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2025

Philippe Despoix, K. B. W. La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale

Dijon, Les Presses du réel (Perceptions), 2023, 392 p., 28 €
Doriane Molay

Texte intégral

  • 1 C. Maigné, « La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale », Acta Fabula, vol. 25, n(...)

1Présenter le compte rendu d’un ouvrage aussi dense et précieux relève du défi. Et la critique de Carole Maigné parue l’année dernière1 offre déjà une excellente synthèse du travail de Philippe Despoix, professeur de littérature comparée à l’université de Montréal et spécialiste de la pensée germanique du XXe siècle. Selon C. Maigné et à raison, l’ouvrage K. B. W. La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale marquera une étape incontournable dans les études warburgiennes, renouvelant la vision d’un auteur trop souvent galvaudé et pourtant indéniablement fondateur de notre monde contemporain puisqu’à l’initiative d’un déplacement épistémologique majeur pour comprendre nos rapports aux images comme aux savoirs.

2Fruit d’un travail de longue haleine réalisé sur une dizaine d’années, P. Despoix propose dans cet essai une analyse novatrice de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW) se focalisant sur son rôle de laboratoire intellectuel et matériel. Il dépasse dès lors les approches traditionnelles du travail d’Aby Warburg, souvent seulement centrées sur l’image, pour montrer que la bibliothèque a opéré essentiellement comme un dispositif « intermédial » complexe – la notion sera le fil d’Ariane de l’ensemble de l’essai –, s’inspirant de la démarche archéologique défendue par Michel Foucault en opposition à une approche généalogique, cherchant à comprendre comment les savoirs, les discours et les pratiques se sont constitués à différentes époques à l’aide des ruptures et des discontinuités des discours et des perceptions du monde. Dans le prolongement des recherches sur l’intertextualité développées dans les années 1960, l’intermédialité désigne donc l’ensemble des rapports et des interactions entre différents médias, mettant en lumière la manière dont les formes d’expression se répondent, se transforment et s’enrichissent à travers leurs échanges. Ainsi P. Despoix vise-t-il par ce concept à reconstruire et à décrire les relations entre l’approche warburgienne, son contexte académique, le collectif de chercheurs qui l’entoura, l’ensemble des supports qu’elle mobilisa et les pratiques qu’elle suscita.

  • 2 Ce qu’illustrent les œuvres de nombre d’artistes et écrivains qui n’ont cessé, par leurs formes, de (...)

3En illustrant comment la KBW dépassa l’archivage de livres imprimés au profit de formes d’exposition rares et innovantes et en réévaluant l’impact des conditions matérielles dans la production théorique de Warburg – ses méthodes de classement, d’exposition comme de projection –, P. Despoix propose de la sorte une lecture renouvelée du travail pionnier de cet important théoricien à la frontière entre deux siècles et substitue enfin au paradigme de l’image une anthropologie des techniques culturelles ou, pour le dire avec ses mots, « une anthropologie de la transmission visuelle construite en images » (p. 8). Dès lors, et là où des notions du lexique warburgien telles que « formules d’affect » [Pathosformel], « vie posthume » [Nachleben], « migration des images » [Bilderwanderung] ou encore « espace de pensée » [Denkraum] se sont banalisées au point parfois de perdre toute leur signification, l’ouvrage réinterroge leurs fondements à travers une approche philologique précise et rigoureuse, sans jamais se limiter à l’exaltation de cette figure emblématique pourtant à plus d’un titre fascinante et souvent au cœur de fables qui participèrent à construire sa légende2 – il s’agit même d’ailleurs pour P. Despoix et par l’étude de son entreprise intellectuelle de « démythologiser » la figure de Warburg.

Une approche intermédiale de la KBW

4L’un des apports essentiels de cette ambitieuse recherche – il sera malheureusement impossible de tous les mentionner ici – réside dans la démonstration par P. Despoix d’une bibliothèque warburgienne qui ne peut simplement s’appréhender comme l’outil de documentation qu’est bien trop souvent cet espace de réflexion. La bibliothèque warburgienne est au contraire une « machine à penser » articulant textes, images et médiations techniques, comme l’écrit Carlo Ginzburg cité en propos liminaires. L’intermédialité est ainsi de rigueur et se manifeste par la synergie opérée entre photothèque et bibliothèque, entre image et texte, entre forme et idée. Les concepts, comme la Pathosformel ou le Nachleben pour n’en citer que deux, deviennent en conséquence des dispositifs envisagés non plus comme de simples catégories abstraites, mais comme des opérateurs techniques capables de transformer les matériaux culturels mobilisés via des procédés de projection visuelle, de sériation et d’exposition. Rendus possibles par la pratique de la photographie, ces gestes de reproduction, de classement, de mise en série comme de présentation prennent alors soudainement une valeur heuristique au point de faire de la forme esthétique un geste, qu’il soit physique ou mental ; le plan de l’essai exacerbe d’ailleurs cette idée par des chapitrages conduits par des verbes d’action tels que « re-produire », « dénommer », « cartographier » ou « projeter ».

