• 1 C. Mudde, « The populist Zeitgeist », Government and Opposition, vol. XXXIX, n^o 4, 2004, p. 543.
• 2 J. Frank, « Populism isn’t the problem », sur le site Boston Review: A Political and Literary Foru (...)
• 3 P. Aslanidis, « Is populism an ideology? A refutation and a new perspective », Political Studies, (...)

2L’usage descriptif du concept de populisme entend en faire une catégorie qui permette de caractériser des mouvements politiques grâce à certains traits idéologiques distinctifs. C’est le sens que lui donne Cas Mudde, en définissant le populisme comme « une idéologie qui considère que la société est, en dernière instance, séparée en deux groupes homogènes et antagonistes, le “peuple pur” contre “l’élite corrompue”, et qui défend que la politique doit être l’expression de la volonté générale du peuple »1. Une telle définition crée une catégorie ad hoc qui permet de rassembler des mouvements hétérogènes, aussi bien les mouvements égalitaristes de gauche que des mouvements nationalistes de droite2. En soi, une telle catégorie interroge. Comme l’écrit Paris Aslanidis, « presque toutes les notions politiques peuvent acquérir le statut “d’idéologie mince” [utilisée par Cas Mudde pour qualifier l’idéologie populiste] […], aucune notion en science sociale, et celle de populisme en particulier, ne peut porter de fruit à partir d’un terrain conceptuel aussi glissant et fragile »3.

• 4 J.-W. Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, F. Joly trad., Paris, Gallimar (...)

3L’ambition idéologique de l’usage du concept de populisme est plus nette dans l’ouvrage de Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?4 : le populisme permet de nommer les adversaires du libéralisme et d’en organiser la défense. Le concept de populisme ne renvoie pas pour le politiste à une idéologie cohérente et unifiée, qu’elle soit fine ou épaisse, mais plutôt à une hostilité partagée à l’égard des principes du libéralisme. Le concept de populisme présente dans cette perspective un intérêt, celui d’allumer les contre-feux idéologiques du libéralisme politique.

• 5 E. Laclau et C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical Democratic Politics, Lo (...)
• 6 E. Laclau, La raison populiste, J.-P. Ricard trad., Paris, Seuil, 2008.

4Enfin, la dimension prospective du concept tient à sa défense normative comme outil politique. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau conçoivent ainsi le populisme comme une stratégie de constitution d’un peuple acteur de son histoire, sujet constitué à partir d’antagonismes qui traversent le monde social. Leur réflexion s’articule dès les années 1980 autour des possibilités d’une hégémonie idéologique révolutionnaire5. Le populisme prend dans ce contexte une dimension prospective : il doit, en tant que stratégie, permettre de revitaliser une perspective politique affaiblie au sortir du XX^e siècle : à la classe organisée comme devenir universel se substitue un peuple mouvant, pluriel et composé d’intérêts divergents, qui peuvent toutefois converger contre un ennemi commun, autour d’un chef et d’un discours partagés6.

• 8 P. Manent, « Démagogie populiste et fanatisme du centre », dans M. Wieviorka éd., Le peuple existe (...)
• 9 G. Bras, « Le peuple politique entre raisons et affects. À propos d’un concept de la politique mod (...)

7Le peuple, c’est à la fois la classe et l’ensemble des citoyens constitué en corps politique, ce qui, dans l’ère moderne, renvoie directement à la nation, comme l’écrit avec clarté Pierre Manent : « Le peuple confondu avec la cité, ou la cité confondue avec le peuple, c’est ce que nous appelons la nation. »8 Il n’y a pas de vérité propre à l’idée de peuple, mais plutôt une performativité politique puissante, qui tantôt peut légitimer le pouvoir représentatif, tantôt intervenir dans l’histoire comme sujet politique neuf, et, ce faisant, devenir une expression simultanée du peuple social, les classes populaires, et du peuple politique9. Le peuple a aussi une dimension culturelle, et aux ambiguïtés sociopolitiques s’adjoint une ambiguïté politico-culturelle qui traverse l’ensemble des conceptions du populisme.

• 10 En un sens, il est possible de considérer que ce geste théorique défend également la conception d’ (...)
• 11 Nous pouvons sans doute y inclure la perspective républicaine qui entend transformer le peuple en (...)

