Quels appuis pour qui veut contribuer à l’histoire du travail social ?
Résumés
Après avoir développé pourquoi et comment lui-même, sociologue du « social en actes », est parfois devenu historien ou plus exactement socio-historien, l’auteur nous présente les tenants et aboutissants de deux programmes de recherche conduits dans des conditions problématiques et méthodologiques contrastées. Il s’agit, d’une part, de travaux sur la naissance du secteur de l’enfance inadaptée et de la profession d’éducateur spécialisé, assez classiques dans leur conception, et, d’autre part, d’une investigation longuement partagée et même publiée avec les acteurs concernés, qui visait l’histoire de certaines associations familiales issues de la matrice du catholicisme social. Il conclut en soulignant pourquoi il faut régulièrement faire évoluer sa problématisation et en rappelant la nécessité de conditions institutionnelles et professionnelles favorables, sans quoi la recherche glisserait vers le simple échange des points de vue.
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Mots-clés :
socio-histoire, travail social, enfance inadaptée, champ familial, coproduction avec les acteurs, problématisationKeywords:
social history, social work, maladjusted children, family field, co-production with actors, problematisationPlan
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1La question de la fabrique de l’histoire dans le travail social et des appuis pour qui veut y contribuer fait partie de la question plus générale de la recherche en sciences sociales, rendue plus difficile encore dans le vaste domaine très hétérogène, très complexe et sans limites claires qu’est le social. Il est impossible à embrasser, et pour pouvoir y travailler correctement, il me semble qu’il est nécessaire de réduire un peu la focale mais pas n’importe comment. De même qu’il faut sans doute voyager beaucoup dans ce sujet avant de fixer une problématique pertinente.
2Après avoir moi-même progressé par étapes, essais et erreurs, j’ai fait le choix de m’en tenir aujourd’hui à une formulation principale, « le social en actes », qui permet déjà d’englober un certain nombre de sujets : les différentes concrétisations de l’État-providence, son imaginaire et sa symbolique au quotidien, le champ du social quand il est spécialement travaillé et salarié (ce qu’on appelle généralement le travail social ou mieux les métiers du travail social), mais aussi les nombreux domaines afférents que sont les politiques publiques d’orientation sociale, le droit social des créances autant que des libertés des personnes (ayants droit ou usagers), la production sociale des associations et des institutions sociales de façon générale, les savoirs académiques et roturiers, les écrits de toutes sortes, les pratiques cliniques, les systèmes de formation et les rapports à l’université, etc. Soit autant de constructions d’objet différentes qu’il est possible de ranger derrière le même intitulé.
3Avec en toile de fond ce choix d’une approche plus transversale que large, je voudrais maintenant essayer de faire un petit retour sur mes propres usages de l’histoire, plus précisément de la socio-histoire, à savoir les références, les choix théoriques et les pratiques concrètes qui ont marqué mon propre travail de chercheur sur le « social en actes » depuis plus de quarante ans. Pour cela, je ne retiendrai que deux ensembles : un travail inaugural auprès des enfants et des jeunes qualifiés d’« inadaptés » et son extension à d’autres secteurs du domaine de l’action sociale et du travail social ; puis une analyse des fondements et des réalisations caractéristiques de différentes associations, dites familiales, également productrices de multiples réalisations sociales.
- 1 Récusant la coupure théorie-pratique des recherches dites classiques, ces qualifications cachent p (...)
4J’ai travaillé, dans le premier cas, sur un mode plutôt socio-historique et assez classique, c’est-à-dire à distance académique de mon objet et des acteurs. Au contraire, dans le second cas, c’était de façon à la fois plus impliquée, plus factuelle et surtout plus archivistique pour des résultats autant que possible coproduits et gérés avec les acteurs concernés (sans que ce soit pour autant une recherche collaborative ou une recherche-action)1.
Comment donc suis-je devenu préoccupé d’histoire ?
