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2022
Fanny Chagnollaud | Antoinette Molinié

La communauté andine : le temps retrouvé

Antoinette Molinié

Texte intégral

1Dans l’article « La communauté aujourd’hui » publié en 1978, j’ai proposé une synthèse des caractéristiques de la communauté andine contemporaine à partir des études que j’ai menées dans les années 1970 dans trois régions des Andes. Cette synthèse prétendait intégrer une dimension historique en avançant l’hypothèse que chacun des trois cas analysés correspondait à un temps de l’histoire qu’il illustrait.

  • 1 Pour le modèle andin d’« archipel vertical », cf. Murra, 1972. Pour une étude des adaptations conte (...)

2Je suis partie du choc colonial et de la déstructuration du modèle de l’archipel vertical andin qu’il a provoquée. Ce système de production propre aux Andes consiste en l’accès par une ethnie à des étages écologiques multiples à partir d’un centre politique situé sur l’un des étages ainsi contrôlés. Le mode d’exploitation de ceux-ci est original : sur chacun des étages produisant un type spécifique de ressources (pommes de terre, maïs, coca, auquénidés…), des colons sont installés et reliés au centre politique par des liens de réciprocité. Le modèle se présente ainsi comme un « archipel vertical » dont les étages contrôlés, aux productions variées, forment comme des « îles », comprenant un centre politique et des colons plus ou moins éloignés de ce dernier. Ce furent des ethnies ainsi structurées que les Incas intégrèrent à leur empire. Mais ce système de production sera peu à peu démantelé par la colonisation espagnole qui procédera au regroupement en « réductions » des populations dispersées sur les différents étages écologiques. Ces reducciones sont à l’origine des communautés andines1.

  • 2 On ne peut donner ici une définition plus précise de l’ayllu préhispanique et contemporain. Cf. Sen (...)
  • 3 Cf. les contributions de A. Molinié, in IFEA-MAB, 1980.

3L’archétype de « communauté » a été défini par les indigénistes péruviens dans les 1920 à partir du statut juridique qui est donné alors à l’ancien ayllu préhispanique, soit une parentèle centrée sur ego possédant un terroir commun2. Je l’illustre dans mon article par le bourg de San Juan dans la vallée de Chancay (Molinié, 1975b). Dans le village bolivien d’Ambana, j’ai découvert une sorte de survivance d’une reducción telle qu’elle avait été mise en place par les colonisateurs espagnols, soit un regroupement de populations jusqu’alors dispersées sur différents étages écologiques3. Ambana, dans cette configuration contemporaine, intègre aussi les haciendas. Enfin au Pérou, Yucay m’a donné à voir ce que pouvait devenir une société traditionnellement divisée en deux pôles — latifundiaires et petits paysans — sous la pression de l’économie de marché : j’ai ainsi pu analyser la différenciation du groupe paysan si ce n’est en classes, du moins en groupes de plus en plus spécifiés (Molinié, 1974, 1982). Mais j’ai aussi saisi la trace d’une mémoire de la société préhispanique à travers le rituel (1985, 1993, 1996, 1997, 2022). Enfin l’application de la réforme agraire de 1969 dans la vallée de Yucay m’a permis d’envisager les modifications profondes qui allaient transformer la communauté rurale andine (1971).

Le contexte de publication

4Cet article venait clore un numéro spécial des Annales ESC (1978) sur « l’anthropologie historique des sociétés andines » dirigé par John V. Murra et Nathan Wachtel : un recueil d’articles qui a joué un rôle majeur dans le renouveau des études de cette région. Celles-ci se sont longtemps centrées sur l’empire inca qui exerce depuis le xvie siècle une sorte de fascination. Au moment où est paru ce volume des Annales ESC, les spécialistes de la région s’interrogeaient encore sur la nature « féodale » ou « esclavagiste » de celui-ci, ou bien faisaient de cet État une illustration du « mode de production asiatique ». De plus les données des chroniques coloniales sur les sociétés préhispaniques étaient rarement passées au double crible des ethnocentrismes des auteurs espagnols et de leurs informateurs incas.

5Par ailleurs les anthropologues américains multipliaient alors les monographies de « communautés andines » avec une approche sociologisante, sans se préoccuper de la longue durée et en particulier des racines préhispaniques de leur objet d’étude : « Historiens et anthropologues aboutissaient ainsi à une double impasse : ils disposaient aux deux bouts de la chaîne le macrocosme de l’État inca et le microcosme de la communauté actuelle, à des échelles radicalement différentes, mais également statiques, et sans lien intelligible de l’un à l’autre » (Murra et Wachtel, 1978 : 890). C’est pour sortir de cette impasse que Nathan Wachtel et John V. Murra réunirent des travaux à l’échelle régionale, basés sur un nouveau type de sources : les archives de l’administration coloniale aux témoignages précis, concrets et vérifiables sur le terrain à travers une ethnographie et une archéologie soucieuses des sources historiques.

