Anne-Claire Husser, Philippe Martin et Yves Verneuil dir., Laïcité scolaire. La loi de 2004 vingt ans après
Texte intégral
1Issue d’une journée d’étude à l’université Lyon 2 de mars 2024, cet ouvrage collectif offre une analyse approfondie de la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », et de sa circulaire d’application du 18 mai 2004 (toutes deux présentées in extenso en annexes). L’actualité récurrente des débats sur le port de vêtements religieux (comme l’abaya en 2023) montre que cette loi n’a pas réussi à désamorcer l’ensemble des controverses, mais qu’elle constitue un jalon dans le questionnement juridique, sociologique, politique, historique et philosophique sur ce qu’est la laïcité et la manière de l’appliquer. De quelle laïcité cette loi est-elle le nom ? d’une nouvelle laïcité du fait de l’extension de la neutralité à un nouveau public, les élèves ? ou bien d’une laïcité traditionnelle héritée du XIXe siècle français ? Les trois directeurs.rices de publication ne tranchent pas, et privilégient le point de vue agonistique pour aborder la problématique laïque. Et cette « laïcité de confrontation » (Paul Ricœur) est bien le signe d’une « vitalité démocratique » comme le rappelle Philippe Foray (p. 119). Aussi, sans être tou.te.s d’accord avec le positionnement scientifique d’Alain Policar, l’ensemble des contributeurs.rices contestent son évincement du Conseil des sages de la laïcité en 2024 suite à sa critique publique de la loi de 2004. C’est dire que cette loi de 2004 fait encore l’objet d’une actualité très polémique et d’instrumentalisations politiques, vingt ans après son adoption.
2L’ouvrage débute par une partie consacrée au vêtement religieux, dont les multiples usages et significations sont analysés par l’historien Philippe Martin. Avec une précaution de chercheur, celui-ci rappelle que ce discours scientifique sur l’histoire du vêtement peut coexister avec un autre discours de vérité sur la signification du vêtement par celui ou celle qui le porte. Selon l’historien, les habits deviennent des marqueurs religieux au gré des réinterprétations des textes religieux, souvent en « faisant fi de leur contexte de création » (p. 22), au nom d’une tradition définie comme « ce moule sans cesse réinventé qui permet de donner une profondeur historique qui rend intouchable, car légitimée par le temps » (p. 21). La religiosité du vêtement est ainsi moins déterminée par une tradition que par un contexte sociopolitique, comme le confirme Oissila Saaida qui analyse la diversité des significations des voiles dans les logiques d’intégration, de libération, d’identité individuelle ou collective au sein des pays musulmans au cours du XXe siècle. Elle explique que depuis la fin du XIXe siècle, le voile est un marqueur social d’adaptation à la vie moderne d’une pratique religieuse, grâce à un accès direct au texte par des femmes instruites. Le voile, symbole d’une culture s’érigeant contre la culture française dominante, s’oppose également aux « excès de la modernité occidentale » et constitue « le symbole de leur fidélité à l’islam » (p. 43), sans pour autant être le signe d’un fondamentalisme religieux selon elle. Ce point de vue comparatiste permet également de mettre en regard les débats français à partir des années 1980 avec la parution de circulaires et décrets d’interdiction du port du voile (notamment dans les établissements d’enseignement) dans les années 1980-1990 en Tunisie et Turquie. Dans la suite de l’ouvrage, une autre perspective étrangère, celle du multiculturalisme britannique, est mentionnée, mais l’on regrette que la critique développée à la lumière de cette philosophie politique anglo-américaine par Cécile Laborde dans Philosophie libérale de la religion (Raison publique-Hermann, 2023) ne soit pas citée.
3La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse au processus d’élaboration et de réception de la loi de 2004. Chaque article montre les nombreuses recompositions idéologiques que provoquent les débats sur le port du voile au sein des partis politiques, des syndicats et des mouvements féministes : dans un contexte de tension politique nationale et internationale, la question de la laïcité, investie traditionnellement par les mouvements de gauche, devient une thématique privilégiée de la droite et de l’extrême droite.
4Yves Verneuil reprend méthodiquement l’analyse de l’ensemble des débats, rapports, discours publics menant à la loi de 2004. Il pointe les ambiguïtés de la rédaction finale de la loi, décelables dans l’écart entre celle-ci et l’exposé de ses motifs : l’adjectif « ostensible » a été retenu plutôt que « ostentatoire » à la suite des débats, pour insister sur le caractère « intentionnel » du port, et cela implique que les signes discrets ne sont pas concernés par la loi. Or, l’exposé des motifs tend à les inclure en définissant les signes ostensibles comme ceux « dont le port conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse ». De telles confusions tendent à expliquer la vivacité des polémiques jusqu’à aujourd’hui, comme le montre dans la partie suivante Gwénaële Calvès. Pour la juriste, alors que la loi de 2004 est érigée comme une rupture avec la casuistique complexe des circulaires la précédant, la « crise » de l’abaya lors des rentrées 2022-2023 montre qu’il n’en est rien. Le débat concernant le port de cette tenue se réactive dans les mêmes termes que dans les années 1990, les uns réclamant leur droit, les autres demandant des consignes claires, voire une loi. Or, G. Calvès rappelle qu’une loi ne peut supprimer tout le travail de qualification des signes et de leur ostensibilité, c’est-à-dire de ce que l’élève signifie à autrui à travers eux. Son analyse juridique de la loi relève l’emploi du terme « appartenance religieuse », qui apparaît comme une menace communautariste pour l’unité de l’État et pour la liberté individuelle de l’élève, qui, en appartenant à une communauté, n’aurait plus la distance nécessaire à l’exercice libre de son jugement. Or, elle considère qu’il est problématique d’associer un signe ou une tenue à une appartenance ou à une posture de rejet des valeurs républicaines et libertés individuelles, sans analyser les situations de communication.