5Ainsi l’image dépasse-t-elle chez Warburg, et comme le démontre P. Despoix, son statut d’objet isolé et s’inscrit dans une dynamique de dialogue avec le langage, les techniques, les stratégies perceptuelles et le corps, rendant accessible ce qu’autrement nous ne discernerions pas. La photographie, en opérant une remédiation, offre aux choses une plasticité nouvelle et permet des manipulations inédites reconfigurant le monde afin de mieux le voir. Si l’importance de la photographie est clairement soulignée, son rapport aux autres innovations techniques des années 1920 comme le cinéma ou la presse illustrée aurait d’ailleurs pu venir enrichir la réflexion, tout comme l’inscription du travail de Warburg dans l’ensemble plus large de celui des théoriciens de l’image, comme Walter Benjamin et Siegfried Kracauer sur lesquels P. Despoix a déjà beaucoup écrit.

  • 3 Voir principalement G. Simmel, « L’espace et les organisations spatiales de la société », dans Soci (...)
  • 4 A. Warburg, L’Atlas Mnémosyne, S. Zilberfarb trad., Paris, L’Écarquillé, 2012, p. 54.
  • 5 Id., Fragments sur l’expression, S. Zilberfarb trad., Paris, L’Écarquillé, 2015, fragment 189 en da (...)
  • 6 Cette approche trouve sa conceptualisation la plus récente et la plus complète dans l’essai Théorie (...)
  • 7 C. Ginzburg, « L’estrangement », dans À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, P.-A (...)

6La notion d’espace, après avoir été longtemps ignorée, prend alors une dimension fondamentale, ce dont témoigne la prise de mesure de l’imbrication de procédés tels que l’exposition, la conférence-projection et le portfolio dans la réflexion warburgienne et ce qu’aurait pu épaissir davantage encore la mobilisation d’intellectuels contemporains à l’origine de réflexions essentielles sur ces questions importantes, comme le philosophe allemand Georg Simmel qui vit en l’espace le lieu princeps de la relation à l’autre et de l’interaction sociale3. Si l’« entre » permet selon Simmel la mise en place d’une forme situationnelle, l’arrivée de la photographie entraîna selon Warburg une mise à distance et donc l’élaboration d’un espace intermédiaire [Zwischenraum] contextuellement déraciné mais capable d’instaurer des correspondances inédites à l’origine de nouveaux seuils de visibilité ; « [l]a création consciente d’une distance entre soi et le monde extérieur, tel est sans doute ce qui constitue l’acte fondamental de la civilisation humaine »4 puisque « [l]a faculté de juger est le produit de la distance effective [Thatsache der Distanz] entre sujet et objet, dès lors que cette distance est ressentie chez le sujet comme un éloignement [Entfernung] »5. L’ouvrage de P. Despoix fait ainsi de l’image non pas un état figé, mais une forme dynamique, energeia plutôt qu’ergon – raison pour laquelle l’auteur qualifie l’approche warburgienne d’« anthropologie visuelle »6. Par son potentiel de vie, l’image oriente, archive et apaise ; l’image instruit et informe sur le monde qu’elle représente et au sein duquel elle s’inscrit. L’effet d’estrangement éveille donc les consciences plus qu’il ne les contraint, comme le reprendra d’ailleurs Ginzburg selon lequel « [p]our voir les choses, il nous faut avant tout les regarder comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens »7. Ce lien intime entre médialité technique, espace et intensité vitale confère à l’image une puissance de dévoilement qui dépasse le simple archivage et, en le mettant en lumière, P. Despoix renouvelle indéniablement l’approche méthodologique et iconocentrique habituellement mobilisée. La KBW est avant tout un dispositif pluriel qui documente avec précision les gestes nécessaires à l’élaboration d’un savoir et de concepts adaptés à une modernité nouvelle ; « [c]oncepts et dispositifs warburgiens sont finalement donnés en même temps et ne peuvent être appréhendés que dans leur conditionnement mutuel » (p. 51).

L’institution comme laboratoire

  • 8 E. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, The Warburg Institute, 1970, p. 327.

7Le second apport fondamental du travail de P. Despoix est à trouver dans son analyse d’une KBW comme incarnation d’une méthodologie active à l’origine d’un dépassement disciplinaire, principalement de l’histoire de l’art et de l’esthétique ; « [e]n cercle restreint, [Warburg] prolongeait même la caractérisation de son entreprise par la dénomination plus transgressive d’“Institut pour le franchissement méthodique des frontières” », précise P. Despoix. L’organisation intellectuelle de la KBW – le classement des ouvrages créant des « voisinages » inédits entre disciplines, la fameuse « law of the good neighbour » selon les mots d’Ernst Gombrich8 – se combine alors avant tout avec des pratiques collaboratives : sous l’impulsion de Fritz Saxl, la bibliothèque devint un lieu de convergence pour des intellectuels tels que Ernst Cassirer, dont le rôle central est largement réévalué par P. Despoix, Gertrud Bing, Erwin Panofsky, Edgar Wind ou Raymond Klibansky, favorisant ainsi une recherche interdisciplinaire. Néanmoins, si l’ouvrage mentionne ces relations et certains conflits qui s’y développèrent, il n’approfondit pas leur impact sur la production conceptuelle lors même qu’une exploration des tensions intellectuelles aurait pu enrichir les réflexions et donner corps à ce « laboratoire » collectif au sein duquel la pensée s’élabora par l’échange. Une analyse des dynamiques de pouvoir au sein de la KBW aurait ainsi précisé l’essai et un élargissement international aurait pu servir le propos de l’auteur, en étendant par exemple l’analyse aux conditions matérielles de production du savoir dans d’autres institutions.

