1Cet article résulte d’une démarche nourrie à la fois par une recherche académique que j’ai menée dans des fonds conservés au musée Albert-Kahn et par la réflexion conduite autour du Projet scientifique et culturel de cet établissement dont j’ai assuré la direction pendant plus de huit ans en tant que conservateur du patrimoine. Ce projet, en tension entre un site patrimonial, déployé au cœur d’un jardin à scènes de quatre hectares, une iconothèque, constituée d’un fonds de plusieurs dizaines de milliers d’autochromes et d’une centaine d’heures de films, et une « maison des illustres » cristallisée autour d’une figure originale de banquier philanthrope, humaniste et pacifiste, s’inscrit dans une perspective de musée de société. Résultant d’un jeu d’équilibre complexe entre hommage et posture réflexive, il repose sur une tentative d’actualisation d’une œuvre achevée il y a près d’un siècle. Miroir tendu aux visiteurs pour interroger leur présent à la lumière de leur histoire, de la manière de la fabriquer et de la transmettre, ce type de musée ne constitue pas un dispositif neutre qui transmettrait des connaissances dites « objectives », dégagées de tout parti-pris. Il propose, au contraire, un point de vue « situé » sur les collections et notamment les fonds d’images, présenté au sein de cette contribution, qui évoluera nécessairement avec les orientations défendues dans les Projets scientifiques et culturels successifs.
- 1 Bouillon, sd : cite Alphonse Davanne, Rapport sur les épreuves et les appareils de photographie, Ex (...)
- 2 Bouillon, 2001 : l’auteur étudie les Albums « Musée d’ethnographie. Vues et costumes de France », r (...)
2Au milieu du xixe siècle, l’ambition d’un « recensement du monde », donnant accès à une connaissance qui se voulait globale, fut facilitée par l’apparition de nouveaux modes d’enregistrement mécanique et la croyance dans l’objectivité de ces représentations. L’image est alors considérée comme un support objectif, une surface sur laquelle s’inscrit un réel directement captable, « reflet irréfutable du fait découvert »1. Voyageurs solitaires, aventuriers ou personnels recrutés dans le cadre d’expéditions scientifiques, missionnaires, civiles et militaires en relation avec l’entreprise coloniale, rapportèrent ainsi les premières images de régions et de peuples souvent peu connus du public occidental. La chaîne opératoire présidant au travail scientifique qui prévalait alors distinguait le travail de collecte par les voyageurs de l’analyse produite par les savants, « théoriciens de cabinets ». La méthodologie ou l’origine des photographies importaient peu. Il s’agissait avant tout de les accumuler, de les classer, de les organiser rationnellement afin d’en extraire du sens pour la discipline concernée2. Fragment de réel, une même photographie pouvait donc apporter des informations relatives à l’ethnographie, à l’histoire, à la géographie…, en fonction des centres d’intérêt de ceux qui la regardaient.
3Parallèlement, durant cette période, les sciences humaines s’institutionnalisèrent à la faveur d’un mouvement d’émancipation par rapport aux formes mondaines des sociétés savantes. L’expérience du terrain par le chercheur lui-même constitua la principale rupture épistémologique de ce processus, la géographie humaine faisant figure de pionnière de ce changement méthodologique. Impulsée par Vidal de la Blache, cette exigence nouvelle de la confrontation physique à l’objet d’étude, qualifiée de « géographie de plein vent » (Robic, 1996), rendit nécessaire la mise au point d’une stratégie d’observation. La photographie devint alors l’alliée du scientifique : elle permettait d’enregistrer, de retranscrire et de conserver une certaine vision du réel à moindre coût.
4La centralité du terrain, prônée par les géographes, caractérisa dès son origine l’entreprise de collecte impulsée par Albert Kahn (1860-1940). Banquier cosmopolite, qui spécula sur les mines de diamants d’Afrique du Sud et négocia avec les financiers de l’empire de Meiji, infatigable voyageur qui considérait que l’expérience de la confrontation à l’ailleurs était nécessaire à la formation des jeunes diplômés, pacifiste militant qui assista au redécoupage du monde par les grandes puissances européennes, Albert Kahn fut, à de nombreux égards, acteur de la mondialisation en marche.
5Fortune faite, il s’intéressa aux questions politiques et sociales qui traversèrent son époque et milita pour le rapprochement entre les peuples. À partir de la création de différentes fondations, il souhaita donner à comprendre l’humanité dans sa complexité, en convoquant tous ses aspects (sociologique, politique, économique, géographique, biologique…) et en favorisant le décloisonnement disciplinaire. C’est dans cet esprit qu’il impulsa à partir de 1909 les Archives de la Planète, une entreprise de production de documentation visuelle qui se situait à la croisée de la géographie humaine et de l’ethnologie naissante. En 1931, cette fondation réunissait plus d’une centaine d’heures de films et près de 72 000 autochromes réalisés par une douzaine d’opérateurs dans une cinquantaine de pays. Ces images étaient essentiellement diffusées lors de projections organisées chez lui, à Boulogne.
- 3 Fondation destinée à accueillir et valoriser les travaux des bénéficiaires des bourses autour du mo (...)
6Pendant plus de vingt ans, Albert Kahn proposa à de rares privilégiés issus de l’élite internationale un véritable « séjour » au cœur de son domaine, moment de détente et de rencontre, composant ainsi une véritable stratégie de séduction. Les temps de promenade dans le jardin à scènes rythmaient les temps de projection, les débats sans formalisme précédaient des repas champêtres à la « Société autour du Monde »3, les séances de pose dans le studio photo, enfin, venaient conclure et immortaliser cette immersion de quelques heures. Par la mise en place de ce dispositif raffiné, le banquier n’avait d’autre ambition que de convaincre par l’expérience sensible que la diversité pouvait produire de l’harmonie et que la paix entre les hommes était certainement possible.
- 4 Lettre d’Albert Kahn à Jean Brunhes, 26 septembre 1912, musée départemental Albert-Kahn (MDAK), col (...)