8Si nous en revenons aux différentes définitions du populisme, sans doute est-il possible d’assigner à chacune d’elle une conception préférentielle du peuple. La conception qui décrit le populisme comme une idéologie considère que le vrai peuple, loin du peuple fantasmé des populismes, est constitué par l’ensemble des citoyens du corps politique10. Quant à la seconde conception, idéologique, elle renvoie à une crainte du peuple des classes populaires et des dangers qui lui seraient inhérents. Enfin, la troisième, prospective, considère qu’il est souhaitable de soulever un peuple comme sujet historique, et propose de fait une stratégie générale en ce sens : c’est à partir du peuple social, du discours qui le constitue, que cette dernière entend considérer le peuple politique11.

• 12 P. Manent, « Démagogie populiste et fanatisme du centre », art. cité.
• 13 F. Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme : une nouvelle analyse sociologique, Paris, La Dé (...)

12Une réponse immédiate pourrait se trouver dans la non moins courante notion de « déficit démocratique », souvent employée pour décrire les problèmes d’adhésion populaire rencontrés par l’Union européenne, et, par contiguïté, pour expliquer l’émergence des mouvements dits populistes. Nous pensons, avec Pierre Manent, que cette explication est trop superficielle12. Le phénomène paraît plus profond et ne se rapporte pas uniquement à l’Europe : après tout, les débats autour de la notion de populisme existent également en Amérique du Sud ou aux États-Unis13.

• 14 C. Mudde, « The populist Zeitgeist », art. cité, p. 541.
• 15 E. Sommerer, « L’école d’Essex et la théorie politique du discours : une lecture “post-marxiste” d (...)

14Cette dimension de l’analyse des populismes n’intéresse pas premièrement les trois tendances que nous avons distinguées auparavant. Les dimensions descriptive et idéologique, articulées aux écrits de C. Mudde et J.-W. Müller, tendent à considérer le phénomène populiste comme un phénomène à analyser en soi, toutes choses égales par ailleurs. Dans ces perspectives, il ne relèverait pas d’une contradiction propre aux démocraties libérales ; le populisme est au contraire pour ces auteurs une force dont l’idéologie, « post-démocratique » pour C. Mudde, corromprait les « idéaux démocratiques »14. Pour J.-W. Müller, le populisme est également un phénomène essentiellement exogène aux démocraties libérales, une menace pour elles. Le caractère exogène du populisme, dans ces deux cas, correspond tout à fait à la finalité académique de ces distinctions : présenter le populisme comme une idéologie, conception illibérale de la démocratie, dans un cas, ou en faire une exposition en vue de le combattre dans l’autre. Enfin, la dimension prospective de C. Mouffe et E. Laclau ne s’intéresse pas tant à la construction historique passée de ce phénomène qu’aux possibilités de faire peuple maintenant. C’est la création discursive du sujet révolutionnaire qui intéresse ces deux théoriciens de l’école d’Essex, qui mettent le discours au centre de l’analyse et de la construction politiques15.

• 16 Nous pensons ici tout particulièrement à l’usage généralisé du suffrage censitaire aux premiers mo (...)

15Il conviendra de rappeler les éléments de définition qui induisent une tension entre principe représentatif et principe démocratique, avant de proposer une analyse nouvelle, qui entend définir la vérité du moment populiste non dans les populismes eux-mêmes, de quelque façon qu’ils soient définis, mais à partir de la séparation du principe démocratique et du principe représentatif. Le principe démocratique est défini comme la participation populaire à la décision publique, quand le principe représentatif renvoie quant à lui au seul fait d’élire des représentants pour gouverner, ou à tout le moins de supposer la légitimité d’un gouvernement par des représentants, qu’ils soient ou non élus au suffrage universel16.

• 17 B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012. Voir également D. Grae (...)

17Pour introduire la thèse défendue ici, il est nécessaire d’opérer un bref retour sur l’histoire des idées et des régimes politiques. La démocratie et la représentation ne relèvent en effet pas des mêmes principes politiques. Bernard Manin, dans ses Principes d’un gouvernement représentatif, montre en effet que la démocratie représentative n’a absolument pas été conçue, notamment par les pères fondateurs de la Constitution aux États-Unis d’Amérique, comme démocratique17. Que nous dit cette tension, dont l’avènement de démocraties représentatives peut laisser penser qu’elle s’est abolie dans le mouvement de l’histoire politique ?

• 18 F. Dupuis-Déri, Démocratie : histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Montréal, Lu (...)