6Autrement dit, entre l’immense empire d’une part, et la communauté actuelle d’autre part, c’est tout le tissu intermédiaire, à la fois spatial et temporel, qui resurgit, reliant en quelque sorte les deux bouts de la chaîne, en même temps que l’histoire et l’anthropologie (ibid. : 891). Ce volume des Annales ESC intégrait en effet anthropologie et histoire en une « anthropologie historique » dans laquelle les deux disciplines se complétaient non pas par juxtaposition mais par une intégration fondée sur une approche structurale commune, telle qu’elle était pratiquée à l’époque par des hellénistes comme Jean-Pierre Vernant (1960), Pierre Vidal-Naquet ou Marcel Détienne. J’avais donc pour but d’ajouter à ce dossier essentiellement historique une analyse structurale de la société andine traditionnelle en dimension diachronique. Exercice difficile en ces quelques pages que les historiens laissaient à l’anthropologue à la fin de leur dossier… J’ai choisi de le faire, non pas à travers des considérations générales sur la « communauté » mais en me fondant, on l’a vu, sur trois ethnographies recueillies au cours d’enquêtes de terrain. Celles-ci ont été analysées à la fois au prisme de l’histoire comme m’y invitait l’équipe d’Annales ESC à laquelle j’étais venue me joindre, et à l’aide de la méthode structurale que je pratiquais de par ma formation d’ethnologue à l’Enseignement pour la recherche anthropologique et sociale (EHESS), au plus près de Claude Lévi-Strauss et de son laboratoire.

Structuralisme et histoire

7On se souvient des débats plus ou moins intéressants autour de la dialectique entre anthropologie et histoire, et à propos de l’opposition supposée entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes ». Ma démarche structurale n’excluait pas l’axe diachronique de l’analyse des sociétés : j’ai en effet problématisé les rapports entre anthropologie et histoire dans le cas précis des études andines. Pendant fort longtemps, celles-ci ont traité les sociétés de la cordillère des Andes comme des héritières de celles qui furent dominées par l’empire inca, tandis que d’autres travaux mettaient l’accent sur la colonisation espagnole et sa marque dans les communautés actuelles. Cet engouement pour le passé a contribué au développement d’une prestigieuse ethnohistoire (dont les auteurs du volume des Annales ESC en question sont les maîtres), mais aussi à deux distorsions de l’anthropologie andine : d’une part, l’enfermement régional et, d’autre part, une confusion épistémologique entre ethnologie et histoire (Molinié, 2003).

8L’article se voulait être une réaction contre ces revers en introduisant l’histoire au cœur même de l’analyse de la structure sociale des trois communautés, simplement en mettant en résonance l’ethnographie contemporaine avec les sources sur un temps donné : la reducción inachevée à Ambana ; la comunidad aboutie du modèle indigéniste à San Juan ; la décomposition sociale par l’économie de marché à Yucay avec, à travers le rituel, une performance discursive de l’unité perdue. Celle-ci exprime un régime d’historicité et un type de mémoire spécifiquement andins (Molinié, 1993, 1997).

9Mais surtout mon travail à Yucay sur la différenciation du groupe des petits propriétaires par l’économie de marché était fondé sur l’analyse d’une dynamique intrinsèque à la communauté. J’ai même adopté à certains égards une démarche marxisante dans mon analyse de la décomposition d’une société homogène par le système capitaliste. C’est dans ce tiraillement de l’anthropologie de l’époque (aujourd’hui très daté, mais hier incontournable) entre structuralisme et marxisme, entre classes sociales et tribu, entre « société froide » et « société chaude » que j’ai construit mon premier travail sur les sociétés andines. L’article dont il est question ici est une illustration de ma quête et, je l’espère, de la résolution d’un problème de méthode qui semblait, à l’époque, insoluble. L’article de Fanny Chagnollaud n’est-il pas la preuve de la profonde historicité de la communauté andine ?

Antoinette Molinié à Camuñas (La Mancha) lors de la célébration du Corpus Christi en 2017

Antoinette Molinié à Camuñas (La Mancha) lors de la célébration du Corpus Christi en 2017

Cliché d’auteur inconnu

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Bibliographie

Institut français d’études andines, Comité Nacional de Bolivia del Programa El Hombre y la Biosfera (MAB)
1980Ambana, tierras y hombres : provincia de Camacho, Departemento de La Paz, Bolivia (Lima, IFEA-MAB) [Travaux de l’IFEA, 21 (1)].

