• 1 P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Dé (...)

1Le présent article s’intéresse aux usages qui sont faits de la philosophie de Spinoza dans des ouvrages de management et de développement personnel. Il semblerait que ce type de textes donne lieu à ce que l’on pourrait appeler un « spinozisme néolibéral ». De manière générale, ils constituent une justification philosophique des idéaux du néolibéralisme. Les références, souvent implicites à cette « nouvelle raison du monde »1, nous permettent d’analyser les manières dont la philosophie spinozienne peut être utilisée au profit de valeurs individualistes, dans le but d’atteindre le bonheur et la liberté.

• 2 Ibid. ; F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, D (...)

2Le néolibéralisme dont il est question ici est celui qui s’est construit depuis le début des années 1980 et qui ne défend pas un laisser-faire intégral2. Il est à considérer, avant tout, comme une rationalité se manifestant sous la forme d’une norme enjoignant aux individus de vivre dans un univers de compétition généralisée, d’optimisation et d’ordonnancement de la société selon des règles économiques. Dans ce cadre, chacun d’entre nous devrait être entièrement responsable de ses actes et est appelé à s’auto-contrôler de manière à correspondre à ce que le marché, en particulier le marché du travail, attend de lui.

• 3 M. Fœssel, « Néolibéralisme versus libéralisme ? », Esprit, n^o 11, 2008, p. 78‑97 ; É. Pezet, Mana (...)
• 4 L. de Sutter, Pour en finir avec soi-même. Propositions, Paris, PUF, 2021, p. 14.
• 5 J. de Funès, Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture, Paris, J’ai lu, 2021, p. 55.
• 6 L. de Sutter, op. cit., p. 23.
• 7 E. Cabanas et E. Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vie (...)
• 8 V. Brunel, Les managers de l’âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de p (...)

3Ce spinozisme néolibéral est appréhendé, ici, à travers un ensemble de discours concernant des pratiques et des dispositifs déterminant un mode de gouvernement des hommes et, en particulier, une « conduite de soi »3. Il est question, dans cette étude, à la fois, d’étudier le développement personnel et la philosophie du management, tels qu’ils sont vus à travers le prisme de la philosophie de Spinoza. D’une part, le développement personnel est défini comme une méthode, née au tournant du XX^e siècle, fondée sur des exercices à pratiquer régulièrement et des principes à mémoriser jusqu’à leur appropriation complète4. Aujourd’hui, cette pratique est devenue un « ensemble hétéroclite »5 comprenant de nombreux courants et pratiques, ayant en commun de vouloir jouer un rôle thérapeutique, se situant au-delà des soins de santé traditionnels6. À ce titre, le développement personnel peut être considéré comme un outil idéal du néolibéralisme7, dans le sens où il permet de discipliner les individus de manière intrinsèque8, en les convainquant que la clé de leur bonheur se trouve en eux-mêmes et que ce n’est qu’à partir d’un travail sur soi qu’ils pourront l’atteindre.

• 9 Il ne sera pas question, dans cet article, de cette seconde tendance, c’est-à-dire de la philosoph (...)

4D’autre part, la philosophie du management représente une partie de la littérature managériale cherchant des appuis, théoriques et méthodologiques, dans des œuvres empruntées à l’histoire de la philosophie. Cette littérature est un sous-genre à part entière du discours managérial faisant l’objet de formations, de séminaires dans les entreprises et de publications, sous la forme de manuels et d’articles à vocation scientifique9.

• 10 Y. Citton et F. Lordon dir., Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l (...)

5Nous nous demandons, dans le cadre des ouvrages analysés, quelle sélection a été opérée à partir du corpus spinozien pour le faire correspondre au néolibéralisme. Notre but est, également, de montrer quelles sont les limites de cette interprétation singulière du spinozisme. Elle peut, en effet, être qualifiée de « singulière », car la pensée de Spinoza est le plus souvent utilisée comme un outil critique vis-à-vis des valeurs néolibérales et de l’individualisme. Ainsi, cette orientation, fondée sur l’idée que les individus sont libres et seuls responsables de leurs actions10, nous questionne sur l’étendue possible des interprétations de Spinoza.

• 11 B. Spinoza, Éthique, P.-F. Moreau trad., Paris, PUF, 2020.

9Dans les textes étudiés, les auteurs présentent une restitution étendue ou partielle de la philosophie de Spinoza. Ainsi, d’une part, même lorsque cette restitution est incomplète, les éléments du corpus spinozien sont repris avec précision et en essayant de ne pas trahir la pensée du philosophe. D’autre part, cette restitution est opérée selon des points de vue différents par nos auteurs. Par exemple, Frédéric Lenoir, dans Le miracle Spinoza, accorde une place centrale à la biographie de Spinoza, tandis que le texte de Bruno Giuliani, dans Le bonheur avec Spinoza, se concentre sur la vulgarisation de sa pensée, en particulier celle de l’Éthique11.

• 12 Giu 2017, p. 17-18.