18Il faut caractériser cette tension plus avant, pour pouvoir ensuite l’articuler à la réalité politique contemporaine. Le rappel historique auquel se consacre Bernard Manin est aussi au cœur de l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri, Démocratie : « James Madison en Amérique du Nord et Emmanuel Sieyès en France ont publiquement condamné la démocratie. Ils étaient ouvertement antidémocrates, c’est-à-dire contre ce que l’on nomme aujourd’hui “démocratie directe” »18. La démocratie et le régime représentatif étaient donc antithétiques lorsque se formulaient les deux prototypes initiaux des systèmes représentatifs, tels qu’ils se généralisèrent par la suite.

• 19 B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit.

19Cette tension politique, entre ceux qui revendiquent un pouvoir direct pour des assemblées populaires et ceux qui défendent contre eux l’exclusive du régime représentatif, structure le XIX^e siècle, lors duquel les démocrates radicaux sont des militants actifs de la contestation sociale et politique. Les raisons de cette tension sont importantes à éclairer. En effet, l’objectif politique du régime représentatif n’est-il pas, conformément aux discussions des Philadelphia Papers, de garantir le pouvoir politique pour qu’il soit tenu par ceux qui ne risquent pas de déstabiliser la propriété et l’ordre ?19 La relation antagonique entre régime représentatif et démocratie peut donc s’expliquer en partie au regard de cet objectif initial.

• 20 F. Dupuis-Déri, Démocratie, op. cit., p. 23.

20C’est du moins ce que défend F. Dupuis-Déri : selon lui, le moteur de cette opposition politique fondamentale réside dans la crainte du peuple plébéien, principe de déstabilisation redouté par qui souhaite la permanence et la stabilité des institutions. Il nomme la perspective hostile au principe démocratique l’agoraphobie politique, qui « indique une attitude critique à l’égard du peuple se gouvernant seul, souvent associé au peuple émeutier. Le demos – peuple assemblé à l’agora pour délibérer – n’est que l’embryon de la plèbe – le peuple massé en foule qui prend la rue »20.

• 21 G. Hermet, La démocratie, Paris, Flammarion, 1997.

23En effet, ces deux principes se sont articulés pour donner lieu aux démocraties représentatives modernes. Quel est le point nodal du compromis ? Ainsi que nous l’avons esquissé, il s’agit de l’extension progressive du suffrage, mécanisme qui fonctionne comme une « soupape » de sécurité pour les systèmes représentatifs menacés de façon croissante par les mouvements sociaux et les revendications ouvrières : tel est le mécanisme qui selon Guy Hermet a donné au régime représentatif son caractère démocratique. La volonté populaire, incarnée par les masses intégrées au suffrage, peut décider de changer de représentants à chaque élection21.

• 22 L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX(...)

24Il est possible de formuler autrement cette évolution plus ou moins simultanée des régimes représentatifs : progressivement, le peuple plébéien a été autorisé à faire partie du peuple politique. Une telle formulation permet de reconsidérer le problème à partir des catégories posées en introduction. En effet, le peuple politique dans sa totalité et la partie des citoyens considérés comme raisonnables par les tenants de l’idéologie libérale ne faisaient qu’un avant ce phénomène d’intégration du peuple plébéien au système représentatif. Leur coïncidence fonctionnait précisément par différenciation et exclusion d’un peuple considéré comme incompétent, voire comme menaçant : ce sont les fameuses « classes dangereuses »22.

• 24 F. Dupuis-Déri, Démocratie, op. cit.

26Le compromis entre principe représentatif et principe démocratique présente donc deux caractéristiques singulières, lourdes de conséquences pour la situation politique contemporaine : il intègre le peuple plébéien au peuple politique, et marque également plus fermement la distinction entre le peuple national et l’étranger. Depuis la Révolution française, la représentation est nationale24, mais elle l’est d’autant plus que l’ensemble de la nation est appelé à voter : la démocratie se nationalise d’autant plus qu’elle se joint au principe représentatif.

• 25 F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, D.-A. Canal trad., Paris, Flammarion, 2008.

27Reste à s’interroger sur les conditions de la stabilité et de la progression considérable de la démocratie représentative, résultat du compromis évoqué, qui est devenu au fil du XX^e siècle un horizon politique qui a longtemps paru indépassable25. Certes, la stabilité des démocraties représentatives est aujourd’hui mise à rude épreuve ; c’est l’objet de cet article de comprendre pourquoi.

