Retour aux sources : témoignage de Danièle Kintz
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1L’enseignement d’ethnologie à la faculté des Lettres et Sciences humaines de Nanterre (Université de Paris), intitulés de l’époque, recruta en 1966 des étudiants de sociologie qui, pour la plupart, y avaient vécu les deux premières années de l’université comprenant en première année, 1964-1965, propédeutique, pour la dernière fois, puis, en deuxième année, 1965-1966, un certificat de sociologie générale et un autre de psychologie sociale. Pour eux, Nanterre était déjà approprié et les équipes soudées. L’effectif était encore réduit, progressant année après année.
2Seule une forme d’ironie politico-administrative peut rendre compte de la suppression définitive de propédeutique, car c’était une première année particulièrement positive : des matières déjà enseignées au cours du secondaire (dans mon cas : philosophie, histoire, anglais et une option supplémentaire en grec ancien), mais avec un niveau, une méthode et une ambiance universitaires. Une transition parfaite qui depuis lors fait défaut.
3Ce bien-être intellectuel était à l’œuvre dans une horreur environnementale : le bourbier d’un camp militaire en cours de démolition pendant que se construisait l’université avec seulement deux bâtiments à l’ouverture, l’un pour les cours, l’autre pour le restaurant. Le camp était entouré de deux des plus grands bidonvilles de France : l’un est devenu une prison (maison d’arrêt départementale), l’autre la préfecture des Hauts-de-Seine. Il était desservi non pas par une gare ferroviaire mais une halte, avec un quai en planches vacillantes : « Nanterre-La Folie ». Pour les voitures, le bourbier pouvait servir de parking, peu de motos à l’époque.
4La résidence universitaire n’a ouvert que progressivement après la rentrée de 1965 et elle était réservée à celles et ceux qui n’habitaient pas la région parisienne. Nous nous rendions donc tous les jours à Nanterre, sur un mode contraint : personne n’avait choisi d’y aller, l’affectation était totalement autoritaire, sans exception, même pistonnée.
5L’effectif réduit, l’environnement affreux et l’excellente qualité de l’enseignement ont généré de petits groupes de travail spontanés, dont les membres sont rapidement devenus des amis ne se quittant plus, explorant les petits restaurants, visibles ou clandestins, des environs (les restaurants universitaires étaient à l’époque de très basse qualité) et terminant les soirées dans les cinémas du quartier latin.
6La deuxième année, en 1965, les sciences humaines commençaient en tirant les étudiants vers le haut au point que certains cours nous étaient difficilement compréhensibles. Un exemple : Henri Lefebvre venait nous donner une demi-journée de cours par semaine sur deux thèmes dont l’un était « Forme, fonction, structure » et l’autre « La ville ». Toujours théâtral, avec des gestes d’avocat, suivant son inspiration du moment, Lefebvre commençait par l’un ou l’autre thème, sans nous en annoncer l’intitulé : regards échangés, petits signes en direction de nos classeurs, incertitude générale sur la chronologie du jour. Personne, bien sûr, ne voulait prendre le risque du ridicule et demander de quoi il s’agissait. Le résultat de ce qui paraît a priori absurde fut de faire suivre les cours de discussions en petits groupes, chacun formulant les éléments qu’il pensait avoir compris. Et c’est ainsi que nous avons pris l’habitude et le goût de travailler ensemble de manière décontractée.
7À la rentrée de 1966, c’est dans ce cercle intellectuel et amical de qualité que l’ethnologie est venue prendre sa place avec toute son originalité rehaussée par la personnalité spécifique d’Éric de Dampierre, notre quasi Mentor au sens mythologique du terme.
8L’offre intellectuelle de cette troisième année, puis des suivantes, présentait la gageure d’être à la fois vaste, diversifiée et approfondie. Et nous sommes toujours restés en petits groupes pour la licence, la maîtrise et le diplôme d’étude approfondie (première année de troisième cycle), avançant au fur et à mesure que l’université grandissait et que, en amont, les deux premières années de sciences humaines recrutaient de plus en plus d’étudiants.
9Un meilleur cursus était difficilement imaginable : au socle anthropologique fondamental représenté notamment, bien sûr, par la parenté, était jointe une offre vaste de disciplines (linguistique en premier lieu, écologie alors novatrice, anthropologie visuelle), de thématiques spécialisées telles que l’anthropologie religieuse et de choix géographiques, tous les continents faisant, à des degrés divers, l’objet d’une approche spécifique. Nous pouvions donc faire sur place une sélection éclairée. L’adhésion était telle que nous suivions le samedi des séminaires géographiquement déterminés sur la Chine (Jacques Pimpaneau) comme sur l’Océanie (Daniel de Coppet), quels qu’aient été nos choix de terrain.
10Car le travail de terrain était l’univers de l’enseignement et de l’influence d’Éric de Dampierre, associé à une insistance sur la linguistique et l’apprentissage des langues des lieux d’enquête sélectionnés. Jean Rouch et l’anthropologie visuelle appuyaient cette perspective dans une ambiance à la fois sérieuse et ludique, le conseil rouchien étant de « faire l’école buissonnière, mais, alors, très sérieusement ». L’offre linguistique alliait les besoins pratiques, la phonétique avec Jacqueline Thomas, aux envolées théoriques avec Nicolas Ruwet et Jean-Claude Milner.