10Par conséquent, nos auteurs ne s’approprient pas l’œuvre de Spinoza de la même manière. Ainsi, en voulant réécrire intégralement l’Éthique en « reformulant la totalité du texte initial sous une forme plus simple et pédagogique »12, Bruno Giuliani s’approprie les idées du philosophe. Cette idée d’appropriation est renforcée par le fait que la présence énonciative de Spinoza est effacée, l’auteur ne citant que rarement le nom du philosophe et les passages de l’Éthique sous la forme d’un discours rapporté de style direct. Cela masque la distinction entre la subjectivité de Bruno Giuliani et la pensée de Spinoza. Ainsi, le lecteur, en particulier celui qui n’est pas spécialiste de la philosophie spinozienne, aura du mal à identifier des interprétations possiblement éloignées de la pensée originale du philosophe.

• 13 Ibid., p. 7.
• 14 Len 2019, p. 11.

11De plus, nos auteurs se définissent comme étant des spécialistes de Spinoza et des admirateurs du philosophe. Bruno Giuliani nous dit, par exemple, qu’il étudie l’Éthique depuis plus de trente ans et qu’il lui a fallu faire beaucoup d’efforts intellectuels pour pouvoir en délivrer une version vulgarisée13. De la même manière, Frédéric Lenoir nous apprend qu’il a eu un « coup de foudre » pour Spinoza et qu’il « fréquente quasi quotidiennement » le philosophe, tant et si bien qu’il est devenu « un ami cher »14. Cette proximité intellectuelle, et surtout affective, est une forme d’autolégitimation, ayant pour but d’unir l’auteur et son lecteur grâce à une forme de confiance tacite du second pour le premier, laissant supposer que l’interprétation donnée de la philosophie spinozienne ne peut être que fidèle à l’œuvre originale. De cette manière, le lecteur est appelé à s’en remettre entièrement à l’expertise de ces spécialistes et admirateurs de Spinoza.

• 15 Giu 2017, p. 7.
• 16 Ibid., p. 10.
• 17 Ibid., p. 47.

12Nos auteurs insistent, également, sur l’admiration qu’ils portent à l’homme que fut Spinoza. Leur approche biographique en devient même, parfois, hagiographique. C’est le cas, notamment, de Bruno Giuliani lorsqu’il prétend que l’Éthique est « le plus grand livre de philosophie de tous les temps », écrit par Spinoza « [s]ans autre moyen que son intelligence »15. L’auteur va jusqu’à le comparer à « Socrate, Jésus ou Bouddha »16. Ainsi, Spinoza aurait « la dimension d’un véritable fondateur de religion […] immanente, naturelle et universelle sans dogme ni croyance, qui a pour seul principe la liberté individuelle, pour seul but le bonheur présent et pour seule condition la connaissance de la vie accessible à tous par l’intuition »17. En construisant discursivement l’image de Spinoza comme étant le prophète d’une religion non dogmatique et universelle, nos auteurs consolident leur autorité ; ils éloignent tous les doutes possibles quant à la légitimité de leur expertise et à la réalité de leur admiration pour le philosophe.

• 18 Len 2019, p. 43-52.
• 19 Ber 2016, p. 58. Voir aussi Len 2019, p. 15 et 53.
• 20 V. Mariscal, « Soyez sans crainte ». Normalisation langagière et comportementale au travail en con (...)

13Une certaine confusion est même induite, parfois, entre la personnalité attribuée à Spinoza et celle des auteurs, ceux-ci semblant s’identifier au philosophe. Par exemple, Frédéric Lenoir insiste sur le fait que le philosophe aurait été un « homme meurtri »18. Il met aussi l’accent, tout au long de son livre, sur le caractère hérétique de Spinoza, au sens propre comme au sens figuré. Cette marginalité serait le « prix de la liberté de penser »19. Cela permet à nos auteurs de construire l’image d’un philosophe qui, comme eux, est désintéressé, et dont la pensée est objective et vraie, en étant libre de toutes les préoccupations triviales. Par conséquent, nous aurions affaire à une philosophie ne pouvant être que vérité, authenticité et universalisme. Le lecteur ne pourrait donc qu’accorder sa confiance à des auteurs probes, ne faisant que rapporter fidèlement des propos émis par un philosophe dont la parole est vraie. Ainsi, l’autolégitimation de nos auteurs passe par un discours de vérité, soutenue par une forme d’assertivité que nous rencontrons, par ailleurs, fréquemment dans les discours dédiés au développement personnel et au management20.

• 21 Len 2019.
• 22 P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1982.
• 23 J. Israel, Les Lumières radicales. La Philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1 (...)

