• 1 Parmi les références, puisées dans la seule tradition française, faisant état d’une telle mise en (...)
• 2 Pour deux récents rappels à l’ordre scientiste en sociologie, non exempts de contradictions quant (...)

1Ce qu’il est parfois d’usage d’appeler la crise de la critique1 en sciences sociales, particulièrement en sociologie, possède aujourd’hui de multiples facettes. D’abord, une partie des chercheurs actuels, en particulier hors de France, récusent toute ambition de critique sociale à des savoirs censés s’en tenir à l’enregistrement et à l’explication de l’existant. Pour eux, les théoriciens et savants critiques sombrent dans l’idéologie et font courir un danger à la raison. Cette manière d’envisager le métier de sociologue ou de chercheur en sciences sociales peut ensuite s’amplifier en une croisade scientiste qui a pris, ces dernières années, un tour plus agressif, singulièrement en France2. La sociologie critique de Pierre Bourdieu a été particulièrement visée par ces attaques tout comme les courants contemporains des sciences sociales appelant à étudier les faits sociaux de domination dans leurs multiples dimensions et paramètres comme la classe, le genre et la race. Ce type de querelle entre ces conceptions des tâches et des attendus des sciences de l’homme et de la société n’a, bien entendu, rien de totalement nouveau. À leur époque, les ambitions réformatrices et socialistes de l’école française de sociologie ont, elles aussi, fait par exemple l’objet de nombreux rappels à l’ordre et à la bienséance universitaires. À l’échelle internationale et dans toutes les disciplines des sciences sociales, les courants critiques de la société ont probablement toujours été minoritaires dans l’espace académique bien que leur visibilité publique et leur légitimité dans le champ scientifique soient, par moments, plus importantes, comme ce fut le cas durant ce que les historiens appellent les années 68.

• 3 Ces orientations forment la grammaire de la critique sociale en sciences sociales, telle que Luc B (...)

4Le projet de (re)fonder et d’expérimenter ce que nous appelons ici l’enquête sur les possibles en vue de relancer la critique sociale, en particulier en sociologie, intervient dans ce contexte général, et dans le but de la réarmer face à cette conjoncture de critique de la critique et des sciences. Sans chercher à se substituer à d’autres manières de connaître, voire de dénoncer, le présent, le type d’investigations que nous proposons pourrait constituer une tactique plus pertinente que ne le sont les autres orientations de mise en question de l’existant, comme la dénonciation des relations de pouvoir ou de domination imposées et injustifiées, l’opposition de l’officiel et de l’officieux, la mise en relation d’une idée de l’humanité et de sa réalité, ou encore la mise au jour des contradictions immanentes de l’ordre social3.

• 4 Ibid., p. 25 (nous soulignons).

5Il existe en effet de multiples façons d’entendre le terme de « critique ». Pour Luc Boltanski, la critique sociologique, dans ses différentes versions historiques, a généralement cherché à modifier le rapport à la réalité et, à partir de là, la réalité sociale elle-même, en vue de favoriser l’émancipation. Mais pour devenir critiques, indiquait ensuite Boltanski, les sciences sociales doivent faire comme si les formes de domination dans la société étaient arbitraires, contingentes, comme si la réalité sociale « pouvait être autre chose qu’elle-même ou même ne pas être » en la rapportant à un « univers de possibles »4. Pas de critique sociale issue des sciences sociales, par conséquent, sans une distanciation préalable avec le réel et une prise en compte de réalités possibles et alternatives dont la réalité observée n’est qu’une version, qui n’est que la plus robuste en quelque sorte.

• 5 R. Jaeggi et T. Wesche éd., Was ist Kritik?, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2009, p. 7.

6En introduction à l’ouvrage collectif Was ist Kritik?, les philosophes Rahel Jaeggi et Tilo Wesche remarquent eux aussi que la pratique même de la critique contient, parmi ses propres conditions, le fait que les choses puissent être autrement et qu’il y ait donc des « marges » ainsi que « des possibilités d’interprétation et de décision »5 permettant d’envisager une transformation de la réalité sociale. Envisagée à l’aune de cette présupposition fondamentale, une enquête théorique ou empirique de sciences sociales ne peut se réduire au seul compte rendu de ce qui est : elle engage aussi, consciemment ou non, un certain type de rapport au « possible » entendu comme condition même de toute critique du réel. Ce qui n’implique pas tant l’affirmation d’une contingence généralisée que celle d’une transformabilité de la réalité sociale, affirmation qui n’est pas, en elle-même – c’est aussi à mentionner au passage –, incompatible avec l’hypothèse épistémologique du déterminisme.

• 6 Une formulation devenue canonique de cette thèse, à l’encontre du marxisme comme de la sociologie (...)

8L’enquête sur les possibles qu’il s’agit dès lors d’imaginer vise aussi à mieux ajuster l’énonciation critique et le contenu de ses énoncés et, de cette manière, à maximiser leurs chances de réceptivité de la part des premiers concernés et de ses autres destinataires. En effet, parce qu’elle contraint la critique savante ou autorisée à expliciter et à mettre en partage ses horizons normatifs, la quête du possible peut rapprocher l’émetteur et le récepteur de la critique plus que ne le fait le discours savant lorsque celui-ci met seulement en avant la figure de la nécessité, qui heurte le sens commun. En outre, en partant du problème des possibilités plutôt que de celui des régularités, comme c’est le cas dans la tradition sociologique dominante, d’autres limites rhétoriques de la critique sociale issue des sciences sociales pourraient être estompées, en particulier celle qui est issue de la rupture épistémologique entre le théoricien et son lecteur et dont plusieurs critiques affirment qu’elle institue une scène de domination qui contredirait par sa forme même les aspirations, notamment égalitaires, que la critique sociologique peut par ailleurs véhiculer6. Dans l’enquête sur les possibles, le pouvoir symbolique du théoricien ou du sociologue n’est cependant pas nié ni dénié. Mais un autre usage en est proposé qui entend faire du chercheur un cartographe plus qu’un porte-voix.