7Contrairement à la plupart des fonds scientifiques en sciences humaines réalisés à cette époque à partir de clichés déjà faits, « récupérés » voire détournés de leur usage initial, les Archives de la planète apparaissaient d’abord comme une véritable entreprise de production d’archives visuelles. La pratique directe du terrain par des opérateurs photographes ou cameramen en fut un élément central, la rendant profondément originale comme en témoignait Albert Kahn dans une correspondance de 1912 : « Les études sur place me paraissent être le seul moyen de faire de la vraie géographie. Elles prendront toute leur valeur et produiront leur plein effet où toute notre petite planète vous sera devenue familière »4 (ill. 1).
ill. 1 – L’opérateur [Paul Castelnau], à Ismaïlia (Egypte), 15 juin 1918
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Charles Winckelsen (attribué à), inv. A15907, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
- 5 Albert Kahn cité par Emmanuel de Margerie, lettre adressée à Brunhes, 26 janvier 1912, MDAK, collec (...)
8D’une manière générale, la quasi-absence de formation universitaire des opérateurs, la courte durée de leurs séjours et la nature de leurs interlocuteurs, généralement limités à des représentants officiels, réduisirent fortement leur capacité à comprendre les logiques internes de la culture étudiée. Spontanément, ils reprenaient peu ou prou les contenus des guides touristiques et les poncifs développés par l’industrie de la carte postale. Kahn en prit évidemment conscience et partit, dès l’origine du projet, à la recherche d’un directeur scientifique, « un homme actif, suffisamment jeune, habitué à la fois aux voyages et à l’enseignement, et d’une compétence reconnue comme géographe »5.
- 6 Lettre du directeur de l’enseignement supérieur à Maurice Croiset, 13 juin 1932, MDAK, collection a (...)
- 7 Lettre de Brunhes à un destinataire inconnu, 19 juin 1912, MDAK, collection artificielle correspond (...)
- 8 Lettre de Brunhes à Kahn, 7 mars 1913, MDAK, collection artificielle correspondance Brunhes.
9Le choix du géographe Jean Brunhes permit à Kahn de conforter la place de l’image au sein d’une discipline qui avait récemment fait de l’expérience de terrain l’un de ses fondements méthodologiques. Par ailleurs, toujours dans un souci de reconnaissance scientifique, la direction des Archives de la planète fut assortie de la création d’une chaire au Collège de France intégralement financée par le banquier6. Cette possibilité donnée à un financeur privé d’influer sur l’organisation de l’institution fit, comme on s’en doute, largement débat, certains y voyant une ingérence intolérable du monde de l’argent dans celui de la science. Quoi qu’il en soit, à l’issue d’une « séance très mouvementée »7, le candidat soutenu par Kahn fut élu : Brunhes, éconduit lors d’une précédente candidature, devint professeur au Collège de France et Kahn bénéficia ainsi d’un outil efficace pour assurer la reconnaissance scientifique de ses archives visuelles. Brunhes mit rapidement en œuvre la commande qui lui était faite et affirma, dès 1913, l’importance de ses cours pour faire connaître et légitimer les Archives de la planète8. Pleinement impliqués dans les enjeux de leur temps, Albert Kahn et Jean Brunhes avaient l’ambition de réunir une matière visuelle intéressante pour les historiens de demain : « Elles [les Archives de la planète] voudraient constituer une sorte de tableau réel de la vie à notre époque, qui demeure le monument par excellence de consultation et de comparaison pour ceux qui viendront après nous » (Brunhes, 1913).
10Dès l’origine, la dimension universitaire du projet, destiné à la formation des élites, sa dimension documentaire, visant à enregistrer des événements significatifs ou en voie de disparition pour les historiens du futur, sa dimension militante, au service d’une action sur le réel, mais également sa dimension esthétique, autour de l’invention d’une écriture spécifique, interagissent. Comme nous allons le voir, le caractère très hétérogène des ambitions initiales marque de façon un peu similaire les interprétations plus récentes du fonds, entre simple réservoir documentaire, projet scientifique de contextualisation et appropriations mémorielles et artistiques. En effet, si la fonction immédiate de ces images est de donner à voir un contenu iconographique témoignant des bouleversements du monde à cette époque, un travail d’historicisation permet également de se pencher précisément sur leur devenir, ainsi que sur le sens et le statut qu’on leur donne aujourd’hui (Lugon, 2007).
- 9 Albert Kahn prêtait rarement ses images, non reproductibles à l’époque, à l’exception de certaines (...)
- 10 L’ensemble fut dévolu au département des Hauts-de-Seine en 1968.
- 11 Une note datée de 1937 concernant la gestion de la propriété par le département de la Seine signale (...)
11Contrairement à des archives générées par une activité scientifique, les images (photos et films) sont collectées pour elles-mêmes et ne s’accompagnent généralement pas d’autres recueils d’information (notes de terrain, rapports de mission, publications, etc.). Ce phénomène de « banque d’images » — malgré une diffusion très restreinte et encadrée du temps d’Albert Kahn9 — était sans doute déjà en germe dès l’origine de la Fondation, avec le choix fait par le banquier de ne pas envoyer de scientifiques sur le terrain, contrairement aux préconisations et au grand dam de Jean Brunhes, son directeur scientifique. Cette pauvreté d’archives s’accentua encore au gré des décennies qui suivirent. Ruiné suite au krach de Wall Street de 1929, le banquier dut mettre aux enchères ses différents biens. L’ensemble de la propriété, composé des bâtiments et du jardin, ainsi que des collections d’images furent acquis en 1936 par le département de la Seine10. Les saisies nazies, notamment des archives de la Société autour du Monde, fondation précédemment citée, toujours en fonction, et la perte d’un grand nombre d’archives contextuelles durant cette période historique mouvementée renforcèrent encore cette situation11.
