Histoire et travail social : écriture, mythes et récits
Résumés
Alors que les recherches sur l’histoire du travail social se développent et s’élargissent depuis plusieurs années, ce dossier entend examiner de quelles manières histoire, sociologie et philosophie peuvent croiser objets et méthodes pour engager un dialogue fécond.
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1Alors que le travail social cède aujourd’hui la place à l’intervention sociale, et que le changement de terminologie peut apparaître comme un marqueur du changement des pratiques, la question de son histoire est plus que jamais d’actualité.
- 1 Dans cet article, comme dans l’ensemble du numéro, le masculin est entendu au sens du neutre.
- 2 Plusieurs publications de cette période apparaissent à cet égard fondatrices : le numéro d’avril-m (...)
2En tentant de nommer un ensemble de pratiques au cœur desquelles exercent des professionnels1 de métiers différents, de l’assistant de service social à l’auxiliaire de vie sociale en passant par l’éducateur spécialisé, l’expression travail social n’apparaît comme telle que dans les années 1970 pour unifier un champ en évolution constante depuis plus d’un demi-siècle2. Des premières institutions à destination des enfants délinquants ou en danger moral jusqu’à la naissance des diplômes d’État ou au développement autonome de la protection judiciaire de la jeunesse, les manières possibles d’en retracer le parcours sont multiples et liées les unes aux autres.
3Que l’on s’attache aux évolutions législatives ou aux changements qui ont lieu au cœur des institutions concernées, à la professionnalisation des acteurs ou aux oppositions des métiers, à l’évolution des problématiques ou à celles de la société à leur égard, ce sont autant de disciplines et de méthodes à l’œuvre dans la recherche académique. Histoire, sociologie, philosophie, anthropologie ou psychologie sont mises à contribution pour tenter de dessiner les linéaments de ce domaine, situé à bien des carrefours. Comment utiliser, et parfois concilier, les méthodes, les apports et les réflexions de chacune ? Comment considérer les choix, les décalages ou les partis pris méthodologiques voire idéologiques des chercheurs ? À quelle finalité peut ou doit répondre cette recherche et à qui peut-elle s’adresser ?
4À cela viennent s’ajouter la parole, les écrits, la place parfois tue ou revendiquée des principaux protagonistes de cette histoire : usagers et professionnels. Qu’ils soient réputés fous, délinquants, aliénés, inadaptés, exclus, ou reconnus comme éducateurs, animateurs, assistants de service social, magistrats, pédopsychiatres ou psychologues, comment la recherche peut-elle faire droit à la foule de ces expériences vécues dans et en dehors des institutions, derrière les textes de lois et les états mouvants de la société ? Face à une période pragmatique et rapidement portée à oublier cette histoire, que transmettre et comment le faire pour les uns et les autres ?
5Les rapports entre la mémoire, le témoignage et les exigences méthodologiques des différentes disciplines sont délicats, et il est rapide de verser dans la trop facile critique a posteriori des idées d’antan ou, à l’inverse, de se complaire dans la glorification d’un âge perdu, celui des héros fondateurs et des institutions idéalisées. Mais, au-delà des questions de méthodes, il est intéressant de regarder comment le domaine s’écrit, aussi bien en son intérieur qu’en son extérieur. L’histoire des institutions et l’histoire des idées se rejoignent alors dans l’histoire des récits, celle des regards portés sur tel ou tel aspect du travail social auxquels la littérature ou le cinéma donnent une forme et une audience particulières. Comment s’est construit le « roman » du travail social ; c’est-à-dire quel récit le domaine a-t-il produit de sa propre histoire ? De quelle manière s’y sont développées les idéologies du temps ; autrement dit, de quelle façon les représentations morales, religieuses et politiques de chaque époque ont-elles influé sur son évolution ? Quelles représentations se construisent et s’y affrontent au fil du temps ?
- 3 Voir E. Chiapello, « Investisseurs privés dans le secteur social », La Revue nouvelle, vol. IV, no(...)
- 4 Pour toutes ces évolutions et les questions qu’elles posent, voir M. Chauvière, « Le travail socia (...)