5Alors que je me destinais à des études de psychologie, dès ma première année à l’université de Rennes, dans le cadre de ce qui s’appelait alors l’année de propédeutique, j’avais choisi l’histoire, l’épistémologie de l’histoire et la philosophie, par intérêt mais aussi avec l’intention de combler mes lacunes. Par la suite, j’ai changé de direction et préparé une licence de sociologie.
- 2 Je l’avais eu comme jeune professeur au lycée Ambroise Paré de Laval et il avait publié son doctor (...)
- 3 Plus tard, il critiquera la pratique historique de Michel Foucault, comme étant notamment trop imp (...)
- 4 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949 (posthume). (...)
6Il y avait à Rennes des historiens de renom, qui ont suscité et nourri chez moi un fort intérêt pour les controverses épistémologiques. En histoire moderne, deux enseignants m’ont particulièrement impressionné par leurs connaissances et leur engagement : Michel Denis2, qui assurait un cours de référence sur la Révolution française, et ensuite Jacques Léonard, spécialiste de la médecine et de la santé, pour son cours passionnant sur le XIXe siècle3. Sans oublier que, dans le même temps, j’avais été amené à lire l’Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien de Marc Bloch4.
- 5 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Le Seuil, (...)
7Par la suite, alors que j’avais quitté Rennes pour Paris, j’ai découvert et tiré profit de nombreuses autres lectures et de rencontres. Évidemment Michel Foucault, surtout Histoire de la folie et Surveiller et punir. Plus tard, en 1971, Paul Veyne publiera Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire. Dans la sociologie, Paul Veyne voit soit une philosophie politique, soit une histoire des civilisations contemporaines, soit encore « un genre littéraire séduisant […] qui a pris inconsciemment la succession des moralistes »5 ! S’agissant de Michel Foucault, il écrit notamment :
- 6 Ibid., p. 204.
L’intuition initiale de Foucault, ce n’est pas la structure, ni la coupure, ni le discours pour ce qu’il dit, c’est la rareté […]. Les faits humains sont rares, ils ne sont pas installés dans la plénitude de la raison, il y a du vide autour d’eux pour d’autres faits que notre sagesse ne devine pas, car ce qui est pourrait être autre. Les faits humains sont arbitraires […], ils ne vont pas de soi, alors qu’ils semblent aller tellement de soi aux yeux des contemporains et même de leurs historiens.6
8Tout cela fait assurément réfléchir !
9Grâce à un ami sociologue, j’ai aussi croisé André Burguière, l’un des animateurs de la troisième génération de l’école des Annales, fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre, plaidant pour une nouvelle histoire universitaire plus audacieuse, parfois plus médiatique sans crainte de la polémique. Ses propres travaux ont montré la possibilité d’une anthropologie historique s’agissant notamment du corps, de la famille et de l’État. Philippe Ariès et ses publications sur l’enfant entrent un peu dans cette catégorie. Georges Vigarello, historien du corps, que je connaissais bien, également, et bien d’autres encore.
- 7 H. Gaillac, Les maisons de correction. 1830-1945, Paris, Cujas, 1971, réédité en 1991.
10Henri Gaillac, auteur d’un remarquable volume sur Les maisons de correction publié en 1971 et réédité en 19917, est beaucoup plus factuel, on n’y trouve guère de références théoriques. Malgré tout, il a servi de starter à mes propres travaux sur l’enfance inadaptée.
11Le Centre d’études, de recherche et de formation institutionnelles (CERFI) et la quarantaine de volumes de sa revue Recherches manipulent aussi l’histoire et bien des sujets se rapportent au social, avec des références à Foucault mais aussi à Deleuze et Guattari ou encore à Deligny (dans Les Cahiers de l’immuable). J’y étais abonné.
- 8 P. Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983.