11Éric de Dampierre, assisté par Michel Izard, déléguait aussi fréquemment ses cours à Jeanne Favret-Saada et Hélène Clastres, tout en maintenant une grande influence dans tous les aspects précités. Il appréciait visiblement nos petits cénacles, leur avait fourni une « salle des doctorants » très appréciée et passait parfois la soirée avec nous comme, aussi, presque tous les autres enseignants. Les débuts de Nanterre étaient caractérisés par une grande convivialité et une grande proximité enseignants-étudiants et le tutoiement était généralisé sauf envers les plus âgés comme Éric de Dampierre. Nous avons presque tous assisté à la soutenance de sa thèse d’État à la Sorbonne. Elle fut fort bien reçue bien que Claude Lévi-Strauss, président du jury, se soit fait remarquer par ses bâillements…
12De l’année 1967, les médias et l’histoire ont retenu les manifestations à la cité universitaire réclamant la libre circulation des femmes et des hommes entre leurs bâtiments respectifs. Le résultat a été positif et l’ensemble des étudiants était solidaire, mais la plupart ne logeaient pas sur place et n’auraient pas voulu le faire : l’environnement a mis des années à s’améliorer et les arbres à pousser.
13La rentrée 1967 a été houleuse avec des grèves corporatistes menées principalement par les sociologues auxquels s’associaient les ethnologues, appelés plus tard anthropologues. Ces mouvements se sont poursuivis notamment en discussions de plus en plus larges démographiquement et thématiquement avant d’atteindre des sommets inattendus. L’étincelle a été l’interpellation de camarades (pour raison de manifestation anti-guerre au Vietnam et d’accusation vraisemblablement erronée de consommation de drogue, phénomène rare à l’époque) qui a déclenché un soutien partagé. C’était le 22 mars 1968. Belle journée au cours de laquelle plusieurs cercles se sont réunis, assis calmement dans l’herbe, abordant de nombreux sujets. Au soir, le sort des camarades n’étant pas réglé, l’occupation de la tour administrative fut décidée. Événement inattendu, scandaleux, qui s’est poursuivi pendant plus d’un mois par des assemblées générales à la nombreuse assistance, jusqu’au 2 mai où la faculté de Nanterre a été fermée et où nous sommes partis à la Sorbonne, puis à l’Odéon. De quelques dizaines d’étudiants au matin du 22 mars à Nanterre, l’effectif de l’immense manifestation du 13 mai à Paris a gonflé jusqu’à dépasser le million de personnes, avec d’autres manifestations en province et dix millions de grévistes. Beaucoup a été écrit sur ce phénomène et son caractère international. Le vivre de l’intérieur en première ligne a été un enrichissement considérable : tout était remis en question, c’est-à-dire que tout pouvait être pensé. Pour les anthropologues, cette attitude constituait un corollaire pratique à la découverte et au traitement du concept d’« arbitraire de la coutume ».
14Les anthropologues de Nanterre, qui s’appelaient encore ethnologues et qui nommaient affectueusement leur laboratoire par le diminutif de « Labethno » (qui était aussi son intitulé télégraphique), se sont par la suite violemment opposés aux huissiers de rectorat que l’université avait eu la mauvaise idée de faire venir, par peur sans doute. Leur comportement violent leur avait valu le surnom d’ « appariteurs musclés ». Lors des assisses générales du Laboratoire tenues à Royaumont en janvier 1969, suivies d’une réunion chez Jeanne Favret-Saada, une grève de la faim a été décidée : nous étions treize anthropologues volontaires et un philosophe. C’était une première à cette époque en milieu universitaire et Nanterre restait sous observation médiatique. Dès le premier jour, un journaliste du Nouvel Observateur était accouru. Au bout d’une semaine, nous avons obtenu gain de cause, après conférence de presse et rendez-vous au ministère à minuit et à la condition de laisser partir les appariteurs discrètement.
15Un épisode mérite d’être raconté : lors de cette grève de la faim, nous nous tenions dans la salle des doctorants. Un soir, un des appariteurs musclés a surgi, un très très musclé. Il nous a fait un psychodrame, pleurant, et nous expliquant qu’il ne pouvait pas faire autre chose. Silence général, personne ne se manifestait pour le consoler. Il nous a montré une carte sur laquelle était imprimé « Débile léger ». Aucun d’entre nous ne connaissait l’existence d’une telle carte ! Il est reparti, sans autre heurt.
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16Le demi-siècle du Laboratoire s’est donc établi sur deux années nanterroises qui l’ont précédé en lui fournissant des conditions intellectuelles et sociétales qui lui ont convenu et qu’il a grandement magnifiées.
17J’ai eu la chance d’être partie prenante de ces années plus qu’enrichissantes. Mon premier terrain s’est déroulé dans le nord-est du Burkina Faso (région de Liptako-Gourma, zone dite des trois frontières, actuellement en guerre djihadiste) de novembre 1969 à février 1974. Arriver où que ce soit en 1969, venant de Nanterre, faisait peur : on était la révolution personnifiée. C’était amusant, mais posait des problèmes diplomatiques.
18À mon retour en 1974, j’ai retrouvé le Laboratoire, ses habitudes, son style, son ouverture, ses savoirs multiculturels, mais du point de vue politique, et même sociétal, beaucoup de vestes avaient été retournées.
Danièle Kintz, arrivée à Nanterre à l’ouverture du campus en 1964 et partie en Afrique fin 1969
References
Electronic reference
“Retour aux sources : témoignage de Danièle Kintz”, Ateliers d’anthropologie [Online], FloriLESC, Online since 17 February 2022, connection on 10 November 2024. URL: http://journals.openedition.org/ateliers/15839; DOI: https://doi.org/10.4000/ateliers.15839
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