14Les auteurs des textes étudiés tracent le portrait d’un philosophe dont la pensée a été dénoncée, à son époque, comme étant à la fois athée et hérétique. Ainsi, Frédéric Lenoir21 insiste sur le fait que la pensée de Spinoza a connu un certain retentissement en ayant été condamnée à de multiples reprises. C’est, dans une certaine mesure, la réfutation du spinozisme qui a permis de diffuser son œuvre22 et cette influence critique a fait de cette philosophie un courant de pensée majeur dans la formation des Lumières radicales23. De cette manière, Spinoza a permis de penser des idéaux à la fois révolutionnaires, égalitaristes, athées et démocratiques.

• 24 Len 2019, p. 135.

16De leur point de vue, la philosophie de Spinoza peut être associée au néolibéralisme. Certains de nos auteurs inscrivent même le spinozisme dans le cadre d’un libéralisme politique relativement classique. C’est le cas, par exemple, de Frédéric Lenoir qui construit, en creux, l’image d’un Spinoza qui serait « le père de notre modernité politique […] le premier théoricien de la séparation des pouvoirs politique et religieux et le premier penseur moderne de nos démocraties libérales »24.

• 25 B. Spinoza, Traité politique, C. Ramond trad., Paris, PUF, 2005.

17Rétrospectivement, Spinoza peut apparaître comme travaillant pour le néolibéralisme lorsqu’il pense la production du consentement au sein de l’État. En nous fournissant les outils pour critiquer des idéaux individualistes, le philosophe nous permet, tout aussi bien, de penser la fabrique du consentement et ses limites pour le développement du libre usage de la raison. De cette manière, dans le Traité politique25, Spinoza propose un modèle de gouvernement par les affects visant à garantir, en premier lieu, la stabilité de l’État, sa première préoccupation étant de penser un modèle institutionnel ne suscitant pas la révolte. Dans ce sens, la philosophie spinoziste constitue une ressource théorique pouvant être utile à la philosophie du management, par l’intermédiaire d’une méthode capable de faire en sorte que les citoyens désirent, intrinsèquement, faire ce qu’on leur impose de faire.

• 26 Voir par exemple É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 2011 ; F. Lordon, op. cit., 2010 (...)
• 27 B. Spinoza, Traité théologico-politique, J. Lagrée et P.-F. Moreau trad., Paris, PUF, 2016.

18Cependant, cette vision néolibérale s’oppose à celle qui est prépondérante, depuis Alexandre Matheron26, dans le champ des sciences humaines et sociales. En effet, d’une part, Spinoza offre des outils utiles à la déconstruction du néolibéralisme, notamment par son anti-individualisme méthodologique, son déterminisme absolu et son naturalisme intégral, faisant de l’être humain un objet comme un autre, inscrit dans la chaîne causale de l’ordre de la nature. D’autre part, dans le Traité théologico-politique27, Spinoza se pose la question de la fin d’une libre république, par l’intermédiaire de l’émancipation par la raison au sein de la société civile. Le philosophe se demande selon quels critères le gouvernement des individus pourrait conduire à l’émancipation par la raison. Par conséquent, la quête éthique spinoziste s’inscrit dans un réseau collectif d’affects et non au sein des individus eux-mêmes, comme nos auteurs semblent le supposer, les individus n’étant que le terrain des affects.

• 28 Len 2019, p. 138.
• 29 Ibid., p. 137.
• 30 É. de Bellefroid, « Frédéric Lenoir, entre le renouveau religieux et le développement personnel », (...)

20Frédéric Lenoir voit dans l’Éthique un « guide de transformation de soi »28. Il semble renvoyer l’entreprise éthique spinoziste à des enjeux propres au développement personnel, en prétendant qu’un « individu s’accordera d’autant mieux aux autres qu’il s’est bien accordé avec lui-même »29. Cet appel à se transformer soi-même pour améliorer ses relations avec autrui et sa manière d’être au monde, par le biais d’une certaine spiritualité, n’est pas sans rappeler le courant new age30. Ce mouvement a participé, au début des années 1980, à la diffusion de la nécessité d’adopter un mode de vie basé sur l’individualisme pour trouver le bonheur.

• 31 Err 2015, p. 56.
• 32 Ibid., p. 57.
• 33 Ibid., p. 100.
• 34 Ibid., p. 101.

21Patrick Errard consacre, également, des passages à ce sujet, inspirés par Spinoza, dans son manuel de philosophie du management. Il affirme que, « dans l’exercice du management, il est préférable de privilégier l’individualité comme un élément essentiel et constitutif du tout »31. Il faudrait, ainsi, « mettre l’individu au cœur de l’entreprise et, par conséquent, le reconnaître comme élément d’un tout indivisible »32. Plus loin, Patrick Errard met en doute « la vertu des règles pour garantir le respect des comportements éthiques en entreprise », car « pas plus que les rails d’un train ne l’empêchent de dérailler, les règles déontologiques n’empêchent hélas les comportements déviants »33. Ainsi, la philosophie spinoziste est, pour l’auteur, un appui théorique permettant de prouver qu’il faut avoir confiance en l’humain, car il « ne naît pas avec le “péché originel” en lui » et qu’il conviendrait davantage d’« aider l’individu à identifier par “l’entendement” ce qui lui paraît bon pour lui et pour les autres », autrement dit à rechercher ce qui lui est utile34.