12Durant les années 1970, la question des archives orales émergeait dans les débats grâce à des auteurs comme Philippe Joutard8. De même que celle de l’histoire du temps présent donnant naissance à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP – François Bédarida, Jean-Pierre Azéma, Jean-Pierre Rioux…), pour aborder notamment la Seconde Guerre mondiale et les années suivantes. Ce qui me paraissait très prometteur et ouvrait la possibilité de ponts entre histoire et sociologie. D’autres auteurs, comme Henry Rousso, m’ont également sensibilisé aux risques de « l’illusion contemporanéiste » : les contemporains peuvent témoigner de ce qu’ils ont vu ou fait, mais ils ne détiennent pas toute la vérité sur les événements passés. J’en tiendrai compte dans mes travaux.
13Je me souviens aussi d’avoir participé à un collectif associant des politistes, des sociologues, des anthropologues autour du projet d’une Sociologie historique du politique, à vrai dire une histoire sociale du politique.
- 9 Je continue d’apporter mon entier soutien au CNAHES créé en 1994. Centré sur l’« éducation spécial (...)
- 10 CEDIAS-Musée social : Centre d’études, de documentation, d’information et d’action sociales, fonda (...)
14Rappelons enfin différentes initiatives collectives remarquables, de facture peut-être trop factuelle, mémorielle et archivistique mais qui ont toutes contribué à développer une prise en compte de la dimension historique du travail social et de l’action sociale. Ainsi, le Réseau histoire du travail social (RHTS), le Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (CNAHES)9, l’Association pour l’histoire de la protection judicaire des mineurs (AHPJM), le Groupement pour la recherche sur les mouvements familiaux (GRMF), etc. En 2002, un numéro de la revue Vie sociale du CEDIAS-Musée social10 intitulé « Le social aux prises avec l’histoire. Mémoire et écritures collectives » présente la plupart des comités de ce genre.
- 11 P. Veyne, op. cit., p. 67 et suivantes.
- 12 « Une tentative n’est pas une institution en ce sens que la tentative est un petit ensemble, un pe (...)
- 13 Ne serait-ce qu’au travers des dispositifs d’évaluation permettant de présenter et défendre ses ch (...)
15Mais comment faire avec tout cela, qui tire un peu dans tous les sens, surtout quand le domaine visé manque de légitimité et de reconnaissance scientifiques ? C’est tout de même avec ces différentes ressources lentement accumulées et avec le projet de « comprendre l’intrigue »11, autrement dit l’énigme de ce que j’appellerai plus tard le « social en actes », que, mû par un fort désir de comprendre, j’ai un jour fait le choix de la recherche scientifique en entrant au CNRS, comme sociologue. Mais en réalité c’était aussi avec un ADN de socio-histoire, historicisant la sociologie mais aussi sociologisant l’histoire. Depuis, j’ai conservé une forte préoccupation socio-historique dans tout ce que j’ai essayé de clarifier, dans toutes mes tentatives, sans toutefois aller jusqu’au sens non institutionnel que donne Fernand Deligny à ce terme12. La recherche ne peut guère se passer d’institution13.
Enfance inadaptée et travail social : une reproblématisation continue
16Durant quarante ans, j’ai largement labouré le champ social sous toutes les coutures et avec toutes ses énigmes et intrigues. Mais j’ai de nombreuses fois reformulé ma problématique et j’espère avoir ainsi réussi à faire progresser mes pratiques et mes résultats ; parfois c’était en élargissant l’objet, parfois au contraire en le resserrant sur tel ou tel aspect que je jugeais important de creuser.
17Mon premier travail, sous statut associatif, portait très empiriquement sur l’enfance dite « inadaptée », telle qu’elle s’est inscrite administrativement et a été utilisée comme référence par les acteurs de l’époque. Mais je n’ai pas tardé à considérer qu’il y avait là, au mitan du XXe siècle, une invention singulière et datée, combinant du politique, du notionnel, de l’institutionnel et du professionnel. C’est cela qu’il me fallait déconstruire.