- 12 Archives départementales des Hauts-de-Seine, AAK, AA, 1936-1974 : à ce sujet, cf. la thèse de Genou (...)
12Les films et les autochromes des Archives de la Planète, utilisés essentiellement dans le cadre des projections organisées à Boulogne et les cours de Brunhes au Collège de France, furent rendus peu à peu disponibles avec le rachat du fonds par le département de la Seine. La création de la « Cinémathèque photothèque de Boulogne » vers 1938 permit à des tiers de consulter et d’acheter des copies des films à des fins publiques ou privées. Un catalogue de la Cinémathèque de Boulogne, où les films étaient référencés par thématique, fut imprimé à cet effet12.
13À la fin des années 1970, une équipe fut recrutée pour étudier et conserver les fonds. Les documentalistes cherchèrent alors à multiplier les moyens de diffusion de ce qui était désormais devenu une « collection ». L’accent fut mis sur la description et l’explicitation du fonds lui-même à partir des éléments visibles sur les images. Étant donnée la pauvreté des informations — et peut-être aussi le manque d’intérêt — sur le contexte de production et les différents usages qui en avaient été faits jusque-là, un prisme ethnographique ou historique souvent descriptif (les monuments et l’architecture, les costumes, les techniques agricoles et artisanales, les productions culturelles et artistiques, l’organisation sociale, les pratiques religieuses, les événements, etc.) a guidé les recherches documentaires.
14Des expositions itinérantes furent organisées, coproduites ou accueillies par des structures partenaires en France et à l’étranger. Parallèlement, le système Fakir (Fonds Albert Kahn informatisé pour la recherche), combinant base de données et reproductions d’images de qualité, fut mis au point, rendant les images facilement consultables. L’accès aux collections était alors réservé aux professionnels, travaillant généralement dans l’édition, les métiers de l’audiovisuel ou la recherche.
15Reconnu comme un musée classé et contrôlé par l’État (ancienne appellation des musées de France), le site a été ouvert au public en 1986. Une galerie d’exposition a alors été créée. Un système robotisé pour le visionnage des images fixes et animées, reprenant la technologie Fakir, y a été installé.
- 13 Quelques exemples d’expositions présentées dans la galerie entre 2000 et 2010 : En quête d’Irlande. (...)
16Les expositions, conduites à un rythme annuel, présentaient essentiellement des monographies portant sur un pays ou une région13. Les images considérées comme les plus belles (très peu de films) étaient montrées sur des supports translucides rétroéclairés qui permettaient de restituer le caractère projeté des œuvres originales tout en gardant la qualité des détails. Les commissaires construisaient leur propos selon une trame narrative articulée autour de la succession des images. L’objectif était de « poursuivre la vocation d’enseignement initialement souhaitée par Kahn » (Hervé, 2002) et de dire en image la beauté et la diversité du monde. Le contexte de production et de diffusion des images était peu évoqué, hormis deux expositions consacrées à Jean Brunhes (1993) et Albert Kahn (1995). Les contenus produits pour les expositions étaient ensuite intégrés dans la base de données des collections.
17Parallèlement, dès son ouverture, le musée devait répondre aux nombreuses sollicitations extérieures et fonctionnait comme un centre de ressources visuelles, mettant à disposition du public un lieu inédit pour illustrer l’histoire, les traditions, le patrimoine, la géographie, etc., des pays et régions traités dans les Archives de la planète. Il s’est alors doté d’une cellule de cession commerciale occupant plusieurs agents. L’utilisateur était tenu de payer une « redevance » et le musée n’avait aucune maîtrise sur le contenu éditorial des différents projets.
- 14 Les images étaient enregistrées au retour des missions dans les registres papiers, conservés au mus (...)
18Dans ce contexte, l’outil documentaire mis en place dans les années 1990 privilégiait le mode d’interrogation utilisé par les usagers à partir du contenu iconographique (indexation sur des critères très descriptifs de ce qui était visible sur l’image). Afin de faciliter l’utilisation de la base de données, le parti-pris adopté dès le départ a été de réécrire les légendes, abandonnant celles rédigées par les opérateurs (elles n’apparaissaient pas dans les notices et n’étaient pas interrogeables sur la base)14. L’objectif de cette légende « révisée » était de la rendre plus immédiatement explicite. Les noms des zones géographiques ont été actualisés. De même, les « erreurs », ce qui pouvait être mal interprété ou politiquement incorrect (emploi de termes ayant une connotation potentiellement dépréciative, comme « boches », « nègre », « type » ou « race ») ont été supprimées. Il s’agissait de mettre en avant ce qui pouvait avoir du sens pour un public contemporain et répondre à ses centres d’intérêt, en mettant parfois en évidence des signifiés que les opérateurs n’avaient pas forcément mis en exergue. Par exemple, la légende d’origine « Turquie, Smyrne, La Ville incendiée, Quartier italien Orage sur les Quais de Smyrne » est devenue « Orage sur les quais d’Izmir » ; « Soissons, Deux nègres font leur popote » est devenue « Deux soldats coloniaux préparent le repas » ; « Turquie, Mont-Athos, vieux moine mendiant » est devenue « Le monastère de Stravonikita, Grèce » ou encore « Finistère, Tous ces personnages sont nés à Penmarc’h et sont de pure race de Bigoudins, M. Nicolas » est devenue « Finistère, Habitant de Penmarch en costume bigouden ».
19S’il donnait du sens à certaines images lorsqu’elles étaient présentées isolées du fonds, ce travail de réécriture entraînait également une perte d’information (contexte géopolitique, intentionnalité, vocabulaire utilisé, déroulement de la mission, succession des sujets, erreurs ou approximations significatives…). Il favorisait parfois une nouvelle lecture de l’image et renforçait sa dimension strictement illustrative au détriment de la prise en compte du contexte intellectuel et politique et des mécanismes de production (par exemple lorsque les informations indiquant la succession de prise de vue étaient supprimées : « le même, vu de dos », « pris du même endroit », « plus tard », « plus gros », etc.).