• 35 Voir par exemple B. Spinoza, Éthique, op. cit., p. 9, « nous ne nous efforçons vers rien, ne voulo (...)
• 36 Ibid., p. 19 et 29.

22Spinoza part, en effet, du principe que nous agissons toujours en recherchant ce qui nous paraît être notre propre intérêt. Il insiste particulièrement sur le fait qu’il est réaliste de ne pas espérer des hommes une conduite moralement vertueuse, puisqu’ils sont gouvernés par leurs passions. Cependant, plutôt que d’appliquer une morale pour lutter contre les penchants naturels de l’humanité passionnelle, Spinoza naturalise la vertu en faisant de la nature la vertu elle-même. Cette dernière est alors définie comme une puissance de vivre, selon les lois de sa propre nature. Par conséquent, Spinoza défend une posture amorale35. La recherche de notre utile propre est rationnelle36, elle donne lieu à une meilleure convenance entre les hommes, et donc à une utilité interindividuelle. Ainsi, selon Spinoza :

• 38 R. Misrahi, Spinoza. Une philosophie de la joie, Paris, Entrelacs, 2011.

23Cependant, cet utilitarisme existentiel et rationnel38 n’a rien d’un individualisme, contrairement à ce que semble laisser penser Patrick Errard. En effet, la conception spinoziste de la nature humaine est profondément inscrite dans un naturalisme intégral. D’une part, l’individu est considéré comme étant une infime partie de la nature. D’autre part, il suit les lois de sa propre nature. La philosophie spinoziste s’oppose radicalement à la vision moderne de l’homme échappant à l’ordre universel de la nature et qui est en mesure de s’autodéterminer. Spinoza va, ainsi, à l’encontre des sciences humaines héritées de la perspective kantienne distinguant l’ordre de la liberté morale des lois de la nature. De cette manière, il réintroduit l’homme dans le déterminisme des choses naturelles et se place en porte-à-faux vis-à-vis des illusions de l’extra-naturalité de l’homme, ce dernier ne jouissant d’aucun statut d’exception dans l’ordre de la nature. Ce naturalisme intégral fournit des éléments essentiels à la pensée contemporaine de l’individu qui gagne à se connaître mieux soi-même pour répondre aux impératifs de la société moderne, tout en réfutant la conception moderne de l’individu, autonome et auteur de sa vie.

• 39 Voir par exemple Len 2019, p. 120-123.

24La dimension mystico-religieuse semble occuper une place importante, en particulier dans les ouvrages de Frédéric Lenoir et de Bruno Giuliani. Si cela semble révéler une sensibilité propre aux auteurs pour la spiritualité, force est de constater que les différents aspects de la religion occupent, effectivement, une place importante dans l’œuvre de Spinoza. Cependant, la « vana religio », en d’autres termes la superstition, a une dimension avant tout utilitaire pour le philosophe. En effet, plus qu’un moyen pour les individus de développer leur propre spiritualité, elle est considérée comme un instrument politique pouvant être mis au service du bien collectif, dans le but d’atteindre la paix sociale. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, de la « vera religio » ou « religio », Spinoza ne la réduisant pas à cette fonction utilitaire. Cette dimension politique et collective, associée au fait religieux, est prise en compte par nos auteurs39, mais elle ne fait pas l’objet d’une insistance particulière, l’éthique spinozienne étant, comme nous l’avons vu, davantage ramenée à une dimension individualiste. Ainsi, la recherche du bonheur, ou de la béatitude, n’est plus marquée par sa dépendance vis-à-vis du monde matériel, d’une extériorité, qu’elle soit sociale, économique ou historique.

• 40 Ibid., p. 163.
• 41 B. Spinoza, Éthique, op. cit., p. 29.

25L’individualisme est banalisé, en particulier à cause de l’insistance sur l’immanence telle qu’elle est associée à la dimension mystico-religieuse. Ainsi, selon Frédéric Lenoir, il existerait une forme de « déterminisme cosmique » qui abolirait d’emblée le hasard40. Il reprend, ici, l’idée de Spinoza selon laquelle « [d]ans la nature, il n’y a donc rien de contingent, mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine… »41.

• 42 E. Cabanas et E. Illouz, op. cit., p. 10.
• 43 L. de Sutter, op. cit., p. 38.
• 44 Ibid., p. 38.
• 45 E. Cabanas et E. Illouz, op. cit., p. 11.