18Devenu chercheur au CNRS en 1980, afin de mieux caractériser le périmètre et les enjeux de mes recherches, j’ai assez vite employé une autre formulation de mon objet, cette fois très large, trop générale sans doute, à savoir le « traitement social de la question sociale ». Objet que je me proposais alors d’aborder sous ses diverses formes historiques les plus identifiables : les institutions publiques et privées, les acteurs politico-techniques, les bénévoles associatifs, les pratiques professionnelles et les métiers, etc. J’avais alors peu d’intérêt pour les engagements subjectifs et je ne cherchais pas encore à articuler ces différents éléments, me contentant souvent de les aborder de manière chronologique et de les juxtaposer plutôt que de les interroger.
19Par la suite, pour continuer d’avancer dans ma problématisation, j’ai cru nécessaire de faire une distinction essentielle entre le travail social, stricto sensu (principalement celui des professionnels), et le « travail (du) social », lato sensu. Ce second syntagme m’autorisait un nouvel élargissement mais surtout me permettait de préciser certains champs d’investigation. Je voulais de cette façon comprendre la genèse et les contradictions des différents ensembles plus ou moins hétérogènes, progressivement construits et en interaction relative les uns avec les autres : le socio-administratif, le socio-judiciaire, le médico-social, le social-familial, le socio-économique, etc. Je voulais aussi mieux classer mes données et commencer à relier les multiples réalisations observables. Tout à la fois les réalisations les plus formelles (le droit, les politiques publiques, les administrations devenues récemment des agences, etc.), les plus immatérielles (les savoirs académiques, expérientiels et cliniques, etc.) ainsi que les plus techniques et matérielles (institutions, financements, métiers, etc.). Cette nouvelle problématisation m’a permis de réduire un peu la complexité de l’objet et d’y voir plus clair, sans m’enfermer dans le seul domaine du socio-éducatif.
20Plus tard encore, pour aller plus loin, j’ai dans un premier temps mis à l’épreuve une autre distinction, cette fois plus resserrée : entre le « social en actes », notamment mis en œuvre par des professionnels salariés, et le « social réalisé », autrement dit, les réalisations sociales durables qu’elles soient publiques, privées ou même marchandes ces dernières années. Mais la notion de « réalisation » restait assez vague, trop générique.
21Aujourd’hui, cette problématisation a encore évolué. J’utilise désormais de façon beaucoup plus générale la formule « social en actes » avec une distinction importante entre le « social travaillé », marqué par l’apparition d’un salaire par et pour l’action sociale chez certains acteurs de terrain, et, pour les autres, le « social réalisé », déjà identifié, avec cette fois un intérêt complémentaire très important pour les interactions entre ces deux sphères (normes administratives, gouvernance, subordination salariale, évaluation, démocratie interne, droit dit des usagers, etc.). Je me suis alors intéressé au « social en actes », sous ses deux espèces, aux prises avec l’action publique et le droit, avec le nouveau management public, avec l’évolution des modes de légitimation en amont et en aval, également avec une économie de résultats au lieu d’une économie de moyens dans l’esprit du service public, sans oublier la question clinique et les controverses qu’elle suscite, etc.
- 14 R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la (...)
22Enfin, partant d’une notation suggérée par Robert Castel14, j’ai exploré l’hypothèse des supports. Il définit un support non comme une réalité matérielle mais comme une « condition de possibilité » pour que quelque chose de « l’aventure d’un sujet » puisse se réaliser. Ce ne serait donc pas le seul résultat tangible qui compte mais la possibilité d’un résultat par la qualité et la potentialité de ce qui est construit au service d’un individu ou d’une situation. Ce très intéressant décalage introduit un peu d’incertitude dans nos analyses et interroge de ce fait tous nos résultats, qu’ils concernent les politiques publiques, les pratiques relationnelles, la démocratie des usagers ou même la recherche.
23Ainsi ai-je pu explorer successivement, seul mais aussi souvent en interaction avec d’autres chercheurs : la naissance de la politique de l’enfance inadaptée, la genèse de la protection de l’enfant au XIXe siècle, l’invention des usagers, l’institutionnalisation du handicap entre l’école et le social, les qualifications versus les compétences dans le travail social, la gestion quand elle tue le social, la question de savoir qui gouverne le social, l’intelligence sociale en danger, le génie du travail social, etc.