6Ce sont là des questions et des retours sur l’histoire du travail social qui se posent avec d’autant plus de force que le domaine est aujourd’hui en pleine évolution et, sur bien des plans, en pleine crise. Crise des modes de financement tout d’abord ; le nouveau mode de gestion des politiques publiques s’articule désormais autour d’une logique de projet, et change la temporalité du travail social. Diagnostic, objectifs, moyens et évaluations rétrécissent la perspective et imposent une vision à court terme de l’action engagée, qui se doit d’être ciblée, ponctuelle, efficace. À l’extrême, ce sont les contrats à impact social qui viennent substituer, à une logique de service public en direction des populations les plus en difficulté, une logique marchande d’offre de services et de retour sur investissement pour des opérateurs privés3. Crise de l’organisation et de la gestion des institutions, dans un système mis sur pied après-guerre où des associations habilitées et financées par les collectivités territoriales œuvraient à des missions de service public, et où l’importation de logiques concurrentielles et managériales modifie considérablement le paysage depuis une vingtaine d’années. Les regroupements d’associations gèrent désormais des dizaines d’établissements, répondent à des appels d’offres au lieu de proposer des solutions locales, et le développement exponentiel des pyramides hiérarchiques éloigne sans cesse davantage les comités directeurs du quotidien des centaines de travailleurs du social qui en dépendent. Crise des métiers, dans un domaine qui a toujours eu du mal à se faire connaître et qui peine aujourd’hui à recruter, hésitant quant à son mode de formation et aux qualifications nécessaires, entre multiplication des diplômes et déqualification récurrente des professionnels de terrain, dont le degré d’autonomie et la rémunération ne cessent d’être revus à la baisse4.
7Politiques publiques, institutions, métiers, ce sont pourtant ces trois éléments qui ont été le socle sur lequel s’est construit progressivement ce domaine que l’on appelle aujourd’hui le travail social, et plus récemment l’intervention sociale. Entre affrontements et reconnaissances réciproques, l’équilibre qui a pris plus de la moitié du siècle passé pour se constituer est aujourd’hui profondément remis en cause.
- 5 Voir M.-H. Soulet, « Une solidarité de responsabilisation ? », dans Le travail social en débat(s), (...)
8Les déflagrations de cette crise globale se lisent jusque dans l’évolution des mots du travail social, et c’est à partir de là qu’elles peuvent intéresser la philosophie. En revenant sur les changements en cours, elle peut les souligner pour décrire au mieux les mutations idéologiques qui sont à l’œuvre. Plus que tout autre, son matériau est alors le langage utilisé, là où la notion de service public – d’où venait l’utilisation du terme d’usager, préféré à bénéficiaire, qui cède progressivement la place à celle de population ou de public – a perdu la bataille face à la logique de service, voire de service à la personne. Alors que l’usager pouvait faire valoir un droit-créance fondé sur la solidarité de la communauté à l’égard de chacun de ses membres, la personne accompagnée, devenue le centre de l’action sociale, se doit de faire valoir ses propres besoins et de demander les compensations possibles, aidée en cela par des professionnels. En visant une meilleure participation des personnes directement concernées, l’individualisation des parcours – notamment inscrite dans la loi du 2 janvier 2002 réformant l’action sociale et médico-sociale – a également acté un transfert de responsabilité de la collectivité à l’individu, au bout duquel celle-ci a surtout en charge l’accès au droit en lieu et place de la garantie de son exercice effectif5.
- 6 Voir F. Tosquelles, « Que faut-il entendre par psychothérapie institutionnelle ? », dans Id., Soig (...)
9L’institution, décriée pour son prétendu immobilisme, cède le pas devant l’établissement, et plus largement encore devant le dispositif ou la plateforme, dont la souplesse et l’adaptabilité seraient des valeurs en soi que l’époque n’entendrait pas discuter. Derrière cette logique censément moderne et réformatrice, c’est une forme d’établissement qui fait son retour, et il n’est pas sûr que l’on ne perde pas tout ce qu’un siècle de pratiques avait tenté, avec plus ou moins de réussite, pour constituer de véritables institutions au sens que leur donnait le psychiatre catalan François Tosquelles. C’est-à-dire des lieux de vie ouverts sur la société, non plus des lieux disciplinaires de relégation sociale mais des points d’ancrage, des points d’appui pour travailler à la réconciliation avec l’existence de sujets à la marge, du fou à l’enfant délinquant6.
- 7 Sur le sujet, voir les conclusions rendues par le Haut Conseil du travail social dans son Livre ve (...)
- 8 Voir M. Chauvière, « La lente déportation du système de formation en travail social », Forum, no 1 (...)
- 9 Voir S. Ponnou, « Nécessité de la clinique dans la formation des travailleurs sociaux : enjeux et (...)