• 7 Sur cette idée de « tradition latente » dans l’histoire des sciences sociales, voir J.-L. Fabiani, (...)
• 8 Sur ce point, voir H. Guéguen et L. Jeanpierre, La perspective du possible. Comment penser ce qui (...)

11La proposition de faire du possible un fondement en même temps qu’un objet à part entière des sciences sociales et en particulier des sociologies critiques ne constitue pas quelque chose d’absolument nouveau dès lors qu’on la replace dans l’histoire plus générale de ces disciplines. De Max Weber et Gabriel Tarde jusque chez Luc Boltanski ou des auteurs comme Albert Hirschman, Charles Tilly ou Immanuel Wallerstein, et de nombreux autres, c’est toute une « tradition latente » de la pensée et de l’enquête sociologique qui se révèle animée par cette préoccupation pour les possibles7. Certes, toutes ces sociologies ne sont pas critiques de la même manière ni dans le même sens, même si la plupart d’entre elles ont objectivé des phénomènes de domination non justifiée. On ne saurait, en outre, dans le cadre limité de cet article, retracer dans son ensemble l’histoire ayant conduit à faire de la catégorie de « possible » une préoccupation centrale de la sociologie8. Nous nous contenterons ici de nous attacher à deux courants particulièrement significatifs, selon nous, au sein de l’histoire des sciences sociales à vocation explicitement critiques du siècle dernier, et qui ont tous deux thématisé la critique d’une part et le possible d’autre part : la première génération de l’École de Francfort et la sociologie critique de Pierre Bourdieu.

• 9 Voir notamment J. Alway, Critical Theory and Political Possibilities. Conceptions of Emancipatory (...)
• 10 G. Gantner, Möglichkeit. Über einen Grundbegriff der praktischen Philosophie und kritischen Gesell (...)
• 11 Sur ce point, voir E. Renault, « Théorie critique et critique immanente », dans Théorie critique d (...)
• 12 Sur la théorie wébérienne de la possibilité objective, voir M. Weber, « Possibilité objective et c (...)
• 13 P. Ricoeur, Temps et récit, t. I, Paris, Le Seuil, 1983, p. 324.
• 14 Concernant cette lecture de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, voir en particulier (...)
• 15 Voir notamment T. Adorno, Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit (1964/65), Francfort-s (...)

12De nombreux commentateurs ont pointé l’importance décisive du concept ou du problème du possible dans l’École de Francfort ou chez tel ou tel de ses représentants9. Le récent ouvrage de Gösta Gantner est néanmoins le premier à l’avoir fait de manière systématique en vue d’en mettre au jour le caractère fondateur pour la démarche de « matérialisme interdisciplinaire » qui, dès les années 1930, fut la marque des travaux impulsés par Max Horkheimer10. L’ouvrage souligne la fonction critique et émancipatoire de l’interrogation sur le possible qu’il est permis de dégager des travaux élaborés par les théoriciens critiques (sans par ailleurs qu’on ne puisse identifier, dans cet ensemble protéiforme, une conception unifiée et homogène du possible). Et il indique aussi la filiation hégélienne de la conception du possible à l’œuvre dans ce courant de pensée, en tant qu’elle consiste à l’envisager comme une dimension de l’effectivité appréhendable à partir de sa propre immanence au social, et donc comme une « possibilité réelle ». Pointer cette matrice hégélienne au sein de la conception francfortoise du possible n’est pas seulement fournir un éclairage important sur le plan de l’histoire conceptuelle. C’est, au plan épistémologique, clarifier cette présupposition fondamentale de la théorie sociale propre à la théorie critique, à savoir que la critique de la société ne saurait être pertinente qu’à la condition d’adopter le modèle de la « critique immanente » tel qu’il fut élaboré par Hegel et repris par Marx11. Cela implique de récuser toute démarche surplombante consistant à opposer à ce qui est un idéal abstrait ou une « utopie », tout comme la démarche consistant, comme c’est le cas chez Weber, à articuler le possible à un idéal type à fonction purement heuristique permettant de mesurer de façon graduée l’importance causale des événements, mais étant en lui-même dépourvu de toute « réalité »12. Telle qu’elle se trouve élaborée et mobilisée par Weber, la théorie de la « possibilité objective » s’inscrit en effet dans le cadre de ses recherches sur les conditions et méthodes de la connaissance en sciences sociales. Comme la catégorie d’idéal type dont elle se révèle solidaire, elle est donc une construction (ou, pour le dire avec Ricœur, une « construction imaginaire probabiliste »13) qui, à la différence du modèle hégélo-marxien de la possibilité réelle, ne prétend pas mettre au jour une possibilité immanente au devenir social et historique. Elle vise simplement à penser les conditions épistémologiques de l’imputation causale pour, par exemple, émettre l’hypothèse d’une « affinité élective » entre l’éthique protestante et l’émergence du capitalisme14. Dans certains de leurs textes, Adorno et Marcuse ne s’interdisent pas de recourir, au moins tacitement, à cette théorie wébérienne de la possibilité objective en vue d’infléchir, voire, pour Adorno, de critiquer un certain nombre de présuppositions inhérentes au modèle hégélien de la possibilité réelle et, en particulier, l’actualisme et le nécessitarisme qu’il semble impliquer15. Mais le privilège accordé au modèle hégélien de la possibilité réelle implique néanmoins, sur le plan de la méthode, que la seule façon de mettre en œuvre une théorie critique qui soit à même de s’articuler aux dynamiques sociales consiste à opposer à l’ordre social établi cette dimension des possibilités réelles contredisant l’existant et se révélant par-là dotées d’une puissance immanente de transformation.