- 15 M. Chauvière, L’intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris, La D (...)
24Les deux derniers titres : L’intelligence sociale en danger, que je signe seul en 2011, et Dialogue sur le génie du travail social issu d’un dialogue fécond avec Dominique Depenne et Martine Trapon15 m’ont permis de changer une nouvelle fois de perspective et de m’interroger sur une question plus substantielle, mais aussi plus architecturale que socio-historique. À force de parler du social des uns et des autres, il restait en effet une question et non des moindres : de quoi ce social-là, ce social en actes, est-il fait ? Reprenant un peu l’idée de support chez Robert Castel, j’ai proposé d’y voir non seulement des valeurs (comme dans la définition internationale du travail social et sa version française) mais surtout une combinaison variable et relativement instable d’au moins quatre piliers, quatre supports, quatre intelligences : le droit et les droits, les institutions, les savoirs et une éthique pratique de type clinique.
25Ainsi ai-je librement tourné autour d’un objet difficile à périmétrer et à formuler, une énigme donc, une intrigue aussi, autrement dit la partie émergée d’un iceberg encore insuffisamment exploré. Pour toute recherche scientifique, je plaide plus que jamais pour la liberté problématique, protégée par des institutions ad hoc.
Sur le champ familial, les conséquences d’une faible problématisation initiale
26J’ai un peu critiqué les comités d’histoire, et pourtant mon second domaine de recherche socio-historique s’est appuyé sur un dispositif de ce genre, le GRMF, avec des méthodes propres et enthousiasmantes mais aussi d’importantes limites.
27Vingt-quatre années durant, le GRMF fondé en 1982 s’est consacré à la socio-histoire d’un ensemble d’associations qui, dans le sillage de l’action catholique des jeunes (notamment de la Jeunesse ouvrière chrétienne – JOC), sont apparues en France durant les années 1930 à 1950. Ces mouvements d’origine confessionnelle ont alors occupé une place importante, mais mal connue, aussi bien parmi les organisations ouvrières que dans la sphère de l’action familiale, telle qu’elle se présentait à l’époque avec toutes ses contradictions. Ainsi, la Ligue ouvrière chrétienne (LOC) des années 1930 devient le Mouvement populaire des familles (MPF) pendant la guerre puis, après une scission, naissent le Mouvement de libération du peuple (MLP) et le Mouvement de libération ouvrière (MLO). C’est là une pépinière de militants chrétiens de terrain qu’on retrouvera non seulement au PCF, au MRP et, plus tard, au PSU et au PS, mais aussi dans de nombreuses organisations familiales et sociales pour la défense des familles populaires, des familles usagères dans le cadre des conseils d’administration des caisses d’allocations familiales (CAF), à l’Union nationale des associations familiales (UNAF), au Conseil économique et social (CESE), dans les organisations de consommateurs, dans le domaine du handicap et de la dépendance, sans oublier ni les associations d’éducation populaire, comme Culture et Liberté, Loisirs-Vacances-Tourisme (LVT), etc., ni le travail social, malgré des malentendus durables entre salariat et militantisme. Certaines de ces organisations sont encore actives et relativement connues par leur action publique : notamment la Confédération syndicale des familles (CSF) et Consommation, logement et cadre de vie (CLCV), toutes les deux nées du MPF des années 1940. Il y a là une étonnante arborescence, bien difficile à saisir dans sa totalité et sa diversité.
28En sociologie comme en histoire du temps présent, les acteurs sont parfois invités à rapporter une expérience, à décrire une relation, à rendre compte d’un événement vécu individuellement ou collectivement, quand ce n’est pas, plus simplement, à raconter leur vie. Cependant, même si diverses approches tentent depuis longtemps de dépasser la coupure entre acteurs et chercheurs, ces différentes méthodes conduisent souvent à constituer un matériau dont les chercheurs, avec leurs outils propres et aussi leurs présupposés, feront leur miel en l’absence des acteurs.