  • 9 Voir M. Foucault, « Des espaces autres », dans Dits et Écrits, t. IV, 1994, p. 752-762.

8En se jouant toutefois des frontières – l’espace est encore et toujours là – séparant chez Warburg l’histoire de l’art, l’anthropologie et la philosophie, l’ouvrage de P. Despoix actualise avec soin une épistémologie du début du XXsiècle nécessaire à l’appréhension de nos nouvelles humanités numériques, et notamment par l’usage novateur de la photographie comme outil de remédiation. La démarche de Warburg est ainsi présentée comme une « iconologie historique » (p. 96) propre à l’ère de la modernité technique et la KBW apparaît comme une hétérotopie – nous retrouvons ici Foucault9 –, soit un laboratoire intellectuel où l’image se pense à travers l’expérimentation collective, transformant la simple reproduction en opérations actives qui redéfinissent sa visibilité. Ainsi la KBW s’imposa-t-elle comme le terrain d’expérimentations visuelles innovantes et performatives qui anticipèrent à la fois les méthodes appliquées à L’Atlas Mnémosyne et notre rapport au monde.

***

9En conclusion, par cet ouvrage, P. Despoix redéfinit notre compréhension de la KBW comme une « hétérotopie active » à l’origine d’un modèle épistémologique novateur capable d’articuler dispositifs matériels et production conceptuelle au sein des sciences humaines et sociales et au prisme de la pratique de l’image bien trop souvent exclue de ces disciplines fondamentales. Issu d’un travail minutieux au cœur des archives, il s’appuie sur un corpus souvent inédit dont la lecture exige une rigueur philologique et une certaine patience, et, malgré la complexité nécessaire à la démonstration du rôle opératoire des 145 illustrations mentionnées, P. Despoix parvient à retracer l’évolution de l’intermédialité warburgienne et à en saisir le déploiement à travers le temps et les supports, proposant un essai aussi audacieux, exigeant que nécessaire. Il ne nous reste plus qu’à appeler de nos vœux un second volet à cet écrit qui proposerait de mettre en abîme cette pensée warburgienne en la confrontant à celle d’intellectuels qui participèrent avec lui à repenser notre société au siècle dernier au prisme de l’appréhension comme de la manipulation de nos formes esthétiques.

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Notes

1 C. Maigné, « La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale », Acta Fabula, vol. 25, no 8, 2024. En ligne : [http://www.fabula.org/revue/document18520.php] (consulté le 5 février 2025).

2 Ce qu’illustrent les œuvres de nombre d’artistes et écrivains qui n’ont cessé, par leurs formes, de se réapproprier sa figure. Pensons notamment au film Plutôt mourir que mourir réalisé par Natacha Nisic en 2018 ou plus récemment au roman Aby écrit par la poétesse Marie de Quatrebarbes, publié chez P.O.L. en 2022.

3 Voir principalement G. Simmel, « L’espace et les organisations spatiales de la société », dans Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, L. Deroche-Gurcel et S. Muller trad., Paris, PUF (Quadrige), 2017, p. 599-684.

4 A. Warburg, L’Atlas Mnémosyne, S. Zilberfarb trad., Paris, L’Écarquillé, 2012, p. 54.

5 Id., Fragments sur l’expression, S. Zilberfarb trad., Paris, L’Écarquillé, 2015, fragment 189 en date du dimanche 6 juin 1891, p. 134.

6 Cette approche trouve sa conceptualisation la plus récente et la plus complète dans l’essai Théorie de l’acte d’image de l’historien de l’art allemand Horst Bredekamp qui eut pour intention d’établir les bases d’une phénoménologie de l’image active en résonnance aux propositions de l’Aufklärung, dans le fil du dialogue hambourgeois qui lia Aby Warburg, Ernst Cassirer et Edgar Wind.

7 C. Ginzburg, « L’estrangement », dans À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, P.-A. Fabre trad., Gallimard (Bibliothèque des Histoires), 2001, p. 15-36, ici p. 21.

8 E. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, The Warburg Institute, 1970, p. 327.

9 Voir M. Foucault, « Des espaces autres », dans Dits et Écrits, t. IV, 1994, p. 752-762.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Doriane Molay, « Philippe Despoix, K. B. W. La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale »Astérion [En ligne], Lectures et discussions, mis en ligne le 31 mars 2025, consulté le 18 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/asterion/11537 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13lly

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Auteur

Doriane Molay

École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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Droits d’auteur

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