• 16 M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », dans id., Théorie traditionnelle et (...)
• 17 Ibid., p. 53.
• 18 Pour cette critique de la théorie wébérienne de la possibilité objective tenue pour paradigmatique (...)
• 19 Ibid., p. 53. Conformément à la position de Marx et Engels telle qu’elle se trouve développée en p (...)
• 20 Ibid., p. 84, 87, 91.
• 21 H. Marcuse, « La philosophie et la théorie critique de la société » [1937], dans id., Culture et s (...)

13La place centrale de la catégorie de « possible » comme catégorie critique apparaît prégnante dès le texte-manifeste de Horkheimer « Théorie traditionnelle et théorie critique »16, à travers la double récusation de la démarche utopiste17 comme du modèle wébérien de la possibilité objective18 au profit d’une attention portée aux possibilités réelles d’émancipation envisagées à l’aune d’une « société conforme à la raison »19 et aux « possibilités de l’homme »20. Et elle se retrouve également dans le texte intitulé « La philosophie et la théorie critique de la société » où, dans la continuité de Horkheimer, Marcuse invite lui aussi à faire des « problèmes ayant trait aux possibilités de l’homme et de la raison »21 la pierre angulaire d’une théorie critique de la société. Dans ces deux textes programmatiques de 1937, la catégorie de possible se caractérise par sa fonction émancipatoire opposant à la logique des « faits » la négativité d’une possibilité réelle permettant d’ancrer la critique dans l’immanence du social et d’opérer ce faisant une jonction entre la théorie et la pratique.

• 22 Sur ce point, voir K. Genel, « L’autorité des faits : Horkheimer face à la fermeture des possibles (...)
• 23 E. Fromm, Arbeiter und Angestellte am Vorabend des Dritten Reiches. Eine sozialpsychologische Unte (...)
• 24 M. Horkheimer, E. Fromm et H. Marcuse, Studien über Autorität und Familie. Forschungsberichte aus (...)
• 25 Concernant l’usage à la référence freudienne dans la théorie critique, voir K. Genel, Autorité et (...)
• 26 T. W. Adorno, E. Frenkel-Brunswick, D. Levinson et R. N. Sanford, Étude sur la personnalité autori (...)

14On aurait tort cependant de réduire la catégorie de « possible », telle qu’elle se révèle ainsi au fondement de l’épistémologie de la théorie critique, à cette seule orientation émancipatoire. Dès le début des années 1930 et les enquêtes empiriques mises en œuvre par l’Institut de recherche sociale22, apparaît tout aussi déterminante l’interrogation sur les possibles sociaux pouvant également se présenter sous la forme de potentiels fascistes ou autoritaires. Dans l’enquête sur les ouvriers et les employés (1929-1931)23 puis dans les Études sur l’autorité et la famille (1933-1936)24, cette préoccupation pour le fascisme envisagé moins dans son actualité que dans sa potentialité préside au recours à la métapsychologie freudienne et au concept de « caractère autoritaire »25 dont on sait qu’il représentera, moyennant certaines modifications, le thème central des Studies on Prejudice (1944-1949) au sein desquelles s’inscrit l’étude sur la « personnalité autoritaire »26 dirigée par Adorno. Ne pas réduire le possible à sa teneur révolutionnaire et émancipatoire, ce n’est donc pas seulement faire droit à toute son ambivalence et, par-là, relativiser voire récuser l’idée d’un sens de l’histoire ou d’une « tendance » historique à l’émancipation. C’est, dans le même temps, élargir le cadre économiciste hérité de Marx en vue de parvenir à déchiffrer dans toute sa complexité la dialectique immanente aux processus sociaux par une intégration des dimensions de la culture et de la psychologie. Et cela, donc, au moyen d’enquêtes empiriques visant d’une certaine manière à objectiver les possibilités réelles, qu’elles soient de nature émancipatoire ou autoritaire.

• 27 Concernant la question du possible chez Pierre Bourdieu, se reporter notamment à C. Tarantino, « L (...)

15La sociologie critique de Pierre Bourdieu s’élabore sur de toutes autres bases que celles de l’épistémologie critique de l’École de Francfort. Médiée moins par la référence à Hegel que par celle, cette fois pleinement positive, à la théorie wébérienne de la possibilité objective, elle n’en relève pas moins d’un effort visant là aussi à faire du possible un opérateur critique permettant simultanément de rendre compte des mécanismes de la domination et des ressorts de l’émancipation. Comme chez les théoriciens francfortois, le traitement bourdieusien du problème du possible ne donne pas lieu à une théorisation autonome et unifiée27. Il se présente bien plutôt comme un fil directeur qui parcourt l’ensemble de l’œuvre. De cet usage de la catégorie de possible dans la sociologie critique bourdieusienne, on ne retiendra ici que les deux aspects qui nous paraissent les plus significatifs pour notre propos ; c’est-à-dire dans le cadre d’une réflexion sur la fonction épistémologique et les effets critiques de la catégorie de possible, mais aussi sur l’importance qu’il y a aujourd’hui à se la réapproprier et à la repenser.

• 28 P. Bourdieu, Algérie 60, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 13.
• 29 Ibid., p. 67.
• 30 Ibid., p. 69.