- 16 Voir M. Chauvière et B. Duriez, « Chercheurs et militants peuvent-ils être des partenaires ? L’exe (...)
29Au sein du GRMF, la principale motivation des fondateurs, dont j’étais, a résidé dans l’intérêt et le pari tout à la fois humain et cognitif de réellement et durablement travailler avec des femmes et des hommes autrefois très fortement impliqués dans diverses organisations sociales, qui acceptaient, sous certaines conditions, une collaboration originale mais risquée avec des chercheurs professionnels. D’où une méthode qualifiée d’interactive et de contractuelle16.
- 17 Par exemple, à propos des origines, des acteurs et des interprétations d’une scission au sein du M (...)
30Interactive, puisqu’il s’agissait d’inviter les acteurs non seulement à témoigner de leur expérience passée mais aussi à s’associer concrètement aux chercheurs dans une entreprise commune, scellée par la création du GRMF dont le président a toujours été un acteur. Cette interaction était recherchée de deux façons principales : d’une part, au travers des journées d’étude visant la confrontation entre des acteurs ayant pu faire des choix différents au cours des années 1940 et 1950 et, de ce fait, ayant des représentations contraires mais toujours argumentées des mêmes événements (au prix quelques fois de propos violents et même de démissions)17 ; d’autre part, au travers d’un important travail collectif de rassemblement d’archives écrites, forcément lacunaires, à rapprocher évidemment des archives orales, au risque d’en contredire certaines. Une façon comme une autre de réduire les arguments contemporanéistes : « J’y étais, donc je sais ».
31Contractuelle, parce que notre contrat de travail sur cet ensemble de mouvements socio-familiaux historiques stipulait que le projet commun était de partager et de construire ensemble des connaissances nouvelles, sans viser quelque autre utilité que ce soit. Ce qui concrètement impliquait, autant que possible, une intense collaboration concernant d’abord l’organisation, l’animation des journées d’étude, très suivies, très actives, avec des conflits difficiles à réguler, puis la gestion des enregistrements et l’analyse des résultats (autre source de difficultés), pour aboutir à la conception et à la publication des Cahiers du GRMF et à leur vente, ne serait-ce que pour financer nos efforts collectifs. C’est donc devenu un authentique partenariat au long cours pour la recherche et non pour le souvenir ou la valorisation de ce passé militant. Du moins idéalement.
- 18 On peut estimer qu’au contact des chercheurs, les militants ont découvert certaines exigences de l (...)
32Quatorze ouvrages coproduits de type historiographique et un index général très utile ont été produits et diffusés en vingt-cinq années et les annales de ce long travail sont désormais déposées aux Archives nationales à Roubaix. Le pari formel a été tenu jusqu’à ce que la mort fasse son œuvre chez ces acteurs, tous plus âgés que nous. Pourtant, si cette méthode de travail a permis une socialisation réciproque, tant les chercheurs et les militants ont appris les uns des autres18 au fil de ce cheminement partagé, le résultat global en termes de connaissances et d’interprétation reste encore trop proche des récits et des archives brutes.