10Les différents métiers, développés au fil de temporalités et d’histoires singulières, deviennent des filières canoniques d’entrée dans un travail social pris comme un tout homogène pour lequel il conviendrait aujourd’hui de développer les compétences des différents acteurs, pour favoriser leur employabilité, en lieu et place de la professionnalisation autrefois recherchée7. L’édification institutionnelle du siècle dernier, consolidée par des pratiques, des modes de financement et une influence réciproque sur les politiques publiques, semble désormais faire partie d’une histoire qui relève plus du mythe que de la constitution lente, progressive, d’un domaine social et professionnel. La patiente construction des professions, leurs histoires, leurs fonctions et leurs pratiques singulières, tombe dans un oubli massif face à l’image idéalisée d’un social worker pour lequel la formation par l’alternance intégrative dans des Instituts régionaux de travail social (IRTS) est remise en cause au nom d’une alliance/concurrence avec l’université8. La dimension clinique, qui a servi progressivement de pivot autour duquel articuler le travail du social, se voit progressivement évacuée au profit d’une logique de compétences et de projet9. Les spécificités des situations rencontrées et leur articulation aux subjectivités propres des acteurs impliqués (travailleurs sociaux et usagers) s’effacent derrière la description des tâches que l’un doit savoir effectuer pour répondre aux demandes que l’autre doit savoir formuler. Derrière un idéal de missions entièrement identifiables et parfaitement transposables se tient le fantasme d’une situation d’égalité entre des individus dont les mobiles et les intentions seraient parfaitement transparents ; vision a minima caricaturale des relations sociales.
11Le temps du travail social s’accélère et dans le même temps la recherche historique à son sujet ne cesse de se développer, de progresser, de sortir de l’histoire mémorielle ou de la commémoration pour chercher à comprendre, à rendre compte d’un parcours. À mesure que sa période de fondation s’éloigne, on ne cesse d’analyser les dynamiques à l’œuvre dans la construction de ce pan de la réalité sociale, des institutions, des législations, mais aussi des personnages qui en ont jalonné le chemin.
- 10 Pour en prendre la mesure, voir S. Boussion, Les éducateurs spécialisés. Naissance d’une professio (...)
- 11 Haut Conseil du travail social, Livre vert 2022 du travail social, op. cit.
12L’exercice est difficile tant le domaine est protéiforme et c’est ce qu’indique particulièrement l’expression travail social. Derrière cette appellation se fait jour un regroupement pour le moins hétéroclite qui sert encore aujourd’hui à masquer les enjeux qui s’y jouent. À titre d’exemple, derrière deux des professions que l’on range sous la bannière du travail social, les assistants de service social et les éducateurs spécialisés, se trouvent des histoires, des traditions professionnelles, des méthodes, des missions, mais également des oppositions idéologiques très fortes qui en ont jalonné la construction10. À l’autre bout du spectre, derrière les « travailleurs sociaux » dont entend parler le Livre vert 2022 du travail social rendu récemment au gouvernement par le Haut Conseil du travail social11, on trouve aussi bien des éducateurs spécialisés qui travaillent auprès d’enfants en danger sous mandat du juge des enfants, que des aides à domicile rémunérées par les familles de personnes en situation de dépendance. Si la réalité des professions et des institutions rangées sous la bannière du travail social apparaît comme une nébuleuse, on mesure en revanche facilement le grand écart que vient masquer l’appellation.
- 12 P. Fustier, L’identité de l’éducateur spécialisé, Paris, Éditions universitaires, 1972.
- 13 Code de l’action sociale et des familles, art. D142-1-1 : « Le travail social vise à permettre l’a (...)
13Le mouvement qui se dessine aujourd’hui est on ne peut plus paradoxal, et c’est peut-être ce paradoxe qui est le plus constitutif de l’expression travail social. Alors que du côté de la recherche académique apparaissent de plus en plus de travaux portant sur les histoires singulières des professions, des législations, des institutions et des personnes concernées, la période actuelle tend à unifier tout cela plus que jamais, à en gommer les spécificités et les caractéristiques propres, confondant le plus souvent association historique entre professions différentes et assimilation dans un même corps de métiers. Si en 1972, un psychologue comme Paul Fustier cherchait à identifier ce que pouvait être « l’identité de l’éducateur spécialisé »12, métier apparu officiellement par la création du diplôme d’État d’éducateur spécialisé cinq ans auparavant, on ne peut que s’étonner de la manière dont l’expression travail social, née à la même époque, s’impose aussi rapidement. Raccourci facile, celle-ci va connaître une belle longévité sans que son identité fasse question, puisqu’elle a été tardivement et assez vaguement définie pour être intégrée dans le Code de l’action sociale et des familles en mai 201713.