• 26 E. J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes : histoire du court XX^e siècle, 1914-1991, A. Leasa trad., Brux (...)
• 27 K. Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, C. M (...)
• 28 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013. Nous reven (...)

29Le dynamisme des démocraties représentatives occidentales dans les années 1970 a ainsi pu être expliqué par Eric Hobsbawm : la pression exercée par l’existence d’un modèle alternatif obligeait au maintien d’un compromis social plus favorable aux travailleurs que lors des décennies suivant la chute de l’URSS26. Un antécédent historique présente un exemple inverse : les politiques économiques de la fin des années 1920 ont suscité une aspiration à plus de cohésion des sociétés – ce qui a entraîné les réponses collectivistes ou fascistes27. Cette thèse, avancée par Karl Polanyi dans La grande transformation, est le miroir inversé de la situation des années 1970 : l’écroulement général des démocraties représentatives pendant les années 1930 proviendrait, dans ce cadre, d’une incomplétude du compromis politique entre peuple plébéien et élite politique. Ce compromis a trait à la nature même de l’État comme synthèse d’intérêts sociaux contradictoires, lieu de déploiement comme de résolution dynamique de la lutte des classes – hors temps de crise toutefois, quand l’affrontement domine et que des solutions autoritaires sont adoptées par la classe dominante, comme le défend de façon convaincante Nicos Poulantzas dans L’État, le pouvoir, le socialisme28.

• 30 Nous n’entrons pas ici dans la discussion sur les rapports, par exemple, entre classes populaires (...)

33Ce moment est celui de la rupture d’un compromis social et politique donné. Par compromis, nous entendons la configuration sociale et politique en vertu de laquelle les organisations intermédiaires représentatives – partis politiques, syndicats, associations – et les citoyens des différentes classes sociales s’accordent sur une représentation consensuelle du régime politique. Le compromis social et politique est donc, en ce sens, à double épaisseur30.

• 32 C. Colliot-Thélène et F. Guénard éd., Peuples et populisme, Paris, PUF, 2014 ; J. Rancière, La hai (...)

35De la seconde, retenons une critique souvent acerbe du mépris des classes populaires, qui se joint, pour les détracteurs de cette école, à une forme de défense du populisme en lui-même : c’est le trait que C. Colliot-Thélène, sans le critiquer frontalement, prête à Jacques Rancière et son ouvrage, La haine de la démocratie32.

• 33 P. Lehingue, « Les classes populaires et la démocratie en France : exit, voice ou loyalty ? », Sav (...)

36Ces oppositions académiques nous disent la permanence d’une tension entre représentation moderne et démocratie, et sont l’aveu d’une conflictualité résolue de façon précaire dans le cours de l’histoire politique contemporaine. Mais il suffit de prêter attention aux dynamiques politiques effectives de ces dernières décennies dans les démocraties représentatives pour constater qu’au-delà des querelles académiques, un phénomène structurel se déploie, celui de la constante montée de l’abstention. Cette abstention est différentiellement plus forte au sein des classes populaires ; les électeurs des classes populaires se désintéressant des élections, les représentants en sont de moins en moins issus, ce qui en retour est de nature à accroître le phénomène33.

• 34 D. Gaxie, Le cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.

37Nous rappelons à ce stade le phénomène massif d’augmentation de l’abstention dans les démocraties représentatives afin que le caractère pratique de l’opposition entre principe démocratique et principe représentatif apparaisse en toute netteté, par l’une de ses manifestations concrètes. Que l’abstention soit souhaitée ou que la participation populaire soit louée, l’abstention des classes populaires est bel et bien là. De fait, il est alors possible de considérer que le compromis politique issu de l’intégration du peuple plébéien dysfonctionne : il n’est plus opérationnel, et la démocratie représentative tend dès lors à redevenir un régime censitaire34.

• 35 T. Piketty, Le capital au XXI^e siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 37.

40De ce point de vue, la situation contemporaine montre un accroissement des inégalités dans les zones d’installation et de développement originel de la démocratie représentative, c’est-à-dire en Amérique et en Europe. Thomas Piketty en a fait le constat dans son ouvrage Le capital au XXI^e siècle : « Depuis les années 1970, les inégalités sont fortement reparties à la hausse dans les pays riches, notamment aux États-Unis, où la concentration des revenus a retrouvé dans les années 2000-2010 – voire légèrement dépassé – le niveau record des années 1910-1920 »35. Que ce niveau d’inégalités soit en l’espèce comparable au niveau des années 1910-1920 fait directement écho aux thèses de Polanyi, et tend à renforcer l’idée d’un lien étroit entre stabilité des démocraties représentatives et compromis social.