16L’approche bourdieusienne du problème du possible s’articule d’abord au problème de la capacité que peuvent ou non avoir les individus à se rapporter à l’avenir en vue d’élaborer des projets. Dès la première enquête de Bourdieu, à la fin des années 1950, sur l’Algérie coloniale, le recours à la catégorie de possible vise en effet à dénaturaliser le schème temporel capitaliste d’une calculabilité de l’avenir pour prendre le contre-pied du discours colonial du « développement » comme des théories économiques dominantes de l’action rationnelle. Elle vise, ce faisant, à rendre compte de la difficulté des paysans et sous-prolétaires algériens à élaborer un rapport de calcul et d’anticipation à l’avenir et à adopter l’ethos capitaliste que la situation coloniale tend à leur imposer28. Mais elle vise aussi à montrer comment, en même temps que la situation de dominés les conduit à accepter comme un « destin » la rareté des possibles qui s’offrent à eux, cette situation peut aussi conduire à un « désajustement » des « attentes subjectives » aux « chances objectives » que les individus ont de les voir se réaliser (Bourdieu reprenant ici un vocabulaire qui, chez Weber, apparaît indissociable de la théorie de la possibilité objective). La thèse centrale, et à valeur générale, étant à cet égard que c’est la capacité même à ajuster les attentes aux chances qui dépend en réalité de la position qu’un individu occupe dans la structure sociale. Plus un individu dispose d’une position socialement élevée, plus le champ des possibles s’élargit et plus il lui est loisible de s’ajuster adéquatement aux possibles qui lui sont ouverts. Et, inversement, plus un individu y occupe une place subalterne, plus il sera conduit à s’ajuster de lui-même aux rares possibles qui s’offrent à lui ou, inversement, à se projeter dans des « futurs sans amarres »29 en se réfugiant dans des rêves aussi abstraits qu’impossibles à réaliser, soit dans ce que Bourdieu décrit alors comme un « possible impossible »30. Dès ces premiers travaux, et suivant une ligne appelée à se poursuivre dans l’ensemble de l’œuvre, le problème du possible apparaît donc pris dans un effort pour rendre compte des ressorts de la domination et des inégalités en tant qu’ils engagent une analyse empirique rigoureuse du rapport que les individus sont à même d’entretenir à l’avenir et du caractère inégalement distribué de l’accès au « champ des possibles » à l’intérieur de l’espace social.

• 31 G. Lukács, Histoire et conscience de classe [1923], K. Axelos et J. Bois trad., Paris, Éditions de (...)
• 32 P. Bourdieu, « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorpo (...)
• 33 Id., « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, 15/1, 1974, p.  (...)
• 34 Ibid., p. 14.

17Bien que moins souvent thématisé par Bourdieu, son traitement du problème du possible se caractérise néanmoins également – comme dans l’École de Francfort, mais aussi comme chez Lukács dans Histoire et conscience de classe31 – par un certain effort pour ne pas le réduire à un analyseur critique, mais à y voir l’une des catégories privilégiées à partir desquelles envisager la perspective de l’émancipation ou, mieux, d’une « liberté possible »32. Développée dans un certain nombre de textes méthodologiques, la portée émancipatoire de la catégorie de possible se trouve alors principalement envisagée suivant le schème spinoziste de la connaissance ou de ce qu’on pourrait appeler la conscientisation : seul le dévoilement des causes qui déterminent les agents sociaux permet de déjouer la « causalité du probable » conduisant les individus à s’ajuster en règle générale aux possibles sociaux qui leur sont ouverts et de lui opposer cette autre logique, qu’est celle du « possible » ou des « possibles latéraux », les autorisant à échapper à leur « destin » social et intensifier leur puissance d’agir33. Objectiver et dévoiler les structures subjectives et sociales qui conditionnent le « champ des possibles » de tout individu et groupe social, ce n’est donc en rien accepter l’ordre social et son classement différencié des êtres et des « chances ». C’est, tout au contraire, s’attacher à « détruire tout ce qu’il y a de nécessité dans les choses sociales » au motif que « la liberté ne consiste pas à nier magiquement cette nécessité, mais à la connaître, ce qui n’oblige et n’autorise en rien à la reconnaître »34.

• 35 Cette critique réaliste de l’utopie est au cœur d’une bonne partie du marxisme, plus que de l’œuvr (...)

19Sur ce dernier plan, l’enquête sur les possibles ne confond pas le projet émancipatoire avec une affirmation abstraite de la liberté. Vis-à-vis de l’imagination, des utopies littéraires ou philosophiques classiques, comme celle de More, des fictions anticipatrices ou spéculatives, elle entretient un rapport paradoxal. Certes, ces pensées offrent une matière première pour qui souhaite étudier les aspirations d’une époque, leurs effets tangibles. Elles ont une fonction de mise en question de la réalité et d’ouverture des esprits. Mais elles risquent aussi, comme les rêves et les fantasmes, dont elles sont parentes, de rester vaines ou désajustées, de ne servir que d’exutoires35. À côté de cette éventuelle aliénation des possibles, l’enquête sur les possibles propose une élaboration secondaire à travers une mise à plat et en cohérence des imaginaires utopiques et de leurs limites pratiques. Nous parcourrons ici quelques-uns de ses terrains, avant de défendre l’hypothèse que l’enquête sur les possibles constitue aujourd’hui l’une des manières les plus pertinentes de redéfinir les sciences sociales dans leur dimension et leur effectivité critiques. Ce qui implique par-là d’en assumer pleinement le caractère engagé et le point de vue situé à l’intérieur des luttes contemporaines pour la définition de l’avenir et des possibles souhaitables.

• 36 W. B. Gallie, « Essentially contested concepts », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. LV (...)
• 37 W. I. Thomas, The Unadjusted Girl [1923], Montclair (NJ), Patterson Smith, 1969, p. 41 ; voir auss (...)
• 38 L’enquête sur le gouvernement du possible est une enquête sur ses instruments, du même type que ce (...)
• 39 M. Foucault, « La gouvernementalité » [1979], dans id., Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, 2 (...)