- 14 Cette question a suscité un grand nombre de publications au cours des dix dernières années. Pour l (...)
- 15 Dans la lignée des réflexions engagées par M. Bedon, M. Benetreau, M. Bérard et M. Dubar, « Une ph (...)
14Dans ce contexte, la question de la recherche a accompagné le domaine tout au long de son développement. Objet d’examen à la croisée de plusieurs disciplines ou à même de favoriser la constitution d’une discipline propre, académiquement reconnue14, le travail social entretient déjà une longue histoire avec la recherche. Les discussions sont complexes autant que les enjeux, pour le travail social comme pour les disciplines en jeu. Sur un autre plan, l’expertise et la participation des personnes concernées aux recherches et à la production de connaissance dans le domaine posent également bon nombre de questions. Depuis la recherche-action jusqu’à la place de l’usager-expert, la question de la répartition des savoirs et de la hiérarchie entre les acteurs – chercheurs, professionnels, usagers – se pose avec une grande acuité aujourd’hui. Plus loin encore, quel type de terrain peut être le travail social et comment l’appréhender ? Recouvrant une réalité aussi disparate, de quelle manière peut-il être un lieu d’investigation pour les disciplines académiques ? C’est là une question que la plupart des disciplines, philosophie comprise, peuvent à bon droit se poser15.
15S’il ne compte pas traiter en propre chacune de ces questions, ce dossier entend montrer comment dans les faits, c’est-à-dire dans la pratique de chercheurs de disciplines aussi différentes que philosophie, histoire et sociologie, peuvent se dessiner des pistes de réponse. Ce qu’il s’agit de montrer ici, c’est de quelle manière ces disciplines peuvent articuler leurs problématiques, leurs questionnements, leurs méthodes et leurs résultats. Autrement dit, de faire affleurer ce qu’elles mettent en acte : une recherche plurielle, autour d’objets dont les croisements, les échos et les enjeux permettent de dessiner un peu mieux ce qu’est le travail social.
16Ainsi, les objets choisis dans ce dossier permettent de mettre en avant plusieurs questions d’intérêt sur un plan proprement philosophique.
17Sur un plan épistémologique tout d’abord, ce dossier entend rendre sensible la diversité des objets et des méthodes de recherche autour du travail social. Plutôt que de défendre une discipline qui aurait du mal à se constituer, aussi bien en termes de méthode que d’objet (discipline unique demandée et défendue principalement par des sociologues comme ceux qui ont rédigé le « Manifeste pour une discipline Sciences humaines et sociales – Travail social » en 2021), ce dossier fait le pari de montrer cette diversité in situ. C’est dans ce cadre que se pense la place de la philosophie, entendue comme une philosophie située, qui utilise ses propres manières de faire – au premier plan l’examen du langage et la réflexion sur des concepts – sur une réalité vivante, immédiatement pratique avant tout autre chose. L’enjeu est alors de tenter de penser des idées en actes, autrement dit la manière dont les idées sous-tendent des pratiques portées par 1) des décisions politiques (législations), 2) des constructions institutionnelles, 3) des individus.
- 16 P.-F. Moreau, « Quels objets pour la philosophie ? », dans Fernand Deligny et la philosophie. Un é (...)
18Sur un autre plan, ce dossier entend montrer l’importance de la manière dont les chercheurs élaborent leurs objets et, chemin faisant, leur propre méthode. Pour le dire plus précisément, quelle que soit la discipline, le chercheur et son objet vont de pair, et peuvent se penser ensemble. Sans qu’il faille en exagérer la portée, notons que la plupart des choix sont d’origine biographique. Les rencontres et les aléas d’une existence infléchissent les trajectoires, orientent les intérêts. Si, comme l’écrit Pierre-François Moreau, « la philosophie n’a pas d’objet » mais « passe son temps à s’en donner »16, il en est de même pour chaque recherche ici présentée, et il apparaît que ce choix tient autant au personnage du chercheur qu’aux résultats qu’il entend trouver. Il y a un ancrage subjectif que le travail social, en tant qu’objet, permet de mettre en évidence par sa position irrémédiablement sécante. Lui qui n’est pas l’objet exclusif du chercheur en sociologie, en histoire ou en philosophie, l’absence même de définition ou d’unité qui le caractérise le fait, plus que tout autre, échapper à toute appropriation catégorielle ou disciplinaire.