33Après l’extinction naturelle du dispositif, avec Bruno Duriez, collègue sociologue au CNRS et cofondateur du GRMF, nous avons pensé réaliser un ouvrage de présentation et d’analyse des principaux résultats de ce long et passionnant travail de recherche. Mais certaines difficultés bien difficiles à surmonter sont vite apparues. Le problème était double : non seulement de réduire les 3 500 pages écrites et publiées pour parvenir à un format raisonnable de 200 à 300 pages suffisamment fidèles à l’aventure collective, mais surtout de construire une interprétation de toutes ces données susceptible d’éclairer et de faire connaître ce riche moment d’histoire sociale. Nous avons plusieurs fois élaboré un plan détaillé de la future publication, mais nos intérêts et nos problématiques de référence n’étaient plus les mêmes et, pire, peu compatibles entre eux. En effet, mon collègue s’intéressait bien plus que moi à la place de ces militants chrétiens dans l’histoire de l’Église, de l’action catholique et de ses objectifs sociaux-familiaux, pendant que de mon côté, réduisant considérablement la variable catholique, j’étais plus passionné par les contenus et les stratégies déployées au service du « social en actes » parmi d’autres groupes d’acteurs à la même période. Pour être plus précis encore : une troisième personne, Geneviève Dermenjian, enseignante en histoire, également engagée au GRMF, s’était très vite mobilisée, beaucoup plus que nous deux, sur la question des femmes, autrement dit sur les rapports sociaux de genre. Enfin, un quatrième chercheur, Jean Nizey, également sociologue au CNRS, était surtout orienté vers l’éducation populaire d’origine chrétienne.
34Nous en sommes restés là, sans parvenir à rassembler et à monter en généralité. Le travail empirique avait été très important, la passion méthodologique et l’innovation technique avaient été riches, mais nous avons finalement payé cher notre défaut d’une problématisation suffisamment claire au départ et l’absence d’une recherche plus conceptuelle au fil des années. Évidemment, ces pratiques, caractéristiques de la recherche scientifique, ne sont pas toujours faciles à partager avec des acteurs de terrain.
Brève conclusion
35Sur le champ social, vu sa nature opaque, polymorphe, et son historicité plus complexe encore, je crois nécessaire de faire bouger, de faire évoluer en permanence la problématisation pour percer quelque peu l’énigme, l’intrigue. Sinon, le risque d’une sorte de plafond de verre est réel. Si l’on cherche à produire de nouvelles connaissances, la recherche doit rester double, une recherche à la fois empirique et une recherche conceptuelle. Y compris la recherche historique parce qu’il faut toujours vérifier, classer, reconnecter les pièces entre elles, mais aussi faire parler, interpréter les données recueillies.
36En outre, produire des connaissances nouvelles est un travail qui nécessite des conditions institutionnelles et professionnelles favorables, sans quoi il s’étiole facilement ou glisse vers le commerce des idées et, pire, des points de vue. La coproduction avec les acteurs, ce que certains qualifient de « recherche collaborative », est une voie certainement importante à explorer. Encore faut-il non seulement que l’objet et la problématique le justifient et le permettent mais encore que la qualification des personnes engagées soit suffisamment adéquate et que tous travaillent avec une suffisante connaissance des enjeux scientifiques. Ce qui n’est pas toujours le cas.
37On n’est pas chercheur par simple curiosité ou intérêt personnel, on le devient au cours d’une carrière, dans les conditions institutionnelles de la recherche scientifique et des mécanismes d’évaluation et de reconnaissance, partagés par l’administration et les pairs.
38Enfin, la recherche est aussi une activité ancrée dans l’économie. Autrement dit, s’il existe une économie des moyens, il existe aussi une économie des rétributions sur le plan tant symbolique que monétaire et en termes de pouvoir d’influence ; ces deux économies restent très inégales pour les différentes parties prenantes en cas de coproduction avec des acteurs, sous quelque forme que ce soit. Dans le cas du GRMF, cette question avait été résolue par la création d’une association ad hoc, dite interactive et contractuelle, dont le président a toujours été un militant de terrain et le secrétariat détenu par les chercheurs, eux-mêmes financés extérieurement par l’Éducation nationale ou le CNRS. Quant aux militants, vu leur âge, ils n’étaient plus du tout dans l’action.
Notes
1 Récusant la coupure théorie-pratique des recherches dites classiques, ces qualifications cachent plusieurs cas de figure. Au Québec, en sciences de l’éducation, on vise notamment le rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants. En France, notamment dans le champ de l’action sociale, on vise davantage le rapprochement des professionnels de la recherche et des différents acteurs de terrain, y compris des usagers (Lyet, Bonny et autres membres du groupe desdits « chercheurs ignorants » parlent alors de recherches-actions collaboratives).