Molinié, Antoinette
1971 La réforme agraire péruvienne : premier bilan, Politique aujourd’hui, 7-8 : 103-119.

1974 Tendances actuelles de la communauté rurale péruvienne, Sociologie du travail, 16 (2) : 174-192 ; DOI : 10.3406/sotra.1974.1784.

1975a Contributions à l’étude des sociétés étagées des Andes : la vallée de Yucay (Pérou), suivi de Quelques commentaires par J. V. Murra, Études rurales, 57 : 35-59 ; DOI : 10.3406/rural.1975.1968.

1975b Rapports de parenté et de production à San Juan (Haute vallée du Chancay, Pérou), Bulletin de l’Institut français d’études andines, IV (1-2) : 97-106.

1978 La communauté aujourd’hui, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 33 (5-6) : 1182-1196 [version anglaise : 1986, The Andean community today, in J. V. Murra, N. Wachtel et J. Revel (éd.), Anthropological history of Andean polities (Cambridge/Paris, Cambridge University Press/Éditions de la MSH) : 342-358] ; DOI : 10.3406/ahess.1978.294007.

1981 Variations actuelles sur un vieux thème andin : l’idéal vertical, Études rurales, 81-82 : 89-107 ; DOI : 10.3406/rural.1981.2654.

1982 La Vallée sacrée des Andes (Paris, Société d’ethnographie) ; DOI : 10.4000/books.ifea.1501.

1985 Tiempo del espacio y espacio del tiempo en los Andes, Journal de la Société des américanistes, LXXI : 97-114 ; DOI : 10.3406/jsa.1985.2254.

1993 Une mémoire crucifiée, in A. Monod Becquelin et A. Molinié (éd.), Mémoire de la tradition (Paris, Société d’ethnologie) : 299-318.

1996 The spell of Yucay : A symbolic structure in Inca terraces, Journal of the Steward Anthropological Society, 24 (1-2) [n° thématique : G. Urton (éd.), Structure, knowledge and representation in the Andes : Studies presented to Reiner Tom Zuidema on the occasion of his 70th birthday] : 203-230.

1997 Buscando una historicidad andina : una propuesta antropológica y una memoria hecha rito, in R. Varón Gabai et J. Flores Espinoza (éd.), Arqueología, antropología e historia en los Andes. Homenaje a María Rostworowski (Lima, Instituto de Estudios Peruanos) : 689-708.

2003 Introduction, Ateliers, 25 [n° thématique : A. Molinié (éd.), Ethnographies du Cuzco] : 7-15 ; DOI : 10.4000/ateliers.8702.

2022El rito y la historia : La configuración de la memoria en el mundo andino (Lima, Institut français d’études andines/Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú) [Estudios Andinos].

Murra, John V.
1972 El “control vertical” de un máximo de pisos ecológicos en la economía de las sociedades andinas, in I. Ortiz de Zúñiga, Visita de la provincia de León de Huánuco en 1562, t. II (Huánuco, Universidad nacional Hermilio Valdizan) : 429-476 [version française : 2013, L’économie des sociétés andines : le contrôle vertical d’un maximum d’étages écologiques, in J. V. Murra, Formations économiques et politiques du monde andin (Lima/Paris, Institut français d’études andines/Éditions de la MSH) : 115-151].

Murra, John V. et Wachtel, Nathan
1978 Présentation, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 33 (5-6) : 889-894.

Sendón, Pablo F.
2016 Ayllus del Ausangate. Parentesco y organización social en los Andes del sur peruano (Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú) [Estudios Andinos, 20].

Vernant, Jean-Pierre
1960 Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale, Revue de l’histoire des religions, 157 (1) : 21-54 ; DOI : 10.3406/rhr.1960.8997.

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Notes

1 Pour le modèle andin d’« archipel vertical », cf. Murra, 1972. Pour une étude des adaptations contemporaines de ce modèle, cf. Molinié, 1975a, 1981.

2 On ne peut donner ici une définition plus précise de l’ayllu préhispanique et contemporain. Cf. Sendón, 2016.

3 Cf. les contributions de A. Molinié, in IFEA-MAB, 1980.

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Table des illustrations

Titre Antoinette Molinié à Camuñas (La Mancha) lors de la célébration du Corpus Christi en 2017
Crédits Cliché d’auteur inconnu
URL http://journals.openedition.org/ateliers/docannexe/image/16842/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 479k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoinette Molinié, « La communauté andine : le temps retrouvé »Ateliers d’anthropologie [En ligne], FloriLESC, mis en ligne le 03 octobre 2022, consulté le 25 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/ateliers/16842 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ateliers.16842

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Auteur

Antoinette Molinié

Directrice de recherche émérite CNRS, Lesc-UMR7186 (université Paris Nanterre/CNRS)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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