prélèvements ont d’ailleurs longtemps été symboliques, considérés comme un baromètre pour estimer le degré de soumission de la population à l’autorité conquérante. Le souci de l’autorité coloniale était de s’assurer, par la fiscalité, que la délégation du pouvoir de l’autorité traditionnelle à l’autorité coloniale était consommée par les populations. Au départ, les taxes et impôts participaient davantage d’un contrôle symbolique visant à ce que les populations indigènes se soumettent à l’ordre colonial. La collecte d’une taxe sur le pèlerinage ne semble pas avoir pour principal objectif d’accumuler des ressources, comme l’a en effet exprimé le conseiller culte du ministre de l’Intérieur : « Qu’est-ce qu’ils vont faire avec tout cet argent ? C’est beaucoup trop ! » (propos recueillis lors d’une rencontre au BCC, carnets de terrain ). Prélever une taxe sur le hajj, pilier de l’islam, apparaît ainsi comme un contrôle symbolique, inscrit dans le temps long des pratiques coloniales.

64Les discours actuels centrés autour de la rationalité économique et de la protection du consommateur rappellent également ces rhétoriques coloniales. Dès le début du xixe siècle, la notion de libéralisme est mobilisée en Algérie en faveur d’une approche différentialiste du droit et d’une conception inégalitaire des droits fonciers entre colons et indigènes. C’est au nom d’un pragmatisme se réclamant de la rationalité́ économique que l’on impose un arbitraire fiscal aux populations indigènes (Dumasy, 2016). Pour les autorités coloniales, la régulation du contrôle des marchés s’effectue au nom du libéralisme et de la protection du consommateur contre des gens mal intentionnés. Ainsi, s’intéresser au champ discursif à l’époque coloniale permet de nourrir notre réflexion sur la construction de discours autour de la régulation du hajj. Pour l’AMIF, la mise en place d’une structure « neutre » et « transparente » permettrait in fine de favoriser le consommateur musulman qui ne serait pas en mesure de faire confiance aux agences escrocs. Le cœur de ce projet s’articule autour de la nécessité de protéger ce consommateur en se mettant à son « service », proposant de « rétablir les droits bafoués du pèlerin » en lui offrant « un rôle de contre-pouvoir ». Il renoue ainsi avec un devoir de protection des pèlerin·es qui, à l’époque coloniale, permettait aux États européens d’améliorer leurs rapports avec les communautés musulmanes (Chiffoleau, 2015).

65Le traitement différencié des musulmans est dénoncé par différents acteurs du culte et associations de consommateurs. Dénonçant le projet de l’AMIF, Fateh Kimouche s’insurge : « Hakim El Karoui dit vouloir récolter plus de cent millions d’euros sur le hajj, mais qui est-il pour faire ça ? Est-ce qu’ils taxent Lourdes ? Encore une fois, nous sommes dans un régime d’exception quand il s’agit d’islam » (Fateh Kimouche, fondateur d’Al Kanz, 13 juin 2019, par téléphone depuis Paris). Plus connue est la critique formulée par Marwan Mohammad, président de la plateforme LES Musulmans qui prétend incarner l’islam « du bas » et porter un projet représentatif de la jeunesse musulmane : « El Karoui n’aura jamais un euro des musulmans de manière spontanée. La seule manière, c’est de les ponctionner dans leur dos et d’imposer la taxe » (Marwan Muhammad, président de la plateforme LES Musulmans, 18 juin 2019, Paris). Entrepreneurs, imams ou pèlerins, tous dénoncent un impôt déguisé en « redevance », dont la seule utilité serait de « piller les musulmans » (Aoussat, 2018).

Conclusion

66Depuis la saison hajj 2022, les pèlerin·es des pays « non musulmans » sont désormais obligé·es de passer par une plateforme numérique pour acheter leur voyage. Annonçant la disparition des agences privées, cette décision imposée précipitamment par les autorités saoudiennes vient ainsi marquer un coup d’arrêt au projet de redevance. L’analyse des stratégies mises en œuvre par les pouvoirs publics depuis 2015 nous est néanmoins apparue comme une entrée particulièrement heuristique pour penser les modalités d’intervention de l’État dans les sphères de l’économie et du culte.