• 36 J. Rancière, La haine de la démocratie, op. cit.

41La croissance des inégalités dans la plupart des pays régis par une démocratie représentative affaiblit le consensus autour du régime politique. Le principe démocratique suppose en effet l’égalité comme principe dans la cité36. Si l’égalité est trop évidemment contredite par la réalité économique, le principe démocratique se retourne contre le système représentatif. Les inégalités font vaciller les démocraties représentatives.

• 37 P.-H. Castel, Le mal qui vient : essai hâtif sur la fin des temps, Paris, Éditions du Cerf, 2018.

42Mais elles ne sont pas seules. La démocratie représentative est un système politique né des révolutions du XVIII^e siècle et articulé à l’idée générale de progrès, caractéristique majeure des deux siècles précédents. La condition minimale de la crédibilité d’une telle idée est la suivante : demain doit pouvoir être imaginé meilleur qu’aujourd’hui, meilleur qu’hier. La crise écologique majeure remet toutefois sérieusement en cause l’idée de la nécessité du progrès. S’il reste possible d’améliorer la situation – nul ne saurait l’exclure logiquement –, l’inéluctabilité du progrès est remise en cause par les dynamiques historiques contemporaines. Nous sommes entrés dans « le temps de la fin », selon l’expression du philosophe Pierre-Henri Castel, et ce temps implique un avenir incertain37. La montée des inégalités, conjuguée à l’incertitude écologique qui pèse sur le futur, déstabilise fortement le compromis social sur lequel reposait la stabilité des démocraties représentatives.

• 38 G. Hermet, L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Paris, Armand Colin, 2007.

45D’abord, il semble que le compromis nécessaire à la stabilité des démocraties représentatives soit brisé, ce qui éclaire la montée des populismes dont nous voulons rendre compte ici. En effet, la rupture du compromis social et politique qui assurait la stabilité des démocraties représentatives présente une situation nouvelle : le principe démocratique et le principe représentatif sont partiellement désarticulés. S’ils sont désarticulés, il ne s’agit donc plus de se demander quelle est la crise rencontrée par la démocratie représentative, mais plutôt comment conceptualiser la nouvelle situation politique. En d’autres termes, la démocratie représentative existe-t-elle encore, puisqu’elle repose sur une articulation principielle en voie de disparition ? La question redouble d’intensité en ce qu’elle ne se joue pas uniquement sur le plan des principes. Le principe démocratique en régime représentatif est constitué par l’intégration des masses dans le jeu électoral : si celles-ci ne souhaitent plus y participer, le principe démocratique peut soit disparaître, soit être mis en jeu d’une autre façon. C’est à partir de là qu’il nous faut essayer de caractériser le « nouveau régime » possible, pour reprendre la thèse de G. Hermet, selon laquelle la démocratie représentative touche effectivement à sa fin38.

• 39 P. Manent, « Démagogie populiste et fanatisme du centre », art. cité.
• 40 Y. Algan, E. Beasley, D. Cohen et al., Les origines du populisme : enquête sur un schisme politiqu (...)

48Une démocratie représentative stable repose sur un consensus social et politique large : c’est l’articulation que symbolisent la démocratie représentative et son sujet, le peuple citoyen ou la nation39. S’il y a désarticulation du principe démocratique et du principe représentatif, du peuple plébéien et du peuple libéral, la démocratie représentative perd ses bases théoriques et sociales. Surtout, elle perd le peuple qui constituait son assise légitime, celui qui associait les classes populaires aux classes dites moyennes. Ce nouvel état de fait se traduit par un désaveu de plus en plus important vis-à-vis des institutions de la démocratie représentative. Les parlements comme les partis sont frappés, et ce dans toute l’Europe40.

• 42 E. Laclau, La raison populiste, op. cit.

51En ce sens, il est possible de considérer que le moment politique actuel rejoint l’analyse d’E. Laclau et de l’école d’Essex, selon lesquels le peuple est une construction politique : il faut le constituer comme sujet historique et politique, et non le tenir pour préexistant, établi définitivement et selon des critères strictement juridiques42.