27Le fait de défendre, de cette manière, l’individualisme a également pour effet de gommer toute extériorité, en laissant entendre que chaque être humain doit profiter des dons qui lui ont été offerts par la nature, par Dieu ou par le cosmos, selon la manière dont on décide de désigner l’immanence. Ainsi, nos auteurs mettent en lien la philosophie de Spinoza avec une conception du bonheur utile au développement personnel. Le bonheur est appliqué à « un genre bien particulier de personne : une personne individualiste, fidèle à elle-même, résiliente, faisant preuve d’initiative, optimiste et douée d’une grande intelligence émotionnelle »42. En effet, le développement personnel se présente comme une méthode postulant l’existence d’un soi en dehors des relations sociales, authentique et dont les caractéristiques appartiendraient intrinsèquement à un individu43. Ainsi, pour nous réaliser en tant qu’individus, nous devrions partir à la recherche de ce soi profond, nous différenciant des autres. Le développement personnel consiste à s’exercer à être soi, tout en faisant fi de toute extériorité sociale44. Cette quête individuelle du bonheur, dont les conditions ne dépendraient que de soi-même, masque les structures de pouvoir, mises hors de cause lorsqu’il s’agit d’évaluer la capacité des individus à atteindre le bonheur. Par conséquent, pour avoir une vie heureuse, il suffirait de se convaincre que « la persévérance et l’effort personnel sont toujours récompensés »45.

• 46 Ibid., p. 73, 155.
• 47 Ibid., p. 139.

28Ainsi, le bonheur, tel qu’il est présenté par nos auteurs, « entretient un rapport étroit avec les principaux postulats individualistes et les principales exigences éthiques de l’idéologie néolibérale », et ce par l’intermédiaire du développement personnel et du management46. L’affirmation de cet individualisme aboutit, en dernière analyse, à une désocialisation de la manière dont on envisage le monde et le politique. Cette vision est remplacée par une psychologisation de l’individu éloignant toute évaluation de la souffrance par rapport à des structures sociopolitiques, historiques ou économiques47.

• 48 B. Spinoza, Éthique, op. cit., « Préface ».

30Par conséquent, à strictement parler, les individus ne sont jamais seuls responsables d’eux-mêmes, comme cela est suggéré par nos auteurs. S’ils le sont, c’est en étant des causes adéquates de leurs actions. Les individus sont alors actifs et non passifs. Dans ce cadre, l’éthique vise à accroître notre puissance d’agir, à être toujours davantage des causes adéquates de nos propres actions. En cela encore, nous dépendons des causes extérieures et il ne s’agit jamais d’aménager son bonheur indépendamment d’elles. Le fait de chercher à comprendre la chaîne des causes et de stimuler notre puissance d’agir par une diversité d’affections permet d’accroître les affections de joie bonne, mais n’équivaut jamais à une manière strictement individuelle d’atteindre le bonheur48.

• 49 Len 2019, p. 135.

31Dans les ouvrages étudiés, s’il est rarement question du libéralisme en tant que tel, mis à part la mention que Frédéric Lenoir fait des « démocraties libérales » évoquée plus haut49, la notion de liberté est discutée. Ainsi, Spinoza apparaît comme étant le père de la liberté telle que nous la concevons aujourd’hui.

• 50 Voir ibid., p. 229-240, qui expose cela avec précision.
• 51 BM 2019, p. 156.
• 52 Ibid., p. 156.
• 53 Loc. cit.
• 54 Ibid., p. 157.

32De cette manière, la référence à la philosophie spinoziste permet à nos auteurs de défendre une liberté humaine qui se veut réelle, mais ne tombant pas dans le piège de l’illusion du libre arbitre50. Pour Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin, la liberté ne peut pas être définie, dans le cadre du management, comme une manière de faire illusion en essayant de mettre en place un « contexte apparent » de liberté51. En effet, cela équivaudrait à reproduire « l’ignorance des causes qui nous font agir »52. Le manager pourrait, alors, user de son influence pour « déterminer des comportements en usant de la flatterie, de la menace ou de la suggestion, en donnant l’illusion à ceux qui se soumettent que leur soumission est librement consentie »53. Il faudrait donc, à l’instar de ce que nous enseigne Spinoza, favoriser « une liberté réelle, qui est toujours encadrée », plutôt que de reproduire « l’illusion du libre arbitre »54.

• 55 B. Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit.
• 56 Ibid., p. 902, cité par Len 2019, p. 132.

33Dans le Traité théologico-politique55, Spinoza défend, en effet, la « libre république ». Mais il pose des limites à la loi car, pour lui, « vouloir régir la vie humaine tout entière par des lois, c’est exaspérer les défauts plutôt que les corriger » et ce « qu’on ne peut interdire, il faut nécessairement le permettre, malgré le dommage qui en résulte souvent »56. Certes, cet énoncé peut être interprété comme une forme de néolibéralisme avant la lettre. L’approche spinozienne de la liberté permettrait, ainsi, de justifier une lecture néolibérale des relations entre les individus, d’une part, en réponse à la critique de l’illusion du libre arbitre et, d’autre part, en s’appuyant sur la notion de « libre nécessité ».

• 57 B. Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit., p. 844.