67À l’instar d’autres secteurs économiques, la régulation du culte reste soumise à des logiques néolibérales classiques. L’exemple du hajj en France donne en effet à voir une externalisation de l’action publique vers d’autres acteurs se présentant comme des agences de « certification » et proposant des labels de qualité pour assainir le marché. Pourtant, l’adoption de normes du privé dans ce champ économique doit se lire à la lumière d’une politique fiscale exceptionnelle. Cet article s’est attaché à exposer les multiples stratégies mises en œuvre par les pouvoirs publics pour imposer une redevance sur le pèlerinage sans déroger à la loi de 1905 ni au principe de libre concurrence. Comme l’ont montré d’autres travaux, cette gouvernance par les instruments (accréditation, label, charte de qualité) doit être lue, dans le cas de l’islam, comme un moyen de contrôle supplémentaire de l’État.

68L’intérêt de cet article est aussi d’avoir souligné la diversité des formes de bureaucratisation par les normes, la diversité de leurs rationalités, mais aussi de leurs significations et de leurs effets. Bien comprise, l’hybridité des registres sécuritaire et économique dont témoigne le hajj contemporain doit aussi être restituée dans la continuité de l’époque coloniale sur le temps long. En effet, la protection du consommateur et la nécessité d’assurer un ordre social et économique – deux éléments clés de justification de la redevance sur le hajj – étaient déjà deux éléments discursifs mobilisés par les autorités coloniales pour imposer un ordre économique inégalitaire et soumettre les populations indigènes. L’adoption d’une grille de lecture postcoloniale ne nous a toutefois pas empêchées de souligner le caractère non homogène et disparate de l’action publique en mettant en exergue les tensions que cette politique fiscale a pu engendrer, non seulement entre mais aussi au sein des différentes administrations publiques, chacune privilégiant un prisme économique, juridique et clientéliste.

Table des abréviations

69AAI : Autorité administrative indépendante
ACEF : Association culturelle d’entraide et de fraternité
AFNOR : Association française de normalisation
AFSCM : Association pour le financement et le soutien du culte musulman
AMIF : Association musulmane pour l’islam de France
ANMO : Département Afrique du Nord et Moyen-Orient
ARCEP : Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse
BCC : Bureau central des cultes
CAR : Conseiller pour les Affaires religieuses
CCMTF : Comité de coordination des musulmans turcs de France
CEN : Comité européen de normalisation
CFCM : Conseil français du culte musulman
CHF : Coordination des organisateurs agréés hajj de France
CODAF : Comité opérationnel départemental anti-fraude
COFRAC : Comité français d’accréditation
CORIF : Conseil d’orientation et de réflexion sur l’islam de France
DGCCRF : Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes
DLPAJ : Direction des libertés publiques et des affaires juridiques
FIF : Fondation de l’islam de France
MAE : Ministère des Affaires étrangères

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Notes

1 La liste est passée en 2023 de 52 à 58 pays, incluant des pays d’Amérique latine comme la Colombie, l’Équateur et le Panama.

2 On pourra se référer utilement à la table des abréviations à la fin de cet article.

3 Projet no 13-2016 : « Hadj : étude du marché français et enquête de satisfaction des pèlerins », crédit recherche « Islam, Religion et Société », programme 232 VPCA, 201X, ministère de l’Intérieur, Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, Bureau central des cultes.

4 Projet no 34-2018 : « Hajj et Umra : enjeux et défis pour l’islam de France », crédit recherche « Islam, Religion et Société », ministère de l’Intérieur, Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, Bureau central des cultes.

5 L’ancienne équipe voit le départ de Arnaud Schaumasse et Frédéric Lallier.

6 Soixante-sept entretiens ont été menés pour le premier rapport et quarante-trois pour le second rapport.

7 Les entretiens se sont essentiellement déroulés en région parisienne (Nanterre, Villepinte, Montreuil, Stains, Sevran, Pantin, Ivry-sur-Seine et Argenteuil) ainsi que dans des villes proches de Paris (Amiens, Orléans).

8 Créée en 2014, l’ACEF œuvre à compiler suffisamment de preuves pour constituer un dossier solide à destination de la Commission européenne, la Cour de justice européenne et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour les infractions suivantes : ententes verticales et horizontales, abus de position dominante, complicité d’escroquerie, travail illégal, actions trompeuses, absence de contrat de voyage, règlements en espèces.