- 15 Mahieu, 2019 : « Chez le riche Serbe, 3 filles de Smilievo et la petite fille de la maison en costu (...)
20Considérée du point de vue de son strict contenu visuel, l’image fonctionnait souvent comme une illustration supposée fiable des réalités et modes de vie de telle ou telle région du monde, venant véritablement incarner ce qu’elle représentait. Elle pouvait parfois révéler, voire justifier, telle vision de l’histoire ou tel enjeu mémoriel. Stéphanie Mahieu, dans un travail de recherche qu’elle a réalisé sur le fonds « Macédoine » dans le cadre de son stage de spécialité pour la formation initiale de conservateur à l’Institut national du patrimoine, a analysé les modifications successives de légendes des autochromes en fonction des projets de valorisation réalisés par le musée ou par des partenaires entre 1981 et 2001. Elle a notamment mis l’accent sur une exposition montée en 2002 à Skopje, commémorant l’indépendance du pays en 1991. Présentée dans un contexte politiquement tendu, l’exposition véhiculait ce qui était de l’ordre d’une quête de l’essence de l’identité nationale macédonienne15 (ill. 2).
ill. 2 – « Serbie [Macédoine], Monastir Bitolj, Chez le riche Serbe, 3 filles de Smilevo et la petite fille de la maison en costume plutôt citadin », mai 1913, mission Jean Brunhes dans les Balkans
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Auguste Léon, inv. A2060, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
21Cette démarche historiographique qui prend en compte la circulation des images des collections, leurs usages successifs, la relation dynamique entre le discours et l’image, la place, l’utilité et l’usage de la collection à différentes époques, est aujourd’hui encouragée, favorisée par la présence d’archives générée par l’activité de la « cession commerciale » des Archives de la planète depuis le rachat des collections par le département de la Seine (elles sont depuis peu classées et consultables aux Archives départementales des Hauts-de-Seine). Une thèse a d’ailleurs récemment été soutenue autour du réemploi de certaines séquences filmées de la collection. L’auteur, Adrien Genoudet, a analysé la manière dont l’histoire s’est construite en images, établissant la généalogie des filiations visuelles. Il a notamment étudié le cas du film « Les Grands Boulevards, Paris, France, 1913 », donnant à voir « le ruissellement des hommes et des femmes sur les trottoirs, attablés aux cafés ou emportés par le flot ininterrompu des véhicules automobiles, des fiacres et des bicyclettes ». Selon lui, cette séquence est devenue, au fil des réutilisations, un véritable « lieu de mémoire » faisant référence — visuellement — à la période de la « Belle Époque » (Genoudet, 2019).
22L’enregistrement pensé comme neutre dans le projet initial, reflet supposé fidèle de la réalité, se métamorphose avec l’épaisseur de l’histoire en une image construite, fruit d’un regard et d’une époque, d’une expérience singulière de l’ailleurs. Derrière une homogénéité des supports, les Archives de la planète présentent en effet une réelle hétérogénéité, traversée par des tensions parfois contradictoires, croisant différentes disciplines, influences, relations à l’ailleurs, types de récits… Les objectifs d’un projet d’une telle envergure sont difficilement lisibles pour un public d’aujourd’hui. Nous allons maintenant voir comment le musée, à la faveur du déploiement d’un dispositif scientifique significatif depuis 2013, mis en place dans la perspective de la réouverture initialement prévue en 2018, a pu construire un discours cohérent sur ses collections et l’œuvre d’Albert Kahn, présenter les multiples facettes de cet héritage, en montrer les logiques, tout en le réinterrogeant à l’aune de nos préoccupations contemporaines.
23Plus facilement que les écrits, les images, surtout lorsqu’elles traitent de la vie quotidienne, invitent à une pluralité d’interprétations. Comme le rappelle Jean-Paul Colleyn (2012), l’image, comme toute source, doit donc être analysée en tant que produit historique, construction consciemment ou inconsciemment élaborée selon les théories et les idéologies en vigueur.
24À côté de ce qu’elles montrent de l’état du monde à un moment donné, les images prises au début du xxe siècle par les opérateurs d’Albert Kahn renseignent également sur les contraintes techniques imposées, la méthodologie employée, l’outillage conceptuel mobilisé, les motivations à l’origine du projet, etc. Cette démarche de critique des sources préconisée par Colleyn, cherchant à interroger la perception du monde par le photographe/cameraman, la matérialité du fonds, les conditions matérielles et intellectuelles de sa réalisation, est au cœur du nouveau Projet scientifique et culturel (PSC) du musée rédigé en 2013, que j’ai piloté en tant que directrice du musée.
- 16 Le PSC a été publié (Perlès, 2015) ; les travaux du comité scientifique ont été réunis dans l’ouvra (...)
- 17 D’autres comités scientifiques ont été réunis sur des thématiques resserrées. Le travail réalisé au (...)
25Un comité scientifique réunissant spécialistes de la photographie et du cinéma, historiens, géographes, ethnologues, etc. s’est réuni afin d’accompagner l’équipe du musée dans la définition des nouveaux enjeux16. Il s’agissait dans un premier temps de situer les Archives de la planète au sein de l’histoire de la photographie et du cinéma documentaire, en privilégiant une approche comparatiste. Les thématiques se sont ensuite articulées autour d’une étude fine des conditions de travail des opérateurs sur le terrain, assortie d’une analyse formelle souvent inédite (y a-t-il un « style » ou une « école » Archives de la planète ?). Parallèlement, une démarche d’historicisation, que nous avons évoquée plus haut, a permis d’évaluer, de manière plus réflexive, la place, l’utilité et l’usage de la collection dans le présent et de mesurer l’écart avec le projet de départ17.
- 18 Une réflexion autour de l’externalisation de la partie purement commerciale de cette activité est e (...)