20L’objet premier de l’enquête sur les possibles ainsi envisagée, c’est l’étude de ce que nous appelons le « front du possible », autrement dit le différend inéluctable autour de la détermination même des possibilités, l’analyse des modes de construction et de rencontre entre projections divergentes. L’inflation des appels au possible, et les rappels à l’ordre qu’elle provoque en faveur de tout ce qui lui résiste – le réel, l’inévitable, le nécessaire –, rendent manifeste la nature « contestée » du concept, autrement dit les divergences voire les luttes constantes de définition du possible et de l’impossible qui traversent le monde social36. La sociologie a depuis longtemps insisté sur le fait qu’aucune « définition de la situation » ne saurait être neutre, que l’objet propre de la discipline était d’ailleurs d’en étudier non seulement la variété, mais aussi les principes de différence, de rencontre, de conflit37. Or, par ce terme de « situation », nous proposons qu’il faille aussi entendre partage du possible : détermination établie de ce qui se doit d’être, mais aussi de ce qui peut changer. Sur ce terrain d’observation, deux niveaux gagnent à être distingués. Au plan idéologique, des discours et des images du possible coexistent et s’affrontent, il est loisible d’en décrire les contenus et les interactions. Mais ce que nous appelons le front du possible n’est pas simplement la scène d’un conflit de représentations qui circulent dans toute société. Comme le rappelle le moment bismarckien de la Realpolitik conçue comme « art du possible » – moment inaugural de ce que gouverner veut dire à l’âge contemporain –, séparer l’idéalisme du réalisme, le possible de l’impossible, c’est aussi une affaire de politique. Voilà pourquoi le possible se présente, et peut-être avant tout, comme un instrument de gouvernement38 ou, mieux, de « gouvernementalité » au sens désormais bien connu, développé par Michel Foucault, où l’art de gouverner est une question de pouvoir, certes, mais surtout un problème de « conduite des conduites » qui traverse aussi bien le privé que le public, l’entreprise et l’État, le soi et les autres, la subjectivité et les populations39.

• 40 Dans une bibliographie désormais pléthorique, impossible de ne pas faire une place au travail pion (...)
• 41 G. Gigerenzer éd., Empire of Chance: How Probability Changed Science and Everyday Life, Cambridge, (...)

21Gouvernement du possible : objet premier d’une enquête sur les possibles, puisque, au moment même où il est exprimé ou délimité, le possible a toujours déjà été prédéfini et capturé ; parce que ce type particulier de légitimation du politique et de régulation du social ordonne les conditions (de possibilité) de l’énonciation du possible. Si la délimitation individuelle et collective du possible fait l’objet d’une bataille constante, ses règles de confrontation de même que ses armes ont évolué et évoluent encore. Depuis un siècle, les sciences humaines et sociales – la démographie, la sociologie, la science politique, l’économie, la psychologie – et surtout le nombre, la quantification qui les accompagne, occupent une fonction déterminante dans la politique du possible40. Selon des usages et des formats de plus en plus variés et sophistiqués, la probabilité s’est imposée pendant longtemps comme l’image de la possibilité réelle assujettie41. Face à cette préemption, les sciences sociales critiques ont un rôle à jouer en s’écartant des savoirs instrumentaux issus des mêmes disciplines et situés au cœur de la fabrique des possibles autorisés. Pour restaurer la pluralité des mondes possibles derrière la domestication qui domine dans l’imagination même du possible, elles pourraient dresser des cartes reliant des figures de la possibilité aux forces sociales qui les portent, et faire apparaître des possibilités enfouies au milieu de celles qui, au contraire, sont surexposées.

• 42 E. O. Wright, Utopies réelles, V. Farnea et J. A. Peschanski trad., Paris, La Découverte, 2017.
• 43 Mentionnons, en France, les œuvres d’Henri Desroche ou de Michel Lallement, parmi d’autres.
• 44 R. K. Merton, « The unanticipated consequences of purposive social action », American Sociological (...)

23Appelons ensuite « utopies réelles » ces pratiques très variées qui incarnent déjà, en un temps et un lieu donné, les alternatives aux organisations sociales dominantes et les expériences collectives préfigurant un monde désirable42. En forgeant cette catégorie, le sociologue étatsunien Erik Olin Wright a relancé une voie de recherche régulièrement empruntée en sociologie43. Pour Wright, les utopies sociales et politiques traditionnelles ignorent trop souvent les obstacles pratiques à leur mise en œuvre et reposent, ce qui est plus grave, sur une méconnaissance des conséquences non intentionnelles de l’action humaine44. La notion d’utopie réelle entend rationaliser notre rapport à l’imagination et lui donner une plus grande consistance empirique. Wright a commencé à mettre en pratique son programme de recherche au sujet des alternatives socialistes au capitalisme. Mais rien n’interdit de poser la question pour d’autres types de contenus utopiques. Cela nourrit un questionnement portant sur les sociétés et les institutions alternatives ou contre-hégémoniques, leur viabilité et leur faisabilité à court, moyen et long terme.

• 45 Voir, entre autres, A. Allouch, « De la notion d’“aspiration” en sociologie », dans Dictionnaire d (...)

24Le possible n’est cependant pas qu’une somme d’expériences concrètes. C’est aussi un ensemble de jugements plus impalpables qui participent de la vie sociale. Les représentations d’événements futurs, dont dépendent les constructions du possible, sont traditionnellement un domaine central d’enquête pour l’économie et la psychologie, en particulier pour la psychologie cognitive. Mais ces disciplines les abordent en général à partir des mécanismes de formation ou d’altération des anticipations et en postulant une compétence, notamment calculatoire ou projective, considérée comme universelle. L’un des problèmes récurrents de la modélisation issue de ces savoirs tient alors à l’hétérogénéité des anticipations, aux manières d’en tenir compte et de les expliquer. II n’y a pas, dans la société, d’uniformité dans les manières de se rapporter à l’avenir et de délimiter le possible, le nécessaire et l’impossible. Cette absence d’universalité des modes de projection de soi et du monde constitue l’un des problèmes de départ de l’œuvre sociologique de Pierre Bourdieu. D’où un troisième objet envisageable pour l’enquête sur les possibles, façonné dans l’esprit de la sociologie bourdieusienne, et qui porte sur les conditions et mécanismes des aspirations subjectives où se pose la question radicale de la capacité à espérer et de l’accès au possible. En sociologie, les aspirations scolaires, le rapport des classes populaires à l’avenir, les anticipations économiques des plus démunis ou, au contraire, des acteurs centraux de l’économie, ont déjà fourni quelques-uns des terrains à ce type d’investigation45. D’autres questions de recherche peuvent être formulées avec le même esprit.