9 Bien que centré largement sur le hajj, SOS pèlerin prenait en compte tous les pèlerinages quelle que fût l’appartenance confessionnelle. Durant ses cinq années d’activités, plusieurs études ont été menées sur les agences de voyages par des bénévoles et des séjours sur place ont été effectués par des « pèlerins mystères ». Selon son ex-président, Zakaria Nana, la publication d’un référentiel permettant à des agences de voyages sérieuses de se différencier sur ce marché opaque a été le projet le plus onéreux et le plus lourd mené entre 2008 et 2009.

10 Comité français d’accréditation, unique instance d’accréditation nationale reconnue par l’État.

11 En 1994, Charles Pasqua octroie à la Grande Mosquée de Paris le soin de délivrer des agréments de sacrificateurs. La plus ancienne institution islamique en France bénéficie ainsi pour un temps de ce monopole jusqu’à ce que ce privilège soit étendu à deux autres mosquées en 1996. Pour des raisons d’équilibre entre les « communautés », les mosquées d’Évry et de Lyon sont désormais elles aussi habilitées à délivrer des certifications. Au regard du droit, ces trois mosquées sont donc des entreprises, puisqu’elles réalisent une activité économique, celle de l’habilitation des sacrificateurs religieux par la délivrance de cartes de sacrificateur en échange d’une rémunération. Selon les estimations, on compte environ un millier de sacrificateurs musulmans habilités. À ce sujet, voir le programme MHALEC, « Marché Halal, Abattage, Labellisation et Enjeux de la Consommation », 2017-2018.

12 Programme MHALEC, 2017-2018, « Marché Halal, Abattage, Labellisation et Enjeux de la Consommation », rapport final, projet coordonné par Florence Bergeaud-Blackler et Pierre Sanas (Axel), IREMAM.

13 Les marques dites « nationales » comme Fleury Michon ainsi que les marques de distributeurs (Carrefour, Wassila, Al-Jayid) sont certifiées par des organismes qui travaillent en collaboration avec les grandes mosquées. À l’inverse, les marques dites « communautaires », comme Isla Délice, sont certifiées par des organismes certificateurs non liés aux trois grandes mosquées (notamment AVS).

14 Cette tentative de normalisation – qui devait permettre de favoriser les exportations de la filière halal française – rejoignait une initiative venue par ailleurs d’Autriche, lancée devant le Comité de normalisation européenne. Le site d’achat de normes de l’AFNOR indique que la norme volontaire XP V06-001 a été annulée le 9 mai 2018.

15 Ju. M., « Islam et séparatisme : “Nous allons labelliser des formations d’imams dans notre pays” », La Voix du Nord, 2 octobre 2020, https://www.lavoixdunord.fr/873456/article/2020-10-02/islam-et-separatisme-nous-allons-labelliser-des-formations-d-imams-dans-notre (consulté le 30 janvier 2025).

16 Sur les quarante-trois agences agréées de l’époque, seules douze avaient signé la charte.

17 Malgré les dires des membres de cette association, la CHF ne rassemble que quelques grosses agences, essentiellement celles qui disposent de plus de 2 000 visas (voir encadré). Il existe un fossé entre les discours de la CHF affirmant vouloir « faire la chasse aux rabatteurs » et la réalité des pratiques, puisque la plupart de ces agences restent dépendantes de ces mêmes intermédiaires pour écouler leurs visas.

18 L’ARCEP est une autorité administrative indépendante (AAI) chargée d’assurer la régulation des secteurs des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse.

19 Présidée lors de sa création en décembre 2016 par Jean-Pierre Chevènement et depuis 2018 par Ghaleb Bencheikh, la FIF est l’héritière de plusieurs établissements dits « d’utilité publique », dont le Conseil d’orientation et de réflexion sur l’islam de France (CORIF) dans les années 1990 et la Fondation des œuvres de l’islam de France en 2005. Elle vise à favoriser l’émergence d’un islam « humaniste qui reconnaît les valeurs et principes de la République » en développant des projets culturels et éducatifs.

20 Créée par les différentes fédérations du CFCM, l’AFSCM s’est donné pour mission de préparer la structure chargée de collecter une contribution volontaire sur le halal et le hajj. L’AFSCM voit finalement le jour en juillet 2018 après dix-huit mois de discussions.

21 Démarrées en juin 2015, les Instances de dialogue réunissent différents acteurs musulmans. Alors que la seconde rencontre, en mars 2016, concernait la prévention de la radicalisation, celle de décembre 2016 se consacre à trois principaux thèmes : la FIF nouvellement créée, le financement du culte, l’émergence d’un islam de France.