26Un des principaux objectifs de ce dispositif de recherche était de sortir la collection de l’utilisation strictement illustrative à laquelle elle était souvent réduite. Une première mesure concrète a consisté à suspendre l’activité de cession payante des images en 2014, au profit du réinvestissement de l’équipe sur des missions patrimoniales de recherche, de conservation ou encore de récolement18. De manière connexe, une réflexion a été menée sur l’évolution de la gestion informatique des collections, réorientant la base documentaire vers un véritable outil de gestion des collections. Enrichie par un travail de refonte de l’inventaire, la base s’attache désormais à faire apparaître la vie de l’objet à travers la constitution d’un « dossier d’œuvre » (production, statut juridique, sauvegardes, restauration, prêts, dispositifs scientifiques, etc.) et met en avant les informations données par les opérateurs (notamment la légende d’origine).
- 19 À la suite de problèmes techniques liés aux travaux, le musée qui devait rouvrir initialement en 20 (...)
27La rédaction du PSC s’inscrit dans un contexte de réalisation d’un projet architectural de construction d’un nouveau bâtiment et de rénovation de l’existant confié à l’agence Kengo Kuma19. Un des axes forts du programme repose sur la création d’un « parcours de référence », restituant l’œuvre d’Albert Kahn dans son contexte historique, culturel et scientifique. Dans le musée d’avant la rénovation, peu d’interactions existaient entre le jardin et l’espace d’exposition consacré aux images. Le jardin apparaissait comme un beau parc, fréquenté essentiellement par un public de proximité ; les Archives de la planète étaient valorisées au sein d’expositions consacrées aux modes de vie et aux richesses patrimoniales des pays couverts par les opérateurs de Kahn.
- 20 J’ai assuré le commissariat général du parcours permanent en collaboration avec Manon Demurger, com (...)
- 21 Pour une présentation plus générale de l’œuvre d’Albert Kahn, cf. aussi le documentaire dans le blo (...)
28Le nouveau « parcours de référence », qui investit désormais la totalité du site, permet de réarticuler les différents aspects des collections, cherchant à rendre lisible et évident le lien qui les unit20. Malgré leur nature très différente, les collections « jardin » et « images » se répondent et s’éclairent mutuellement, manifestant une volonté de restituer le monde selon différentes modalités21. Au sein du nouveau parcours, l’expérience de découverte du site constituera le principal fil rouge, reposant sur une mise en abîme entre l’expérience du visiteur d’aujourd’hui et celle des invités d’hier.
- 22 Parmi les procédés historiques, la plaque autochrome peut être rangée parmi les objets photographiq (...)
- 23 Ce principe d’éducation à l’image, structurant au sein du Projet scientifique et culturel, a été no (...)
29La section consacrée aux Archives de la planète, sur laquelle nous allons nous arrêter, sera envisagée ici comme un outil d’éducation à l’image. La collection, à la fois très homogène, fragile (impossibilité de présenter des originaux22) et visualisable sous une forme dématérialisée (autochromes et films ayant vocation à être projetés), risque de donner lieu à une présentation un peu monotone. Conformément à son PSC, le musée affiche une volonté forte de ne pas utiliser les images comme des illustrations littérales, même si la tentation est grande de raconter la vie d’Albert Kahn, son époque, son œuvre, à partir de ces images en mouvement et en couleur. Lorsqu’une image des collections sera montrée, elle portera son propre discours23.
30Au sein de l’espace introductif, les Archives de la planète seront présentées sous deux formes : le fonds brut versus le fonds classé. Un mur rétroéclairé situé en périphérie de la salle présentera d’abord les images par numéro d’inventaire (correspondant à l’ordre d’entrée). Cette fresque, par sa dimension spectaculaire, fonctionnera comme la métaphore d’une masse non organisée, difficile à appréhender. Cette logique strictement chronologique, restituant l’exhaustivité de la collection, dialoguera ensuite avec un mode de présentation structuré par thématiques au centre de la pièce. Nous allons revenir plus en détail sur la conception de ce dernier dispositif qui reflète en réalité la démarche mise en œuvre pour comprendre ces collections.
31Toute personne qui souhaite comprendre les Archives de la planète se retrouve dans un premier temps en difficulté : le fonds, nous l’avons dit, est peu référencé et ne possède pas d’équivalent. Dompter cette grande quantité d’informations visuelles s’inscrit dans un processus long et pavé d’embûches. Les tentatives pour en dessiner une logique globale se multiplient inévitablement, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’une des forces du programme documentaire imaginé par Kahn est justement ce caractère fragmentaire assumé. Les Archives de la planète proposent avant tout un projet d’échantillonnage du monde à la croisée de différentes disciplines. À partir de ce constat, des axes structurants apparaissent enfin. La masse indifférenciée s’organise progressivement, s’ordonne, permettant d’appréhender des filiations, des tensions, des bribes de méthodologie, l’existence probable de consignes, de possibles finalités…
32Le dispositif scénographique organisé autour d’un espace circulaire permettra de restituer ce cheminement intellectuel, tout en suggérant que d’autres propositions sont possibles. Les collections seront présentées autour de la mise en tension de quatre pôles thématiques (« géographie », « ethnologie », « actualités », « voyage »), prismes constituant autant de façons de voir, de comprendre le monde et de le rendre visible à cette époque (ill. 3, 4 et 5).
ill. 3 – « Indochine, Tonkin, Les semis et le repiquage - Rizière nouvellement repiquée », 1914-1915
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Léon Busy, inv. A5256, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
ill. 4 – « Prusse [Allemagne], Gelsenkirchen, Défournement de Coke ; extraction », 22 octobre 1923
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Frédéric Gadmer, inv. A40079, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
ill. 5 – « Terre-Neuve - Saint-Pierre et Miquelon Pêche à la morue Scènes diverses », 1922
Film négatif nitrate
Lucien Le Saint, inv. AI90591, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
- 24 La thématique « géographie » se décomposera par exemple en a) « organisation de la ville », b) « tr (...)