34Comme Spinoza le montre dans le Traité théologico-politique, gouverner par l’amour de la liberté, plutôt que par la crainte, est la condition d’un régime pérenne, grâce auquel on obtient, durablement, le consentement des sujets. Cela suppose d’affecter les hommes de suffisamment de joie, pour obtenir une forme de stabilité dans leur engagement. Dans ce domaine, la crainte et la menace ne suffisent pas et le gouvernement doit donc s’attacher les hommes en leur offrant des bénéfices. Cette contrainte fonctionnant à la joie passe aisément pour n’être qu’une recherche individuelle de la béatitude, mise en exergue par nos auteurs, permettant de compenser tous les maux sociaux. Elle a ainsi l’avantage de produire une adhésion intrinsèque, car « l’autorité politique la plus puissante est celle qui règne même sur les cœurs de ses sujets »57.

• 59 Tho 2019, p. 72 ; nous soulignons.

36La liberté de penser et de juger est donc d’abord, pour Spinoza, une nécessité des lois de la nature humaine que le souverain ne peut espérer transgresser. C’est pour cette raison que Balthasar Thomass, dans Être heureux avec Spinoza, peut prétendre que la « vraie liberté, c’est la connaissance de la nécessité, qu’elle soit intérieure – notre désir – ou extérieure – les contraintes du monde physique et social »59.

• 60 L. de Sutter, op. cit., p. 100.
• 61 Mon 2016, p. 19.
• 62 Des 2013, p. 14 ; nous soulignons. Nos auteurs semblent tirer la philosophie de Spinoza du côté de (...)

38Cette forme de néolibéralisme bien compris, où l’individu est considéré comme pouvant être parfaitement libre sans pour autant céder à ses « plus tristes penchants »60, implique que chaque individu doive trouver ce qui le caractérise de manière positive, car il n’est pas envisageable qu’il se réalise en fonction de ses inclinaisons négatives. Ainsi, comme le dit Pierre-Olivier Monteil dans son manuel de philosophie du management, chacun d’entre nous devrait intégrer « à la fois l’unique dont chacun est porteur et l’universel qui oriente sa visée »61. De même, selon Ghislain Deslandes, cela permettrait de « raccorder le souci de soi avec le sens éthique de la justice, notamment sur la question de la distribution équitable des biens et du profit »62.

• 63 J. Dahlbeck, Education and Free Will. Spinoza, Causal Determinism and Moral Formation, Londres, Ro (...)

40Le spinozisme néolibéral, tel qu’il se présente sous la forme d’une autorité philosophique, pour fonder des pratiques liées au développement personnel et à la philosophie du management, suppose deux paradoxes. Le premier est de vouloir repenser la liberté individuelle dans le cadre du déterminisme. En effet, l’individualisme méthodologique, tel qu’il est défini par nos auteurs, ne semble pas conciliable avec le déterminisme absolu de Spinoza dans l’explication des causes, puisque celui-ci n’offre pas la marge de manœuvre nécessaire à l’action humaine libre ou autodéterminée, laissant sa place à l’ensemble des contraintes qui régissent la chaîne des causes et des effets. Le second paradoxe concerne le fait de devoir concilier l’idéal d’autonomie de nos auteurs avec la reconnaissance de l’illusion du libre arbitre63. Ainsi, tout en cherchant à tirer des bénéfices, à la fois, d’une critique du libre arbitre et du système déterministe naturaliste, au profit de leur idéalisation de l’individualisme, nos auteurs ne font que maintenir une conception moderne de la liberté, fondée sur l’autonomie de la volonté et la capacité à agir de manière autodéterminée.

• 64 Len 2019, p. 192-193.
• 65 Giu 2017, p. 91.

41Ainsi, si nous suivons, par exemple, le raisonnement de Frédéric Lenoir, il nous faudrait, pour atteindre la béatitude, « prendre notre destinée en main et décider de devenir plus lucides sur nous-mêmes et sur les autres », mais aussi « acquérir une meilleure connaissance des lois universelles de la vie et de notre nature singulière »64. Bruno Giuliani défend un point de vue similaire car, selon lui, « [t]oute la vie humaine peut ainsi être comprise comme la recherche d’une joie de plus en plus grande par l’âme individuelle au sein de notre corps et de notre esprit jusqu’à vivre dans la plus haute félicité »65.

• 66 Ibid., p. 83.

42Cependant, l’individu dépend de ce que Bruno Giuliani appelle « L’être infini » ou la « Nature » qui est ce qui « s’auto-engendre, s’auto-organise, s’auto-déploie »66. Nous pourrions voir, ici, une trace du déterminisme spinozien sous la forme d’un ordre naturel supérieur au libre arbitre des individus. Mais, ni Frédéric Lenoir ni Bruno Giuliani ne développent de réflexion théorique au sujet de la dichotomie entre le déterminisme et la liberté.

• 67 Ber 2016, p. 62.
• 68 Ibid., p. 63-64.
• 69 Ibid., p. 65.