22 Ces deux associations bénéficient de plus de 3 000 visas hajj.

23 L’opposition turque s’est surtout manifestée par la fédération du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), dirigé par Ahmet Ogras, successeur d’Anouar Kbibech à la présidence du CFCM. Ahmet Ogras s’est lui-même vu octroyer, lors de son accession à la tête du CFCM, en 2017, un agrément hajj pour son agence Afra Voyages, située rue du Faubourg-Saint-Martin à Paris. Une telle opposition doit également être mise en perspective avec le fait que ces associations n’ont – contrairement aux autres fédérations – bénéficié d’aucune accréditation halal de la part de l’État, qui les a attribuées à trois mosquées seulement (Paris, Lyon et Évry), excluant de fait les Turcs de ce marché.

24 Rapport d’information du Sénat no 757 (2015-2016), « De l’Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés », déposé le 5 juillet 2016, https://www.senat.fr/rap/r15-757/r15-75710.html (consulté le 31 janvier 2025).

25 L’AMIF est dotée de deux associations, l’une sous le régime de la loi de 1905 chargée du volet cultuel, et l’autre soumise à la loi de 1901 chargée des affaires culturelles.

26 Trois Instances de dialogue se sont tenues successivement le 15 juin 2015, le 21 mars 2016 et le 12 décembre 2016.

27 Hakim El Karoui établit également ce lien au sujet du halal. Dans un entretien accordé au SaphirNews, il déclare : « Quand l’État donne le monopole de la délivrance des cartes du casher au Consistoire, il le fait parce qu’il a confiance dans la capacité du Consistoire à organiser le service pour la communauté juive et parce qu’il s’inscrit dans le cadre républicain. Je pense qu’on doit faire pareil avec l’AMIF » (Nguyên, 2018b).

28 C’était déjà sur ce principe de liberté d’entreprendre qu’avaient achoppé les projets de redevance sur le halal, lorsque l’initiative de Charles Pasqua s’était heurtée à l’opposition des professionnels de la viande. Ces derniers avaient considéré l’arrêté du ministère de l’Agriculture attribuant le pouvoir d’accréditation à la seule Grande Mosquée de Paris comme une entorse au principe de la libre concurrence (Bergeau-Blackler, 2001).

29 La sénatrice Nathalie Goulet, rapporteuse de la mission d’information sur « l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte » (2015-2016), rappelle qu’en vertu du principe d’égalité devant l’impôt, toute différence de traitement fiscal doit être justifiée par une raison d’intérêt général, ce que ne saurait être l’exercice du culte sous l’empire de la loi du 9 décembre 1905. Entretien réalisé le 14 avril 2020 par téléphone depuis Paris.

30 Notons que Matignon dispose comme le MAE d’un département culte. Pascal Courtade, l’ancien chef du Bureau central des cultes de 2015 à 2017, a été le conseiller culte au cabinet du Premier ministre Jean Castex en 2020.

31 Collectif, « Islam en France : “Nous avons décidé d’unir nos forces” », Le Monde, 6 mars 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/06/islam-en-france-nous-avons-decide-d-unir-nos-forces_6032029_3232.html (consulté le 31 janvier 2025).

32 Cette nouvelle association serait chargée de trouver des financements « clairs et transparents » pour permettre de former « en France des imams français » et pour lutter « contre l’extrémisme et la violence commise au nom de l’islam » (Chambraud, 2020).

33 Le rapport de l’Institut Montaigne sur la réorganisation de l’islam rédigé par Hakim El Karoui (2016) préconise l’instauration d’un « Tracfin islamique ». À ce sujet, voir l’entretien réalisé avec Raberh Achi (Mechaï, 2018).

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Pour citer cet article

Référence papier

Leila Seurat et Jihan Safar, « Réguler le marché du hajj en France : entre logiques néolibérales et exceptionnalisme musulman », Archives de sciences sociales des religions, 209 | 2025, 61-92.

Référence électronique

Leila Seurat et Jihan Safar, « Réguler le marché du hajj en France : entre logiques néolibérales et exceptionnalisme musulman », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 209 | janvier-mars 2025, mis en ligne le 25 avril 2025, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77734 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13vh8

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Auteurs

Leila Seurat

Carep/Cedisp

Jihan Safar

Postdoctorante Marie Sklodowska-Curie, Philixte-Université libre de Bruxelles

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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