Chacune des grandes thématiques se découvrira dans un premier temps selon un mode contemplatif, puis se décomposera en plusieurs séquences fonctionnant comme des approfondissements24. L’objectif est de suggérer le foisonnement tout en créant des articulations visuelles et logiques d’un thème à l’autre (une vue de montagne par exemple peut être traitée comme un paysage grandiose ou comme une donnée géologique ; ill. 6).
ill. 6 – Vue du dispositif « Archives de la planète »
Scénographie du parcours de référence
APD, 2017, © Scénorama, D. Gandon et J.-C. Ponce
- 25 Le géographe Jean Brunhes pour la géographie, le missionnaire-ethnographe Francis Aupiais pour l’et (...)
33Dans la continuité de la réflexion thématique, une mise en contexte de ce projet d’archivage visuel et l’analyse de sa postérité (usage, circulation) seront proposées. Le projet voulu par le banquier a été irrigué par d’autres entreprises de connaissance du monde, individuelles ou institutionnelles, scientifiques ou commerciales, dont il s’est inspiré ou écarté délibérément. Cette démarche comparatiste sera valorisée au sein d’une « bibliothèque » installée à l’arrière. À chacune des quatre thématiques traitées dans le mur d’image correspondra un rayonnage, rempli de livres, boîtes, dossiers, rouleaux, etc. Il présentera un focus sur une personnalité clé, sorte de « passeur » entre les Archives de la planète et la discipline identifiée, symbolisée par une image emblématique de sa relation à la collection25. En dessous, les contenus seront organisés selon deux niveaux : expériences singulières comparables à la démarche des opérateurs de Kahn ; fonds organisés à des fins de diffusion (iconothèques, catalogues commerciaux, atlas, etc. ; ill. 7).
ill. 7 – Vue du dispositif « lectures comparatistes »
Scénographie du parcours de référence
APD, 2017, © Scénorama, D. Gandon et J.-C. Ponce
34Face à la « bibliothèque », un dispositif audiovisuel, construit sur le principe d’un « tête à tête » avec des personnalités ayant travaillé sur ou à partir des collections (chercheurs, commissaires d’exposition, artistes, visiteurs…), proposera une réflexion autour du statut de la collection aujourd’hui. Ces invités, filmés en plan fixe, vertical et serré, exposeront leur point de vue sur la collection, interrogeant sa plasticité ainsi que sa place dans la fabrication de notre histoire.
- 26 Albert Dutertre et le voyage autour du monde, Auguste Léon dans les Balkans, Stephane Passet en Mon (...)
35Plus loin, dans un autre bâtiment, un espace intitulé « la fabrique des images » sera consacrée à la production des Archives de la planète d’un point de vue humain, logistique et technique. Albert Kahn et le géographe Jean Brunhes recrutèrent au fil du temps une douzaine d’opérateurs salariés venus d’horizons très divers. Tour à tour technicien de l’image, explorateur et touriste, ils se présentent comme des figures hybrides tant au niveau des approches que des compétences. Pour donner de l’épaisseur à l’expérience individuelle vécue par les opérateurs, quatre missions représentatives seront mises en lumière26. Chaque mission sera traitée à l’intérieur d’une « malle de voyage », dont la forme évoquera les conditions de voyage plébiscitées par chaque opérateur (bivouac, porte-bagage d’hôtel, malle-wardrobe, etc.). Les images sélectionnées permettront d’aborder les questions stylistiques. Les éléments relatifs à la personnalité de l’opérateur et sa relation à l’ailleurs seront racontés autour d’un « objet-totem » qui constituera le théâtre d’un film animé (ill. 8).
ill. 8 – Vue axonométrique de la salle « La fabrique des images »
Scénographie du parcours de référence
APD, 2017, © Scénorama, D. Gandon et J.-C. Ponce
36Au fond, une vitrine-diorama permettra de remettre en contexte l’utilisation du matériel de prise de vue sur le terrain, de même que le travail de post-production réalisé dans le laboratoire. La question de la diffusion des images au temps d’Albert Kahn sera traitée au travers d’une évocation de la salle de projections. Enfin, l’organisation matérielle et scientifique du fonds sera visible avec la « salle des plaques », espace patrimonial composé de bibliothèques contenant les boîtes d’autochromes rangées par nom de pays, lieu qui permet d’éprouver physiquement la réalité de l’entreprise d’archivage par les opérateurs.
37Quel qu’en soit l’intérêt, la durée de vie de ce « parcours de référence » sera limitée. En effet, il découle d’une façon de voir les collections qui évoluera avec les avancées de la recherche et la sensibilité des nouveaux acteurs. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas tant ce que l’on sait, que l’on devine ou qui nous manque, que la manière de construire un récit et de donner du sens pour un public à un moment donné.
38Dans la continuité de ce que nous venons de dire autour de la mise en exposition, fruit d’un certain regard, la réflexion menée autour du « partage » de ce patrimoine visuel interroge autant l’histoire des relations internationales à l’époque où les images ont été produites que la manière dont on se situe par rapport à ce passé.
39Notre système de référence, notre sensibilité, notre vécu déterminent la façon dont nous voyons une image ancienne. Lorsqu’elle représente des éléments disparus par exemple, elle acquiert une fonction mémorielle, mobilisant un registre émotionnel et nostalgique dont il faut tenir compte. Les utilisations d’images des Archives de la planète dans les régions ou pays d’origine sont rarement neutres, comme nous l’avons déjà dit avec l’exemple de l’exposition montrée à Skopje en 2002 lors des commémorations de l’indépendance de la Macédoine. Elles peuvent parfois être sources de relecture anachronique, de malentendu, voire de contresens. La collection « Vietnam » a par exemple été mobilisée pour une exposition, intitulée « Hanoï en couleur », créée à Hanoï en 2013 à l’occasion de la célébration des vingt-cinq ans de la coopération entre la région Île-de-France et le Comité populaire de Hanoï. Les commissaires, d’origine vietnamienne, ont alors été surpris par le contenu des photos. Ils en ont jugé certaines dégradantes (notamment des jeunes femmes vêtues de seuls « cache-seins » alors qu’elles sont censées porter une blouse), non respectueuses des populations locales, selon eux, et révélatrices d’une posture colonialiste (ce qui est certainement le cas). Ces images n’étaient pas conformes aux représentations qu’ils se faisaient du « projet humaniste d’Albert Kahn » et, selon eux, indignes d’y figurer. Elles ont été systématiquement écartées de leur sélection. Cette dernière venait davantage conforter les représentations que les commissaires se faisaient du « Vietnam » du début du xxe siècle, plus qu’elle ne reflétait la réalité du corpus consacré à ce pays au sein des Archives de la Planète et n’explicitait la démarche de l’opérateur envoyé en mission.