43Ce n’est pas le cas de Flora Bernard pour qui nous retenons, généralement, l’idée de Spinoza selon laquelle nous « n’avons pas la possibilité de dominer nos émotions »67, car nous ne pouvons pas lutter contre ce qui fait partie de notre propre nature. L’individu devrait, donc, chercher une autre voie que la lutte pour rétablir sa puissance d’agir. Spinoza l’aurait trouvée « dans la compréhension que nous pouvons avoir des causes qui nous animent », car « l’acte de comprendre nos émotions a un réel pouvoir transformateur »68. De cette manière, il ne faudrait pas nous focaliser sur les causes extérieures de nos souffrances, sur lesquelles nous n’avons pas de prise, car « en nous acharnant donc, cela entraîne une division intérieure qui nous fait souffrir »69.

• 70 Err 2015, p. 98.
• 71 Ibid., p. 98.
• 72 Ibid., p. 98-99.
• 73 Ibid., p. 102.

44Patrick Errard, lui, cherche à réconcilier le déterminisme avec la liberté. Ainsi, ce serait « en prenant connaissance des lois naturelles que l’homme s’efforce de mieux les employer » et « dans l’amour de Dieu (donc de la Nature) qu’il trouvera la connaissance adéquate des causes de l’action »70. Il suffirait « de prendre une connaissance réfléchie et adéquate d’une passion pour qu’elle devienne une action » et la « prise de conscience de l’idée passionnée agit alors comme un contrepoids qui autorise à agir en cohérence avec la morale »71. Patrick Errard en conclut que la « liberté ne s’oppose ainsi ni à la nécessité, ni au déterminisme naturel », l’éthique managériale résidant « d’abord dans une faculté qu’a l’homme en responsabilité à se déterminer en fonction des lois naturelles qui l’entourent »72. L’auteur ne se satisfait donc pas du raisonnement spinozien, qu’il cherche à prolonger à l’aide de ce qu’il appelle la « liberté d’indifférence », faisant « intervenir la spontanéité comme moteur de la volonté de choisir entre deux biens perçus comme identiques », de manière qu’un acte trouve son explication « dans le sujet lui-même en ce qu’il est doué d’une capacité à agir arbitrairement »73. Patrick Errard réhabilite, de cette manière, une forme de libre arbitre écartée par Spinoza.

• 74 L. de Sutter, op. cit., p. 197.
• 75 Cela est moins le cas d’un modèle managérial comme celui des nudges, visant à conjuguer les discou (...)

45Ces exemples, issus de notre corpus, montrent une volonté réelle de dépasser la dichotomie entre la liberté et le déterminisme dans le cadre du développement personnel et de la philosophie du management. Mais, cela reflète aussi l’un des écueils de cette littérature où les contradictions sont nombreuses74 et nous laisse, parfois, l’impression d’un raisonnement inachevé75.

• 76 Len 2019, p. 39.
• 77 Ber 2016. p. 56.
• 78 Err 2015, p. 46 ; nous soulignons.

47De cette manière, la sagesse est présentée par Frédéric Lenoir comme le fait de « ne plus faire dépendre son bonheur des causes extérieures »76. De même, pour Flora Bernard, il faudrait « [d]évelopper [n]otre puissance d’être et gagner en liberté d’action » et comprendre quelles sont les émotions qui nous « énergisent » et celles, au contraire, qui nous « neutralisent »77. Pour Patrick Errard, cette intériorisation de notre relation au monde passe par une forme d’immédiateté, par le fait de ne prendre en compte que l’instant présent, car « l’avenir n’a pas de réalité pour celui qui considère, à l’instar de Spinoza, qu’il est vivant ici et maintenant »78.

• 79 BM 2019, p. 212.
• 80 Ibid., p. 212.
• 81 Ibid., p. 212.

48Nos auteurs déploient, encore une fois, l’éthique spinoziste dans les termes du développement personnel. L’antihumanisme théorique spinozien s’en trouve changé en un exercice de pleine conscience. Dans ce sens, pour être libre, il faudrait pleinement adhérer à soi, trouver le « courage d’être »79. L’attitude adéquate serait, donc, d’être « tout entier dans [s]on action » et de se dire « je fais un avec elle, […] je me jette en elle pour me laisser façonner par elle »80. Ainsi, Isabelle Bart et Yann-Hervé Martin définissent la liberté comme étant la joie d’atteindre la « pleine […] adhésion à soi, à ce que l’on est, à ce que l’on fait », ce serait « un oui généreux dit à soi-même », « l’expression de ce que je suis quand je le suis vraiment »81.

• 82 Tho 2019, p. 40.
• 83 Len 2019, p. 24.
• 84 Giu 2017, p. 274.
• 85 Ibid., p. 38.