• 43 Y. Algan, E. Beasley, D. Cohen et al., Les origines du populisme, op. cit.

52Les possibilités de nouvelles configurations politiques sont également liées à la dissociation partielle des principes démocratique et représentatif. Il est commun, dans la littérature sur le populisme, de distinguer la « gauche radicale » de « l’extrême droite », tout en considérant qu’ils participent de la même dynamique populiste43. L’effet pervers d’une telle théorisation est de laisser dans l’ombre portée du populisme le reste du champ politique, et de présenter le populisme comme un phénomène purement exogène aux démocraties représentatives – ce qui est hautement problématique. En d’autres termes, seules certaines forces politiques seraient préservées du phénomène populiste. Celui-ci est paradoxalement identifié comme un phénomène marginal – les « extrêmes » – qui pourrait subvertir l’ensemble du système représentatif. C’est que le phénomène est sans doute mal compris, plus profond et critique pour les démocraties représentatives.

• 44 Il s’agit respectivement du slogan mis en avant par Donald Trump lors de la campagne présidentiell (...)
• 45 E.-J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1789, chap. III : « Or, la comparaison est toute en s (...)

54D’abord, il y a une position qui consiste à réarticuler principe démocratique et principe représentatif à partir de l’identité stricte entre démocratie et nation. « America Great Again », « On est chez nous ! », « La Hongrie d’abord »44 : ces exemples renvoient nettement à l’idée de constituer une identité populaire forte autour de l’idée nationaliste du peuple. Il s’agit, pour cette position qui émane de l’extrême droite politique, de produire une équivalence entre démocratie et nation entendue en un sens ethniciste : cette perspective implique que la centralité de la nation définie sur des bases ethniques exclusives suffit à revitaliser les institutions politiques, à les démocratiser, au sens où la nation – le peuple – y est de nouveau centrale. La méthode au service de cette conception fonctionne à partir d’une glorification du destin national et du rejet de l’étranger. La démocratie représentative doit alors être revitalisée par le resserrement de la nation sur une ethnie fermée. Dans le cas de la France, il est intéressant de constater que cette définition de la nation est aux antipodes de la conception de la nation posée par la Révolution française, conception foncièrement politique et non ethniciste45.

• 46 Le mouvement initié par Bernie Sanders peut par exemple correspondre à cette catégorie, sans qu’il (...)
• 47 O. Dabène éd., La gauche en Amérique latine, 1998-2012, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

55Ensuite viennent les forces qui entendent réarticuler les principes de la Révolution française à partir d’une revalorisation de la participation directe des citoyens, en insistant sur l’importance cruciale du principe démocratique. Elles sont issues de la gauche radicale. L’élément marquant de cette position est, en général, la convocation d’un processus constituant, retour à la conception républicaine et politique de la nation46. Podemos en Espagne, La France insoumise en France, Frente Amplio au Chili : à la dissociation des principes représentatif et démocratique, ces forces tentent de répondre par une refondation des institutions, qui serait à la fois issue des mouvements sociaux et de l’élection d’une assemblée constituante. Cette position entend réintégrer le peuple plébéien dans le jeu de la démocratie représentative afin de la refonder. Postulant la domination des institutions par une oligarchie économique, ses tenants soutiennent que le processus constituant pourra affaiblir cette dernière et égaliser la société politique, s’inspirant en cela d’exemples sud-américains : l’Équateur, le Venezuela ou encore la Bolivie47.

• 48 D. R. K. Adler, « The centrist paradox: political correlates of the democratic disconnect », dispo (...)

57En effet, d’autres forces entendent approfondir la dissociation entre principe représentatif et principe démocratique en affirmant la primauté du premier sur le second : la démocratie représentative est dans cette conception identifiée strictement au système représentatif. Dès lors, l’idée défendue par ces forces est de renforcer la base de soutien des institutions représentatives à partir de ce que nous avons appelé ici le peuple libéral. Le principe de division ici n’est pas entre la nation et l’étranger, pas plus qu’entre le peuple et l’oligarchie économique, mais bien plutôt entre le peuple libéral et éclairé et le peuple plébéien. Les « marcheurs » ou encore les « ciudadanos » (citoyens), pour reprendre le nom de mouvements français ou espagnol, s’inscrivent dans cette démarche, qui sanctionne l’évolution des démocraties représentatives et la fin du compromis sociopolitique antérieur comme une nécessité. Dans cette perspective, la démocratie représentative, appuyée sur une partie de la société, serait-elle minoritaire, peut persister : elle revient alors aux origines du régime représentatif et perd sa composante démocratique. La perspective suggérée par Machiavel peut dès lors s’accomplir : de graves troubles peuvent être causés par les possédants ou leurs soutiens. David Adler évoque à ce propos la notion de « paradoxe centriste », à partir de données montrant que l’électorat centriste est le plus sceptique vis-à-vis de la démocratie48.