5André D. Robert offre, quant à lui, une fine analyse des recompositions idéologiques dans l’année qui précède l’adoption de la loi de 2004 de la part des diverses branches des syndicats enseignants – que vient compléter l’article de Bruno Poucet, en troisième partie, qui insiste plus particulièrement sur les syndicats de l’enseignement privé. Les positions ambivalentes, voire « oxymoriques » selon l’auteur, des syndicats s’expliquent par l’écart entre leur positionnement politique, qui les fait douter de la nécessité d’une loi, et la reconnaissance des difficultés des personnels, notamment de direction.
6Recompositions et scissions partisanes, telle est également la situation au sein du mouvement féministe comme l’explique l’historienne Michelle Zancarini-Fournel. Le mouvement se scinde en trois courants qui défilent séparément le 8 mars 2004 : les féministes en faveur de la loi (comme Élisabeth Badinter, la revue Prochoix et le collectif Ni putes ni soumises) ; le Collectif national pour les droits des femmes qui adopte une position médiane, ni loi ni voile ; et un troisième pôle, représenté par la sociologue Christine Delphy, opposé à la loi du fait de ses effets – l’exclusion des jeunes filles de l’école publique française.
7L’originalité de l’ouvrage est de s’intéresser également, dans la troisième partie, aux établissements privés, grâce aux articles de Bruno Poucet et de Françoise Lantheaume. Si la loi de 2004 ne s’y applique pas, au nom de leur caractère propre, la plupart des établissements catholiques l’ont toutefois intégrée dans leur règlement intérieur, « afin de gérer une diversité confessionnelle anticipée comme potentiellement gênante pour l’action des professionnels et pour l’identité de l’établissement » (p. 149). B. Poucet insiste sur le fait que ces établissements privés n’ont pas adopté d’attitude concurrentielle par rapport au public – et il n’y aurait, de fait, pas eu d’afflux d’élèves concernées par la loi de 2004 selon l’Inspection générale. À partir de l’enquête « Religion, discriminations, racisme en milieu scolaire » (Redisco, 2019-2020), F. Lantheaume examine, dans les établissements privés catholiques, la variation du traitement des expressions religieuses non catholiques, en fonction de leur environnement institutionnel et social, et la prise en compte de « la diversité des appartenances, des croyances et des pratiques religieuses » (p. 148) au sein des enseignements, notamment d’histoire, et des projets pédagogiques œcuméniques.
8En conclusion, Philippe Portier prend position par rapport à la question initiale : la loi de 2004 constitue une rupture par rapport à la loi de 1905. La laïcité serait passée selon lui d’une politique de la liberté (la liberté de conscience des élèves protégée par les penseurs laïques de la Troisième République) à une politique du contrôle (l’invisibilisation de leurs adhésions religieuses) (p. 154). La loi de 2004 tend à interdire tout comportement qui pourrait atteindre la liberté de conscience potentiellement, en érigeant un positionnement éthique sur le bon usage de sa liberté : « La laïcité se fait ainsi l’instrument de la métanorme – constituée autour d’une définition préétablie de ce que doivent être le rapport au corps, le rapport à la tradition, le rapport à l’autre sexe – que l’État définit afin de répondre au bien du sujet » (p. 176). Or, cette norme, qui participe du « réarmement » laïque de l’Éducation nationale, peut être précisément vécue comme une limitation de la liberté (p. 186).
9En postface, Jean-François Chanet souligne les difficultés auxquelles sont confrontés les personnels de l’Éducation nationale pour faire appliquer cette loi qui fait l’objet de tant de résistances, interprétations, voire incompréhensions. Gageons que la lecture de ces articles leur permettra de l’appréhender de manière éclairée, et de prendre un certain recul face aux polémiques, tel J.-F. Chanet qui invite en dernière page à considérer la posture libérale de Jules Leroux en 1900 comme une source d’inspiration.
Pour citer cet article
Référence électronique
Louise Ferté, « Anne-Claire Husser, Philippe Martin et Yves Verneuil dir., Laïcité scolaire. La loi de 2004 vingt ans après », Astérion [En ligne], Lectures et discussions, mis en ligne le 12 mars 2025, consulté le 18 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/asterion/11530 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13gho
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