2 Je l’avais eu comme jeune professeur au lycée Ambroise Paré de Laval et il avait publié son doctorat sous le titre Les royalistes de la Mayenne et le monde moderne (XIXe-XXe siècles), Paris, Klincksieck, 1977. Dans son enseignement à l’université, il était proche du marxisme d’Albert Soboul, s’opposant à François Furet qu’il jugeait révisionniste.
3 Plus tard, il critiquera la pratique historique de Michel Foucault, comme étant notamment trop imprécise sur le plan factuel, parlant même de fiction. Voir J. Léonard, « L’historien et le philosophe : à propos de Surveiller et punir. Naissance de la prison », Annales historiques de la Révolution française, no 228, 1977, p. 163-181.
4 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949 (posthume). Résistant, il avait été fusillé le 16 juin 1944 par les nazis.
5 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 187.
6 Ibid., p. 204.
7 H. Gaillac, Les maisons de correction. 1830-1945, Paris, Cujas, 1971, réédité en 1991.
8 P. Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983.
9 Je continue d’apporter mon entier soutien au CNAHES créé en 1994. Centré sur l’« éducation spécialisée » au départ, il s’est ensuite ouvert à toute l’« action sociale ». Si ce considérable travail collectif est indispensable, il reste toutefois à le faire parler et, pour cela, à reconstruire l’objet social pour mieux le problématiser,mais aussi à prendre garde à l’illusion contemporanéiste.
10 CEDIAS-Musée social : Centre d’études, de documentation, d’information et d’action sociales, fondation privée, reconnue d’utilité publique, créée en 1894.
11 P. Veyne, op. cit., p. 67 et suivantes.
12 « Une tentative n’est pas une institution en ce sens que la tentative est un petit ensemble, un petit réseau très souple qui se trame dans la réalité comme elle est, dans les circonstances comme elles sont » (F. Deligny, Le croire et le craindre [1975], dans Id., Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 705). Voir aussi A. Nordine Touil et M. Pouteyo éd., « Fernand Deligny, lignes et ricochets », Le Sociographe, hors-série no 13, 2020.
13 Ne serait-ce qu’au travers des dispositifs d’évaluation permettant de présenter et défendre ses choix et ses résultats personnels devant des pairs élus (aujourd’hui nommés) et des représentants de l’administration. Ce qui est utile mais pas toujours facile, surtout quand il s’agit de travaux socio-historiques.
14 R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001, p. 30 et suivantes.
15 M. Chauvière, L’intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris, La Découverte, 2011 ; M. Chauvière, D. Depenne et M. Trapon, Dialogue sur le génie du travail social, Paris, ESF, 2018.
16 Voir M. Chauvière et B. Duriez, « Chercheurs et militants peuvent-ils être des partenaires ? L’exemple français du Groupement pour la recherche sur les mouvements familiaux », SociologieS.
En ligne : [https://doi.org/10.4000/sociologies.3609] (consulté le 12 décembre 2022).
17 Par exemple, à propos des origines, des acteurs et des interprétations d’une scission au sein du Mouvement populaire des familles intervenue en 1951. Voir M. Chauvière éd., « Une communauté brisée. Regards croisés sur la scission MLP-MLO de 1951 », Les Cahiers du GRMF, no 9, 1995.
18 On peut estimer qu’au contact des chercheurs, les militants ont découvert certaines exigences de la recherche scientifique (gestion des archives, modes de classement, hypothèses, contextualisation, contradictions, incertitudes, etc.) et qu’au contact régulier des militants durant plusieurs années, les chercheurs se sont sensibilisés aux passions militantes et à leurs effets sociaux, tout en s’interrogeant, sans jugement de valeur, sur les ressorts et la pertinence de ce type d’action collective.
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Référence électronique
Michel Chauvière, « Quels appuis pour qui veut contribuer à l’histoire du travail social ? », Astérion [En ligne], 28 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/asterion/9438 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.9438
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