19De même, si toutes les disciplines ont une égale légitimité à traiter de cet objet aux contours flous et mal déterminés, il n’en reste pas moins périphérique à l’intérieur même de chacune d’entre elles. Si les travaux de quelques sociologues, historiens ou philosophes y ont laissé une empreinte certaine, comme ceux de Robert Castel, Erving Goffman ou Michel Foucault, le travail social n’est pas une sous-catégorie de chacune de ces disciplines. S’il y a une sociologie du travail ou des organisations, une histoire médiévale ou quantitative, une philosophie politique ou une métaphysique, il est difficile d’identifier une sociologie, une histoire ou une philosophie du travail social.
- 17 Voir A. Le Bras, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914), Paris, CNRS Éditions, 2018.
- 18 Voir C. Ginzburg, Le fromage et les vers [1980], Paris, Flammarion, 2019.
20Pour le dire autrement, l’objet est marginal et met les chercheurs qui s’y intéressent dans une position similaire au sein de leur discipline. Rares sont ceux qui voudraient être qualifiés en propre de chercheurs en travail social, la plupart travaillant au contraire, à partir de leur propre discipline, sur cet objet comme sur tant d’autres, à en faire valoir la spécificité mais également une sorte de banalité. Après tout, s’intéresser aux idéologies de l’enfance à l’œuvre dans la rééducation de la première moitié du XXe siècle n’est pas plus étrange en philosophie que de chercher à éclaircir la conception aristotélicienne du premier moteur non mû. De la même manière que retracer l’histoire d’un enfant fou dans l’asile du début du XXe siècle17 n’apparaît pas plus original que de raconter celle d’un meunier italien du XVIe siècle jugé par l’Inquisition18.
21Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans tout cela, c’est que cet objet met en lumière la manière dont chaque auteur en vient à s’arranger en quelque sorte avec sa propre discipline – son histoire, ses canons, ses méthodes, son écriture même – pour le travailler. Là, peut-être plus qu’ailleurs, lorsque philosophes, historiens ou sociologues se trouvent sur des terrains moins explorés par leurs condisciples, leur méthode se fait inventive, les outils se modifient à l’usage, les manières de faire se pensent et s’affinent chemin faisant. Aux prises avec des objets marginaux, dans les marges de sa propre discipline, chaque recherche se présente en creux comme une sorte de manifeste épistémologique, la réalisation en actes des inflexions méthodologiques qu’elle fait subir aux pratiques habituelles de sa propre discipline. Derrière le travail du sociologue sur un carton d’archives de dossiers d’enfants, ou celui du philosophe aux prises avec un roman des années 1950, on peut lire en creux un véritable discours de la méthode.
22Qu’est-ce qui en fait alors la validité ? Ces recherches, marginales à double titre, ne prennent-elles pas le risque de devenir parfaitement exogènes, satellites lointains ou astéroïdes partis à la dérive dans le système des planètes de la recherche scientifique ? Si ce risque est bien réel, il semble qu’il peut être contrebalancé par le fait que chacune de ces études doit faire face à une double confrontation, à la fois à l’intérieur de sa propre discipline et à l’intérieur de la recherche en travail social.
- 19 On partage ici les précautions que soulignent Marine Bedon, Maud Benetreau, Marion Bérard et Marga (...)
23Pour chaque chercheur tout d’abord, c’est à sa discipline d’origine qu’il lui faut, en quelque sorte, rendre des comptes, parce que c’est à partir d’elle que peuvent se juger ses apports éventuels. Si les originalités de méthode sont tolérées, voire encouragées – ce qui serait peut-être, au fond, le propre d’une véritable recherche, en tout cas une partie de ce que le chercheur produit chemin faisant –, elles ne le sont qu’à condition d’être compréhensibles dans la discipline considérée. C’est d’écart qu’il s’agit plus que de révolution, d’inventivité et de re-création, plus que d’invention ex nihilo. Si tout est possible, il n’est pas possible de faire n’importe quoi et les philosophes, les historiens ou les sociologues doivent avoir une connaissance de leur propre discipline, en avoir une pratique et une reconnaissance par leurs pairs s’ils veulent produire un travail philosophique, historique ou sociologique19. Charge à eux de faire connaître leurs objets, de défendre leurs propres positions, de bien expliciter leurs prises de parti. C’est la condition nécessaire pour que leurs résultats puissent obtenir une crédibilité face aux productions multiformes qui ont parfois cours dans le domaine.