50Qui plus est, si Spinoza est dépeint comme une figure révolutionnaire, il n’est pas considéré, par nos auteurs, comme appelant à mener une révolution collective, celle-ci ne pouvant être qu’intérieure. Les énoncés allant dans ce sens sont nombreux dans notre corpus. Par exemple, pour Balthasar Thomass, « nous nous efforçons de nier l’existence de ce que nous croyons nous menacer, voilà pourquoi certains ont besoin de haïr à tout prix, de s’opposer à des dangers pourtant inexistants, de militer pour des causes imaginaires »82. Il en est de même pour Frédéric Lenoir qui nous dit que, pour Spinoza, « [v]aincre le mal en s’attaquant à ses causes profondes […] semble autrement plus utile que de passer son temps à s’indigner, se lamenter, détester et condamner, ce qui nous dispense le plus souvent d’agir »83. Bruno Giuliani avance le même type d’argument en disant que « [t]out obstacle peut être transformé en moyen, toute cause de souffrance peut devenir une source de joie, toute difficulté peut être vécue comme une chance de bonheur par la seule puissance de la raison »84. Par conséquent, il ne faudrait pas chercher à changer le monde pour l’améliorer, mais vivre selon ses intuitions et cela « dans une participation émerveillée au mouvement évolutif naturel de la Vie »85.

• 86 Ibid., p. 38.
• 87 Ber 2016, p. 63.

51Ne pas vouloir se préoccuper des causes extérieures de nos problèmes équivaut à une forme de laisser-faire, à se « “laisser être la vie”, laisser la nature s’épanouir et évoluer jusqu’à son degré ultime de perfection pour vivre toujours plus dans la joie suprême de la félicité »86. Flora Bernard ne prétend pas autre chose lorsqu’elle affirme qu’il ne faudrait pas se révolter et agir avec colère, mais, en suivant les enseignements de Spinoza, « accepter l’ordre des choses […], qui est que nous faisons partie de la nature, que nous n’y sommes pas extérieurs »87.

• 88 Mon 2016, p. 16.
• 89 Ibid., p. 21.

52Dans des termes plus politiques, Pierre-Olivier Monteil, dans son ouvrage intitulé Éthique et philosophie du management, prétend que le but de la philosophie du management n’est pas tant « de remédier aux méfaits du capitalisme financier » que de travailler aux relations « prépolitiques » ayant trait aux échanges intersubjectifs qui préfigurent « la délibération démocratique »88. La meilleure stratégie serait de ne pas chercher à supprimer le capitalisme, mais « à desserrer la contrainte » de ce système89.

• 90 L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; V. Marisca (...)

54Nous avons affaire, dans notre corpus, à un développement personnel et à une philosophie du management se réclamant, entièrement ou partiellement, de la philosophie spinozienne. Pourtant, les prescriptions que nous y trouvons sont connues depuis au moins quarante ans90. Celles-ci sont reformulées, par nos auteurs, dans un lexique philosophique et ils se veulent pratiques. Pourtant, cette dimension est souvent enveloppée dans un discours assertif, performatif et abstrait. Les références à la pensée de Spinoza sont également tirées vers un individualisme, pouvant paraître excessif au regard de sa philosophie.

• 91 Le fait de relire la pensée de Spinoza à la lumière du monde contemporain entraîne nécessairement (...)

56Au terme de cette analyse, nous pouvons nous demander s’il est possible de tout dire avec et de tout faire dire à Spinoza, car sa pensée paraît être un outil utile au néolibéralisme, mais aussi à une vision du monde qui s’y oppose. D’une certaine manière, le rayonnement de son œuvre est tel qu’il attire, depuis plusieurs siècles, les penseurs de tous ordres et de toutes tendances. Dans ce cadre, les utilisations anachroniques de la philosophie de Spinoza ne doivent pas nous poser un problème91, à part s’il s’agit de l’instrumentaliser et de la dévoyer, ce qui n’est pas le cas de nos auteurs.

• 92 Len 2019, p. 234.

58Ainsi, selon nos auteurs, pour trouver le bonheur, il faudrait être libre et « pleinement soi-même », tout en répondant « aux déterminations de sa nature »92. Dans ce cadre, la liberté est définie par la connaissance de soi et des causes qui nous déterminent en contexte néolibéral et, non plus seulement, dans le cadre métaphysique de la connaissance de la nature. L’idée de liberté est donc détachée de toute extériorité, de toute contingence et de toute transcendance.

• 93 Ibid., p. 235.

59Mais, pour être libre de cette manière, encore faut-il avoir une foi absolue en la nécessité de ce néolibéralisme et le voir comme une donnée naturelle ou, tout du moins, comme une force à laquelle nous ne pourrions faire opposition. L’auto-détermination et la découverte de sa propre nature en deviennent les seuls objectifs de vie possibles. De cette manière, selon Frédéric Lenoir, on est « d’autant plus libre qu’on est moins contraint par les causes extérieures et qu’on comprend la nécessité des lois de la nature qui nous déterminent »93. S’il en allait autrement, nous serions amenés à vouloir connaître ce qui nous fait adhérer au néolibéralisme, ainsi que les conditions d’exercice de notre libre arbitre. Mais, l’individualisme rend difficile, voire impossible, toute déconstruction claire des idéaux types du développement personnel et du management, alors que celle-ci est nécessaire à la compréhension de notre aliénation.