• 46 P. Bourdieu, « Le mort saisit le vif », art. cité, p. 14. Sur la pluralité et la complexité des fo (...)
• 47 Voir, par exemple, les considérations de méthode développées dans P. Bourdieu, « Comprendre », dan (...)

27Nous avons mentionné que, pour Bourdieu, la tâche cardinale de la science sociale était plutôt de dévoiler, de désenchanter, de désillusionner et, au fond, de détruire la « méconnaissance de la nécessité […] avec l’espoir d’accéder à la liberté par rapport à la liberté négative et démystificatrice que donne la science »46. Le sociologue français considérait en effet que l’unique moyen de parvenir à agir autrement qu’à la façon dont les structures objectives et subjectives nous y déterminent est de prendre conscience des déterminismes sociaux qu’elles impliquent. Sous quelles modalités, sociales, rhétoriques, cette possibilité d’une conscientisation peut-elle se manifester ? S’il a pu varier dans les manières d’enregistrer ou de faire percevoir ces déterminismes47, Bourdieu n’apporte pas vraiment de réponse empirique à la question délicate, et pourtant décisive pour toute politique de la véridiction critique, consistant à savoir si la connaissance des déterminismes sociaux qui nous traversent engage à vouloir s’en libérer.

• 48 Id., Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 277.
• 49 P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, (...)
• 50 Pierre Bourdieu analyse toutefois quelques figures rhétoriques d’imposition symbolique et d’autori (...)

28Dans ses Méditations pascaliennes, il esquisse néanmoins une théorie des conditions sociales de félicité de la réception des discours critiques et du passage à l’action consécutif à une prise de conscience éventuelle48. Il reste que, dans son programme de recherche, une asymétrie existe entre le soin épistémologique apporté à la connaissance des conditions sociales de la connaissance – à travers l’appel à une sociologie de la sociologie et à une auto-analyse du sociologue49 – et le relatif désintérêt dont font l’objet les effets sociaux du savoir et les conditions de ses usages50.

• 51 Sans études de réception, mais au moyen d’une analyse essentiellement internaliste, c’est le proje (...)

29Qu’ils s’adressent aux élites ou au reste de la population, tous les styles de critique sociale et sociologique gagneraient pourtant à être passés au crible d’une enquête portant sur leur réception et leurs effets51. Mais, faute d’une telle connaissance, l’hypothèse d’une prise de conscience émancipatrice par la connaissance critique classique du social ne peut résulter que d’un pari. Ses conditions de réussite sont-elles encore réunies compte tenu des obstacles que rencontre actuellement la critique sociale produite par les chercheurs en sciences sociales et le discours scientifique en général ? Il est permis d’en douter ou bien, à tout le moins, de faire un autre pari, tout aussi légitime : celui de centrer l’enquête critique non pas sur les pouvoirs des dominants, mais sur les possibles des dominés – sans oublier ce qui leur résiste, ce qu’ils ne peuvent pas. De tourner le regard non plus, avant tout, sur les bonnes raisons, pour la réalité, d’être telle qu’elle est, mais sur les manières dont elle change et s’ouvre à des possibilités inattendues.

• 52 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 277-278 (nous soulignons).

30Dans ses Méditations pascaliennes de 1997, Bourdieu montre d’ailleurs en passant quel serait l’intérêt d’une telle réorientation de la visée critique de la sociologie et des sciences sociales. Au sein des « luttes à propos du sens du monde social », écrit-il, celles qui portent sur « son orientation, […] son devenir, […] son avenir » représentent « l’un des enjeux majeurs […] : la croyance que tel ou tel avenir, désiré ou redouté, est possible, probable ou inévitable, peut, dans certaines conjonctures, mobiliser autour d’elle tout un groupe, et contribuer ainsi à favoriser ou à empêcher l’avènement de cet avenir »52. La dimension performative des discours sur le possible pourrait être, autrement dit, plus grande que celle des autres types d’observation critique. L’enquête sur les possibles et leur front se situe explicitement dans le prolongement de cette intuition.

• 53 Ibid.
• 54 Ibid., p. 277 (nous soulignons).

31Une « marge de liberté » nouvelle pourrait bien exister pour les individus, explique aussi le sociologue français, qui n’apparaissait pas lorsqu’il était en Algérie ou lorsqu’il enquêtait sur la France des années 1960-1970. Elle serait le produit d’une part de la « généralisation de l’accès à l’éducation » – qui a aussi, dit-il, généralisé le rapport angoissé à l’avenir et les situations de désajustement entre diplôme et emploi, entre espérances et chances. Et, d’autre part, de la lente conquête historique de « l’autonomie relative de l’ordre symbolique » dont participent les médias, les intellectuels, les savants53. « Le pouvoir symbolique, poursuit en effet Bourdieu, peut introduire un certain jeu dans la correspondance entre les espérances et les chances et ouvrir un espace de liberté par la position, plus ou moins volontariste, des possibles plus ou moins improbables, utopie, projet, programme ou plan, que la logique pure des probabilités conduirait à tenir pour pratiquement exclus »54. Il y a donc, chez le dernier Bourdieu, une place non seulement empirique mais extrascientifique accordée à l’enquête sur les possibles comme vecteur privilégié d’une autre sociologie critique : une place où se dessine une relation pratique et politique entre la connaissance savante et l’action ordinaire, différente de celle, projetée jusqu’alors dans son œuvre – où l’engagement libérateur semblait médié exclusivement et abstraitement par la prise de conscience des déterminations du sujet. C’est dans cet espace que les chercheurs en sciences sociales doivent selon nous intervenir : en établissant avec plus de rigueur que ne le font d’autres producteurs symboliques le jeu des espérances et des possibles.