• 49 R. Michels, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, S. Jank (...)

58À partir de ce panorama de trois rapports différenciés à la dissociation des principes représentatif et démocratique, notre thèse se reformule donc en ces termes : le déclin de la démocratie représentative pousse l’ensemble des forces politiques à tenter de la revitaliser – le principe de représentation étant la condition même des partis, entendus comme structures de pouvoir et de conquête du pouvoir d’État49. La première position souhaite la revitaliser à partir de la nation conçue exclusivement, la seconde à partir du peuple plébéien, la troisième, enfin, à partir du peuple libéral.

• 50 G. Hermet, L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, op. cit.

59Si la démocratie représentative est en train de s’effacer, s’agit-il pour autant d’un hiver démocratique, comme l’entendait G. Hermet dans L’hiver de la démocratie50 ? Sans s’aventurer trop avant dans la prospective politique, il est certain que des régimes différents peuvent émerger selon la tendance politique qui parviendrait à orienter le « nouveau régime ».

• 51 C. Larrère et R. Larrère, « Les collapsologues sont dans un rapport de convergence avec le pouvoir (...)

63Une fois posées ces trois options possibles, il est nécessaire, avant de conclure, de s’interroger sur un principe essentiel : pourquoi ce nouveau régime reposerait-il nécessairement sur la représentation ? Il est en effet possible de penser une autre option, qui supposerait l’autonomisation du principe démocratique, l’organisation de la société à partir de mécanismes de démocratie directe. Nous pensons cependant que l’État, comme structure d’organisation de la société, n’a pas dit son dernier mot. Catherine et Raphaël Larrère partagent ce constat selon lequel les structures étatiques résistent, et peuvent résister à l’avenir aux chocs que constituent les épidémies ou le changement climatique51. À l’État comme structure politique d’organisation de la société correspond le principe de représentation – monarchique dans ses formes prérévolutionnaires, électif par la suite.

• 52 De ce point de vue, un processus de démocratisation poussée de l’État pourrait tout à fait en chan (...)

64La question politique centrale, à ce moment, ne tient pas pour nous dans la disparition ou non de l’État, dans la possibilité d’une démocratie directe totale – dont les conditions de possibilités et d’accomplissement sont difficilement concevables, même si des mécanismes de démocratie directe peuvent intervenir davantage dans l’organisation des institutions. Il s’agit plutôt de penser la relation entre l’État, le principe démocratique et les chocs majeurs qui sont encore à venir52. S’il y a une certaine résistance et une matérialité de l’organisation étatique, la question se pose de sa compatibilité avec le principe démocratique. Le principe représentatif résiste par l’État, et sans doute le principe démocratique peut-il résister par le peuple.

• 53 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit.

65C’est en ce point précis que se trouvent les contradictions entre – simultanément – les différentes conceptions du peuple et les différents peuples, soit les différents peuples pour soi, les groupes qui s’identifient à telle ou telle conception du peuple. La solution de ces contradictions dépendra d’un nouveau compromis structurant pour l’État : en crise, celui-ci n’est pas capable d’assurer un compromis satisfaisant entre les différentes composantes de la classe dominante53. La nature du régime à venir sera déterminée par le peuple qui l’emportera dans la dispute politique et les rapports sociaux, par le nouveau bloc social et politique hégémonique. État autoritaire, démocratie libérale à faible participation, démocratie sociale et refondation politique : les sociétés hésitent.

• 54 J. Frank, « Populism isn’t the problem », art. cité.

67Jason Frank faisait il y a deux ans le constat d’une insuffisance du traitement de la dimension structurelle des problèmes rencontrés par la démocratie représentative54. Nous proposons un nouveau schéma explicatif du moment critique, qui est toujours un moment de liberté en puissance, dans lequel se trouvent les démocraties représentatives.