40Parfois, la question de « l’origine » des collections est posée, remettant en cause la légitimité de leur propriété et, de façon connexe, la possibilité de leur « restitution ». À la suite de la décision, prise en 2014, de suspendre la mise à disposition payante des images à la fois pour les raisons techniques et scientifiques évoquées plus haut (réinvestir l’équipe dans des missions patrimoniales plus que commerciales), le musée a reçu de nombreux messages de réclamation. L’un d’eux, envoyé par email, mettait en avant un argumentaire autour de la légitimité des représentants du pays photographié à pouvoir disposer des images sans entrave : « Je trouve vraiment injuste et incompréhensible que des images qui concernent notre passé ne puissent pas circuler et être vues en Algérie, alors qu’elles ont été cédées à d’autres télévisions européennes. » La problématique des « archives des autres » est évidemment en jeu ici. Les Archives de la planète sont-elles aussi celles des populations vivant dans les pays photographiés ? Faut-il les « restituer » ? Selon quelles modalités ?
41Une première tentative de réponse a été apportée en 2015 avec le versement des collections numérisées (l’intégralité des autochromes) en open access via l’open data du département des Hauts-de-Seine27. Aucune sélection n’a été réalisée, l’objectif étant de donner à voir le fonds dans son ensemble, sans introduire de jugement de valeur et sans limiter les possibilités d’interrogation et de regroupement des images. Les images en moyenne définition et « watermarquées » y sont directement téléchargeables. Cet accès illimité et sans contrainte aux images a, du moins dans un premier temps, suscité un vif intérêt avec des milliers de connexions chaque jour. Néanmoins, l’équipe du musée s’est rapidement aperçue que les pics de fréquentation étaient soumis aux actions de valorisation et aux campagnes de promotion, confirmant que la seule mise à disposition ne permettait pas de « faire vivre » les collections en ligne. Des démarches spontanées de documentation ou de réutilisation ont vu le jour, parfois très ambitieuses, mais n’ont pas encore abouti, à ma connaissance, sur un véritable partenariat28.
- 29 Un prêt d’images pour l’exposition « Sites éternels De Bâmiyân à Palmyre, voyage au cœur des sites (...)
42Parallèlement, les demandes de fourniture d’images en haute définition, toujours importantes, sont étudiées par l’équipe du musée au cas par cas. En l’absence de service commercial, seuls les projets présentant un intérêt scientifique manifeste pour le musée et justifiant une mise à disposition gratuite, sont acceptés29. Ces mesures restrictives, que certains usagers estiment être contraires à l’esprit « open access », pénalisent évidemment certains professionnels. Néanmoins, elles permettent au musée d’être identifié comme lieu ressource, véritable acteur dans les différents dispositifs de valorisation des collections dont il a la charge.
- 30 Cette démarche est proche des orientations développées dans le séminaire de l’EHESS « Anthropologie (...)
43Au-delà de la mise en ligne, qui apparaît finalement comme un outil de rayonnement limité s’il ne bénéficie pas d’une stratégie d’animation soutenue et dont les retombées sont difficiles à évaluer, un effort particulier est actuellement déployé pour développer des projets de partenariat avec les pays représentés dans les Archives de la planète. Cette démarche n’est pas nouvelle et a été mise en œuvre dans la plupart des expositions présentées depuis les années 1980, apportant une réelle plus-value concernant la documentation. Si cette dimension reste évidemment importante, la véritable différence aujourd’hui se situe dans la volonté de produire une relecture critique qui interroge, de part et d’autre, nos rapports (parfois conflictuels) à l’histoire et au patrimoine. Les Archives de la planète, généralement fabriquées dans un contexte colonial, proposent des représentations de l’Autre et de soi qui nécessitent d’être réévaluées30. Que peut-on faire de cet héritage ? Que peut-on en dire ? Comment le transformer, le transcender ?
44À titre d’exemple, une collaboration est actuellement envisagée avec le Bénin, autour de la collection consacrée au Vodun. En 1930, sous l’impulsion du père missionnaire Francis Aupiais, Kahn finance une expédition au Dahomey au cours de laquelle l’opérateur, Frédéric Gadmer, enregistre plus de 9 000 mètres de film et 1 000 autochromes (ill. 9 et 10). La particularité de ce fonds, et notamment des films, réside dans l’approche brute et voulue sans préjugé de ces pratiques rituelles. Malgré le contexte missionnaire ayant permis leur réalisation, ils sont aujourd’hui considérés comme l’un des tout premiers exemples de matériau visuel de type ethnographique au monde (Bondaz et Zerbini, 2014).
ill. 9 – « Abomey, La Gardienne des Sièges – l’ancienne Amazone de Glé-Glé : Djébénou », 20 février 1930, Dahomey [Bénin]
Autochrome 12x9
Frédéric Gadmer, inv. A63521S, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
ill. 10 – « Dahomey [Bénin], Abomey, Palais de Glé-Glé, emblèmes des Rois défunts », 26 février 1930
Autochrome 12x9
Frédéric Gadmer, inv. A63548S, @ Musée départemental Albert-Kahn, Département des Hauts-de-Seine
- 31 Article de la revue béninoise Pharaons évoquant la construction d’un musée africain des arts et civ (...)