• 55 I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, B. Jurdant trad., Paris, (...)
• 56 Ibid., p. 21.
• 57 Voir R. Le Roux et A. Saint-Martin, « Situations du déterminisme en sciences humaines et sociales  (...)

32Mais alors que les sciences sociales constructionnistes et les théories critiques post-structuralistes tendent à prêter spontanément au langage et aux représentations une puissance performative de reconfiguration des possibles, l’enjeu est plutôt d’en préciser les limites et les conditions. Comme l’écrit Ian Hacking, « les analyses de construction sociale ne sont pas toujours libératrices » sauf « pour ceux qui sont déjà sur la voie d’une libération »55. Certes, les constructivismes ont représenté et représentent encore un formidable opérateur de dénaturalisation de la réalité. Ils permettent de montrer le caractère non nécessaire et « évitable » d’un phénomène, première étape avant de songer à s’en « débarrasser » ou bien à « le transformer radicalement »56. Mais l’absence de nécessité ne suffit pas cependant à définir les possibles d’une situation57. En cherchant à spécifier et déterminer les degrés de réalité de possibilités déterminées, l’enquête sur les possibles à laquelle nous appelons renvoie à la fois dos à dos l’idée de naturalité comme celle d’une plasticité radicale du donné.

• 58 A. Gramsci, Cahiers de prison, M. Aymard et P. Fulchignoni trad., Paris, Gallimard, t. II, cahiers (...)

33L’enquête sur les possibles et leur front invite alors à transformer la philosophie pratique spontanée qui a gouverné la pensée des relations entre science ou théorie critique et pratique transformatrice. Au sein des traditions socialistes, c’est le militant et penseur communiste Antonio Gramsci qui en a fixé pour longtemps les coordonnées principales en appelant à conjuguer le « pessimisme de l’intelligence » et « l’optimisme de la volonté »58. Cela signifiait qu’à la recherche critique ou à la théorie révolutionnaire était confiée la connaissance des structures de domination et donc des limites et des impossibilités de la praxis ; et que l’action militante et politique avait pour charge de les repousser et de les combattre. La lucidité quant aux déterminations sociales est, dans ce cadre, la condition de l’émancipation. Telle était aussi, nous l’avons souligné, la gageure de l’articulation du savoir et de la liberté proposée par Bourdieu dans sa sociologie, et partagée – à travers le schéma de la prise de conscience comme destination de la science ou de la théorie – par de nombreux courants de théories et sciences sociales critiques. En déplaçant l’attention en direction des potentialités présentes, ce schéma est transformé.

• 59 Voir R. Celikates, Kritik als soziale Praxis. Gesellschaftliche Selbstverständigung und kritische (...)

34Plutôt qu’à une inversion du mot d’ordre gramscien en un simple optimisme de la raison, où risquerait de s’abîmer une partie du réalisme critique conquis par les sciences sociales et la pensée révolutionnaire, l’enquête sur les possibles appelle à connaître, c’est-à-dire aussi à reconnaître, les formes théoriques et pratiques de l’espérance. Nous poursuivons ici, en déplaçant son objet, la proposition, faite par Robin Celikates, d’une « reconstruction » de la critique comme tâche d’une théorie et d’une sociologie critiques qui souhaiteraient dépasser l’opposition, qui a divisé la sociologie française des dernières années, et qui divise les stratégies critiques des théoriciens, entre science critique d’un côté et prise en compte à parts égales des critiques ordinaires de l’autre59. Mais au lieu de réduire ces espoirs, depuis une position de surplomb, aux positions de celles et ceux qui les portent ou, au contraire, de les reproduire ou de retraduire les espérances subjectives qui s’expriment dans la société, il s’agit ici d’effectuer un pas de côté afin d’en reconstruire la carte aussi bien que la portée avant de les livrer aux lecteurs comme une somme d’hypothèses à vérifier.

• 60 Wendy Brown, qui a relancé la thématique, ne s’en satisfaisait pas. W. Brown, « Resisting Left Mel (...)
• 61 E. Traverso, La mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIX^e-XXI^e siècle), Paris, L (...)
• 62 Notons que le concept d’« utopie concrète » élaboré par la philosophie d’Ernst Bloch s’efforce pré (...)
• 63 A. Appadurai, « Hope and Democracy », Public Culture, vol. XIX, n^o 1, 2007, p. 30, 33.

36On a beaucoup écrit, ces derniers temps, que la gauche était mélancolique, que ses attentes s’étaient tournées vers le passé, et qu’il fallait, après tout, s’en satisfaire60. Le pathos actuel de la critique défaite, avec lequel nous avons ouvert notre propos, ne participe-t-il pas de cet état d’esprit ? Comme la prophétie, la mélancolie – dont elle est souvent la simple contrepartie – possède certainement sa puissance d’estrangement et de mobilisation61. Mais en cartographiant le possible à l’aide d’une enquête rigoureuse, la critique sociale empirique et théorique pourrait retrouver une plus grande effectivité sociale et peut-être politique. Une « politique de l’espérance » visant le possible plutôt que le probable, selon l’anthropologue Arjun Appadurai, est née avec la « révolte des masses » qui a caractérisé la première moitié du XX^e siècle à partir d’une désillusion quant aux limites réelles que rencontraient les idéaux démocratiques d’égalité, de liberté et de fraternité. Et elle « s’est progressivement distinguée des mouvements utopiques, messianiques et millénaristes en faveur du changement (qui constituent la préhistoire de l’espérance en tant que sentiment démocratique), d’une part, et de la politique de la prudence, du pragmatisme et du gouvernement, d’autre part. Chacune d’entre elles implique d’une certaine manière l’espoir, bien sûr, mais dans le cas de l’utopie, les espérances sont gonflées jusqu’à l’hyperconviction, et dans le cas du changement planifié, les espérances sont circonscrites par la métrologie du possible62. On peut dire que la politique de l’espérance, en tant que telle, émerge dans l’espace entre ces autres idéologies de transformation sociale » et qu’elle renonce donc aussi bien au prophétisme qu’au prévisionnisme63. Tel est bien le régime d’articulation des temps présents et des temps futurs au sein duquel se loge le projet d’une enquête sur les possibles.