24C’est également à l’intérieur de la recherche en travail social que le chercheur doit confronter ses travaux à ceux de ses homologues, construisant alors une interdisciplinarité véritable. Si les découpages ne sont pas les mêmes, les méthodes, les enjeux ou les objectifs non plus, les différentes disciplines apportent de nouvelles connaissances qui toutes doivent pouvoir être utilisées, mais avant toute chose être comprises par les autres. Plus précisément, il ne s’agit pas ici d’un dialogue – irénique, où tous peuvent donner raison à chacun – ni d’un conflit des facultés – où chacun aurait à viser la primauté –, mais d’une réelle confrontation, c’est-à-dire d’un face-à-face entre scientifiques. Les problèmes peuvent être nombreux – des luttes pour le primat scientifique et la reconnaissance afférente jusqu’aux différences de langage ou d’objectifs –, mais ceux-ci ne peuvent justement se résoudre que dans un travail interdisciplinaire, où le questionnement des chercheurs entre eux oblige chacun à être clair, à reformuler, à se forcer à comprendre et à prendre en compte les hypothèses et les résultats produits ailleurs. Sur ce plan, depuis quelques années, et en raison principalement du caractère immédiatement utilisable par les décideurs politiques de la plupart de ses résultats, c’est la sociologie qui est en position dominante. Ce qui se constate par l’ampleur des productions des sociologues – ouvrages, revues spécialisées, articles, conférences, colloques, etc. – autant que par leur place et leur audience auprès des décideurs publics, ou que leur importance dans les cursus de formation des travailleurs sociaux. Il n’empêche que bien des disciplines sont à pied d’œuvre et font valoir leur scientificité, tout comme l’intérêt de leur démarche et leurs résultats.
25Cela étant posé, ce dossier entend s’atteler à des questions plus spécifiques concernant l’histoire du travail social. Tout d’abord, quel matériau utiliser et comment le traiter ? De l’archive à l’essai, en passant par le roman, le texte de loi ou le témoignage, la matière ne manque pas. Comment chaque chercheur, à partir de sa propre discipline, peut l’appréhender, l’utiliser voire la constituer ? À quelles fins ?
26Par ailleurs, quel prisme aborder ou plutôt par quel biais aborder l’histoire du travail social ? De l’histoire des législations à « l’histoire par le bas » centrée sur l’expérience singulière des personnes concernées, de celle des institutions à celle des idées, comment se décide et se pratique l’examen scientifique de cette réalité composite ? Les différents choix peuvent-ils se parler entre eux ou sont-ils voués à être hermétiques et se voir seulement juxtaposés ? Plus spécifiquement encore, que faire de la parole et de la place des personnes concernées ? Assistante de service social ou patients alcooliques, filles mères, enfants placés et bien d’autres, comment utiliser les traces manifestes de leurs existences dans cet objet particulier et quelle fonction donner à un tel travail ?
- 20 Dans cette optique, loin de réduire l’histoire à l’établissement des faits et la littérature au do (...)
- 21 L’idée générale de la sociologie narrative est d’accueillir et de travailler avec des récits de to (...)
27Enfin, quelle écriture employer et comment restituer, diffuser ce travail ? De l’histoire considérée comme un roman20 à la sociologie narrative21, comment faire le récit d’un passé que l’on cherche à penser ? Quelle place dans ce parcours pour la parole du sujet pensant, immergé à des niveaux différents dans son objet, le chercheur ?
28C’est l’ensemble de ces questions qu’entend poser ce dossier et pour lesquelles ces contributions espèrent donner des pistes, en produisant des textes qui reviennent sur leurs propres manières de faire, mais qui le font en examinant chacun un objet qui leur est propre.