45Ce partenariat est d’autant plus intéressant qu’il s’inscrit dans une période de fort dynamisme patrimonial du côté du Bénin. Depuis près de trente ans, érudits et notables béninois s’engagent dans ce qu’ils envisagent comme un « renouveau du vodun », perçu comme une véritable source de développement culturel et économique. Le président de la République avait d’ailleurs annoncé en 2017 la création, à Porto-Novo, d’un musée des arts et civilisation vodun, afin « de vendre la culture authentique du Bénin au monde entier »31. Les dignitaires religieux, associés à la réflexion, y semblaient d’ailleurs tout à fait favorables. Ce projet est désormais abandonné au profit du musée des rois d’Abomey, bénéficiaire des restitutions des objets conservés au musée du quai Branly – Jacques Chirac.
46Dans ce contexte, un dispositif de recherche a été mis en place afin d’étudier le statut patrimonial de ces collections et les conditions de leur présentation dans de futurs espaces muséaux en France et au Bénin. Ce projet s’inspire notamment d’un dispositif mis en place par des chercheurs de l’ENS Lyon (projet Vivants objets32), motivé par un enjeu de « restitution symbolique » autour des objets ramenés dans le cadre de la mission Dakar-Djibouti : « L’intérêt et parfois l’émotion suscités auprès de nos interlocuteurs africains par la découverte des objets collectés et par les descriptions élaborées par la Mission nous ont convaincues de la pertinence d’une expérience de remise en circulation » (Gautheron et al., 2012).
47Une première étape a été franchie en 2019 avec l’accueil d’une stagiaire béninoise, Madina Yêhouétomè, étudiante en Master 1 « Développement et aménagement touristique des territoires », qui nous a été présentée par l’ethnologue Saskia Cousin. Par sa connaissance approfondie du terrain, elle a participé à un travail de description des films, d’analyse critique de la documentation existante et d’identification des lieux et des personnes. Les temps d’échanges, très denses, ont également permis de mieux comprendre les conditions de tournage, les choix qui ont été faits par l’opérateur, les événements et les moments qui lui ont été rendus accessibles ou pas. Elle nous a également apporté des informations sur la permanence des rituels, la manière dont ils ont évolué et la place qu’ils tiennent dans la société d’aujourd’hui. Enfin, elle nous a livré son ressenti face à ces films et l’intérêt qu’ils peuvent avoir pour un public béninois, ce qui est « montrable » pour quel public et les écarts possibles entre nos conceptions respectives du patrimoine et de nos manières d’être reliés à notre histoire. Assez naturellement pour la chercheuse béninoise, ce qui est montré sur les images du fonds « Dahomey » est apparu comme une invitation à parler du sacré, du religieux, des ancêtres, de leur action sur la vie des hommes…
- 33 « Le retour de la restitution : géopolitiques du patrimoine, éthiques du transfert, économies du re (...)
- 34 « Danses vodoun au palais royal, Abomey, Dahomey, 24 février 1930 », AI13569, Musée Albert-Kahn.
48Un élément de ce patrimoine visuel a été montré lors du colloque « Le retour de la restitution »33. La projection du film « Danses vodoun au palais royal, Abomey »34 était accompagnée de chants interprétés par Madina Yêhouétomè. Au-delà d’un effet de « sonorisation » de ces séquences muettes, cette démarche a provoqué beaucoup d’émotion dans la salle, composée d’ailleurs d’un important public béninois. La présence des chants a littéralement « réactivé » le film, mettant en évidence son actualité, justifiant — voire rendant nécessaire — sa permanence dans le temps présent. Un temps magique, suspendu, cristallisant la réalité d’une rencontre entre une archive produite par un missionnaire il y a près d’un siècle et une jeune femme béninoise aujourd’hui.
- 35 La « salle des plaques » devrait accueillir des installations traitant de la question de « l’invent (...)
49Ce type d’expérience, qu’il faudra multiplier par le truchement de différents canaux, à travers différents formats plus ou moins collaboratifs (en exploitant notamment les possibilités offertes par le numérique), constitue une condition indispensable pour que ces archives restent vivantes, qu’elles donnent matière à discussion et à débat conformément au souhait de leur auteur. La création contemporaine, qui permettra de revisiter l’héritage et d’inventer des formes de médiation, y contribuera sans doute largement35.
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50Comme nous venons de le voir, les Archives de la planète ont connu des modalités de mise en disponibilité différenciées selon les époques, résultant aussi bien des possibilités techniques que de la volonté de ceux qui les conservent et des centres d’intérêt des publics. Réservoir d’images à projeter pour dire la beauté du monde du temps d’Albert Kahn, les images, devenues collections au milieu des années 1970, sont désormais reproduites sur les cimaises des musées. Numérisées dans les années 1990, elles sont intégrées dans un système documentaire, reflet d’un système de pensée qui fait apparaître de nouvelles significations. Au milieu des années 2010, à la suite de leur mise en ligne, elles sont rendues consultables partout et par tous, favorisant des rapprochements inédits avec d’autres types de données, au gré de modes de navigation souvent aléatoires. Cette diffusion accrue de la collection, qui prendra certainement de nouvelles formes, permet ainsi de toucher de nouveaux publics, de faire apparaître de nouveaux usages et de multiplier les récits.
51Ainsi la collection se présente comme une ressource documentaire permettant de faire un état des lieux sur tels pratiques, éléments architecturaux, paysages, moyens de communication, ressources économiques, etc. Elle permet également de réfléchir aux questions de réception, interrogeant notre rapport individuel et collectif au passé, à ce qui fait partie de notre héritage ou de celui des autres. Enfin, elle apparaît comme une extraordinaire matière à réappropriation sensible, propice à des détournements, des irrévérences, des promenades poétiques et engagées au fil d’un monde qui disparaît, se transforme, se réinvente…