• 64 Bien entendu, il n’est plus question de considérer que les pensées de Hegel et de Marx devraient n (...)

37La démarche a des conséquences concernant les présupposés des courants critiques de la sociologie et, plus largement, des sciences sociales. Remarquons d’abord que se proposer d’interroger les possibles du présent ne revient pas à adopter le modèle de la « possibilité réelle » pris sous sa forme strictement hégélo-marxienne, dont on a vu le rôle central pour l’épistémologie de la première génération de l’École de Francfort. Ce n’est pas, en d’autres termes, s’approprier l’idée selon laquelle les possibles du présent se devraient de s’interpréter dans les termes dialectiques de la contradiction et de la tendance qui, dans l’histoire des marxismes, sont bien souvent restés associés à l’idée d’une orientation téléologique permettant d’évaluer la pertinence des initiatives et processus sociaux à l’aune d’un sens ou de « stades » de l’histoire64. Faire des potentiels émancipatoires du présent – envisagés au plan des actions, des initiatives, des expériences et des imaginaires qu’elles instituent – le cap de la critique, c’est plutôt s’inscrire dans l’effort déjà repérable chez un certain nombre de théoriciens critiques en vue de parvenir à repenser le possible indépendamment de toute philosophie de l’histoire. Et c’est, pour nous, ne retenir par conséquent que le critère de l’expérience et des pratiques envisagées comme instituant, dans des circonstances données, de nouveaux modèles d’organisation à visée émancipatrice.

• 65 R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
• 66 Id., L’expérience de l’histoire, Paris, Points, 1997.
• 67 A. Allen, The End of Progress. Decolonizing the Normative Foundations of Critical Theory, New York (...)
• 68 « Renoncer purement et simplement à l’idée de progrès serait en tout cas, effectivement, renoncer (...)

38Tenir l’enquête sur les possibles du présent pour le nouvel horizon de la critique, c’est aussi réinterroger les régimes d’historicité qui lui sont associés et prendre au sérieux la leçon bourdieusienne selon laquelle le problème du possible n’est pas séparable de celui des schèmes temporels et du rapport à l’avenir présidant à l’action individuelle et collective. Car si, originairement, la critique entretient un lien étroit à la modernité (que Reinhart Koselleck a ainsi pu aller jusqu’à décrire comme « le règne de la critique »65), peut-on aujourd’hui continuer à en articuler la pratique au régime d’historicité moderne que ce dernier auteur rattache, comme on sait, à l’idée d’un « horizon d’attente » marqué par la référence téléologique au « progrès »66 ? On se souvient que la déconstruction du régime d’historicité moderne fut, au sein de la théorie critique allemande, entreprise par Benjamin et, à sa suite, Adorno, suivant un type d’entreprise qu’une autrice contemporaine comme Amy Allen s’est proposé de poursuivre et de radicaliser en vue de « décoloniser » la théorie critique et lui permettre de nouer un dialogue plus ouvert avec les études postcoloniales67. Mais critiquer le mythe du progrès n’est pas nécessairement renoncer à l’idée de progrès, ce qui équivaudrait selon certains à renoncer à l’idée de possible68.

• 69 Par contraste avec leur « temporalisation » dont Koselleck, concernant l’utopie, et Christophe Bou (...)
• 70 J. Baschet, « Quels futurs pour l’utopie. Remarques à partir de la rébellion zapatiste », Cahiers (...)
• 71 Aristote, De l’interprétation, chap. IX, 19a 7-8.
• 72 J.-C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le (...)

39Se concentrer, comme nous proposons de le faire, sur les possibles émancipatoires du présent implique d’aller plus loin : non seulement procéder à une « détemporalisation » des possibles et de l’utopie69 (consistant à les dissocier de la référence téléologique à un progrès inéluctable de l’histoire) qui, d’une certaine manière, se présente comme leur « respatialisation », mais, comme y invite très justement le médiéviste Jérôme Baschet70, récuser aussi bien l’écueil d’une certaine forme de critique (théorique ou pratique) qui tend à inscrire le possible dans un pur présent délesté de toute référence à l’avenir. Éviter ce penchant présentiste ou immédiatiste suppose d’assumer pleinement la dimension processuelle de l’action et des « utopies réelles » tout comme leur absence de « fin » (au sens téléologique comme chronologique) pour rattacher les futurs à la fragilité et à la contingence des expérimentations en cours. Cela exige simultanément de redéfinir les possibles du présent en les associant à un régime d’historicité permettant de distinguer et d’intégrer deux types de futur. D’un côté : le futur de l’action, futur proche et situé qui, étranger à toute idée d’un horizon d’attente homogène comme d’un temps linéaire et indéfiniment ouvert, fasse droit à la manière dont l’avenir s’invente et se joue toujours à partir d’actions singulières et situées : futur ouvert, donc, par l’action et dont la contingence est elle-même l’effet de l’action (suivant le motif des « futurs contingents » dont on sait qu’Aristote l’a, de façon matricielle, pensé à partir de l’action comme « principe des futurs »71). Et de l’autre : le futur propre à ce temps long qu’est le temps des écosystèmes en tant que, comme nous l’a cruellement appris l’« événement anthropocène »72, il se trouve lui-même toujours engagé par l’action et sa manière d’impulser certains futurs plutôt que d’autres.