29Ainsi, en revenant sur une partie de ses travaux entre 1975 et 2010, Jean-François Laé propose d’une part une réflexion sur la manière d’appréhender en sociologie des textes de registres aussi différents qu’une correspondance privée entre une assistante sociale et une jeune fille qui lui est confiée, des « mains courantes » de police ou des textes de jurisprudence du XIXe siècle. D’autre part, il examine les rapports entre l’épistémologie qu’il déploie et sa propre biographie de chercheur, en revenant sur ses travaux réalisés autour de la « capture » des femmes et de leur corps par les institutions relevant de la justice ou du travail social. Faisant également retour sur l’ensemble de son parcours de chercheur, Michel Chauvière dessine les bifurcations épistémologiques et les précisions de problématiques qu’il a sans cesse dû réajuster en travaillant depuis les années 1970 sur ce qu’il appelle « le social en actes ». Cherchant par la « socio-histoire » à articuler les deux disciplines, il expose les références principales, les choix théoriques, et les pratiques concrètes de son travail autour de l’enfance inadaptée d’une part, et des associations familiales d’autre part.
30La seconde partie de ce dossier s’articule autour d’une époque précise, celle des années 1950, déterminantes dans la construction de ce domaine polymorphe qui s’appellera vingt ans plus tard « le travail social ». L’article de Jean-Jacques Yvorel revient sur le traitement de la violence dans les institutions s’occupant d’enfants délinquants à l’époque. Centrant son examen sur le cas de « l’internat approprié de Chanteloup » (Maine-et-Loire), il met en relief la manière dont le choix et la variété des sources sont centraux dans la recherche historique sur ce genre d’établissement. Pour ce faire, il articule plusieurs types d’archives, des textes destinés à faire connaître le travail qui a lieu à Chanteloup au-delà de l’institution pénitentiaire jusqu’aux dossiers des enfants et des professionnels, en passant par l’interview a posteriori d’éducateurs qui ont travaillé dans l’institution à cette époque, et montre que chacune de ces sources tend à donner une image tantôt euphémisée, tantôt précise de la manière dont la violence est perçue à l’époque.
31À travers le fonctionnement d’une consultation antialcoolique dans le 13e arrondissement de Paris, Anatole Le Bras revient quant à lui sur la manière dont une assistante sociale articule son travail à celui d’un médecin. En examinant pour ce faire les dossiers des patients, il montre la complexité au quotidien de la relation de soin que l’un et l’autre professionnel doivent établir, aussi bien dans le cadre de la consultation, des visites à domicile que des échanges épistolaires avec les patients et leur famille, tout comme les stratégies différentes qui sont les leurs et les tensions qui peuvent en découler. Opérant par allers-retours entre dossiers de patients et écrits de professionnels de cette époque, l’auteur montre l’intérêt de faire dialoguer plusieurs sources afin de mieux restituer une pratique professionnelle et ses écarts possibles avec sa théorisation.
32Partant d’une scène similaire dans trois romans, dont la réception a été différente mais qui ont fait date dans la rééducation des années 1950, Michaël Pouteyo examine la manière dont l’examen d’un corpus littéraire peut permettre de révéler les oppositions idéologiques qui ont traversé un domaine pratique. En revenant sur la lettre même de chacun des textes, sur leur réception propre et sur la place de leurs auteurs dans le domaine de l’enfance en marge à l’époque, il tente de montrer quelles lignes de force s’affrontent dans cet édifice institutionnel alors en construction. Il s’agit alors de ressaisir quelles conceptions de la rééducation et du rôle de l’adulte se font jour et, au-delà, quelles anthropologies de l’enfant peuvent se dessiner, voire s’affronter.
33À travers la diversité des objets traités et des méthodes employées, l’ambition de ce dossier est donc de montrer non seulement des éclairages spécifiques sur une réalité composite, mais surtout de faire apparaître ce que la confrontation des disciplines peut produire comme résultats pour tenter de comprendre l’articulation entre idées et pratiques propre au travail social.
Notes
1 Dans cet article, comme dans l’ensemble du numéro, le masculin est entendu au sens du neutre.
2 Plusieurs publications de cette période apparaissent à cet égard fondatrices : le numéro d’avril-mai 1972 de la revue Esprit intitulé « Pourquoi le travail social ? », dans lequel écrivent des auteurs comme Michel Foucault, Jacques Donzelot ou Michel Chauvière ; ou encore l’ouvrage de Jeannine Verdès-Leroux, Le travail social, Paris, Minuit, 1978.
3 Voir E. Chiapello, « Investisseurs privés dans le secteur social », La Revue nouvelle, vol. IV, no 4, 2019, p. 53-59.
4 Pour toutes ces évolutions et les questions qu’elles posent, voir M. Chauvière, « Le travail social est-il encore soutenable ? », dans Où va le travail social ? Contrôle, activation et émancipation, M. Boucher éd., Paris, Champ social, 2022, chap. IV, p. 97-110.
5 Voir M.-H. Soulet, « Une solidarité de responsabilisation ? », dans Le travail social en débat(s), J. Ion éd., Paris, La Découverte, 2005, p. 86-104.
6 Voir F. Tosquelles, « Que faut-il entendre par psychothérapie institutionnelle ? », dans Id., Soigner les institutions, textes réunis par J. Maso, Paris, L’Arachnéen, 2021, p. 262-268.
7 Sur le sujet, voir les conclusions rendues par le Haut Conseil du travail social dans son Livre vert remis au gouvernement en mai 2022 (p. 88 et suivantes), disponible en ligne sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé : [https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/livre-vert-du-travail-social-09032022.pdf] (consulté le 12 février 2023).
8 Voir M. Chauvière, « La lente déportation du système de formation en travail social », Forum, no 164, 2021, p. 7-15.
9 Voir S. Ponnou, « Nécessité de la clinique dans la formation des travailleurs sociaux : enjeux et perspectives contemporaines », dans Les défis de la formation des travailleurs sociaux. Entre universités et écoles professionnelles, P. Lechaux éd., Paris, Champ social, 2022, p. 295-310.
10 Pour en prendre la mesure, voir S. Boussion, Les éducateurs spécialisés. Naissance d’une profession, Rennes, PUR, 2013 ; ainsi que L. Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres, Paris, Presses de Sciences Po, 2022.
11 Haut Conseil du travail social, Livre vert 2022 du travail social, op. cit.
12 P. Fustier, L’identité de l’éducateur spécialisé, Paris, Éditions universitaires, 1972.
13 Code de l’action sociale et des familles, art. D142-1-1 : « Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. À cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins. Il se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière. Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social. » En ligne : [https://www.legifrance.gouv.fr/codes] (consulté le 12 février 2023).
14 Cette question a suscité un grand nombre de publications au cours des dix dernières années. Pour la constitution d’une discipline à part entière, voir le manifeste défendu par plusieurs chercheurs reconnus dans le domaine : « Manifeste pour une discipline Sciences humaines et sociales – Travail social », Pensée plurielle, no 53, 2021, p. 174-189. En ligne : [https://sites.google.com/view/manifeste-shs-ts] (consulté le 12 février 2023).
15 Dans la lignée des réflexions engagées par M. Bedon, M. Benetreau, M. Bérard et M. Dubar, « Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude », Astérion, no 24, 2021.
En ligne : [https://journals.openedition.org/asterion/6149] (consulté le 12 février 2023).
16 P.-F. Moreau, « Quels objets pour la philosophie ? », dans Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet, P.-F. Moreau et M. Pouteyo éd., Lyon, ENS Éditions, 2021, p. 204.
17 Voir A. Le Bras, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914), Paris, CNRS Éditions, 2018.
18 Voir C. Ginzburg, Le fromage et les vers [1980], Paris, Flammarion, 2019.
19 On partage ici les précautions que soulignent Marine Bedon, Maud Benetreau, Marion Bérard et Margaux Dubar dans l’article précédemment cité, quant à ce que peut et doit être une philosophie de terrain. Celle-ci demande avant toute chose d’avoir effectué un cursus complet en philosophie, d’en avoir acquis les méthodes, les connaissances et les pratiques, avant de pouvoir s’appliquer à quelque chose comme un « terrain ». Il en est de même, à notre sens, dans toute recherche en travail social.
20 Dans cette optique, loin de réduire l’histoire à l’établissement des faits et la littérature au domaine de la fiction, il s’agit pour l’historien de tirer « les conséquences littéraires de sa méthode », pour faire évoluer aussi bien le fond que la forme. Voir I. Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2017.
21 L’idée générale de la sociologie narrative est d’accueillir et de travailler avec des récits de tous horizons produits par tous types d’auteurs, pour ouvrir la réflexion en sociologie, mais également dans toutes les sciences sociales en général, à tous types d’expériences susceptibles de nourrir la connaissance. Voir « Sociologie narrative : le pouvoir du récit », numéro coordonné par J.-F. Laé, A. Madec et N. Murard, Sociologie et sociétés, vol. XLVIII, no 2, 2016.
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Référence électronique
Michaël Pouteyo, « Histoire et travail social : écriture, mythes et récits », Astérion [En ligne], 28 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 08 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/asterion/9393 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.9393
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