• 1 Henry Higgs, « Friedrich von Wieser, 1851-1926 », Economica, n^o 20, juin 1927, p. 150.
• 2 Par exemple, entre 1880 et 1889, Böhm-Bawerk occupe un poste universitaire à Innsbruck. Entre 1884 (...)

2Dans l’entrée « École autrichienne » d’une des premières éditions du Palgrave’s Dictionary of Economics, Friedrich von Wieser lui-même écrivait que l’école autrichienne avait commencé par la publication des Grundsätze der Volkswirthschaftslehre de Menger en 1871, l’ouvrage devenu célèbre que complétèrent les travaux d’Eugen von Böhm-Bawerk (et les siens propres)1. Avant 1900, quelques-uns des disciples de Menger, dont les deux susnommés, obtiennent des postes universitaires importants au sein d’universités de la monarchie des Habsbourg2, avant de prendre des positions politiques majeures – ils furent plus tard tous les deux ministres impériaux.

• 3 Friedrich August Hayek, The Fortunes of Liberalism, London, Routledge, 1992, p. 83 : « In the follo (...)

4Ce n’est pas là une réception passive, mais un processus actif, car on peut observer que certains économistes d’Europe centrale et de souche non autrichienne ont aussi contribué au développement de la pensée économique dite « autrichienne ». Des économistes autrichiens éminents ont rappelé la diffusion de ces idées en Europe centrale ainsi que la contribution de ces économistes au développement de cette école de pensée autrichienne. Par exemple, Friedrich Hayek écrit qu’immédiatement après l’émergence de l’école autrichienne (soit, vers le milieu des années 1880), les idées de l’école se sont propagées au sein d’autres nations de la monarchie : « Au cours des années suivantes, de nombreux adeptes apparaissent parmi les économistes tchèques, polonais et hongrois de la monarchie austro-hongroise3 ».

• 5 À titre d’exemple, l’historien Jaroslav Krameš mentionne Albín Bráf, un des premiers économistes sa (...)

8Les pays indépendants d’Europe centrale sont nés de la première guerre mondiale. Cependant, bien avant elle, dans les grandes villes comme Budapest, Prague, Brno, Ljubljana, Cracovie, Lvov, Bratislava et Varsovie, on pouvait observer un essor intellectuel qui allait se poursuivre tout au long de l’entre-deux-guerres. C’est alors qu’on put observer l’institutionnalisation et la professionnalisation de l’économie en tant que discipline universitaire dans ces pays. L’amélioration de la qualité de ces universités et de leur production scientifique est considérée comme faisant partie intégrante de la renaissance nationale des pays en question5.

• 6 Par exemple, l’historien Jerzy Chodorowski indique que Roman Rybarski, économiste polonais qui, par (...)

9Avant la première guerre mondiale, au sein de ces nations d’Europe centrale, l’Autriche est considérée non seulement comme le pays le plus développé, celui qui a les meilleures universités de la région, mais aussi comme celui qui constitue l’oppresseur des ambitions nationales. En d’autres termes, l’acceptation de la pensée économique autrichienne se mêlait à l’impact des vues politiques de et sur l’Autriche. Les leaders nationalistes d’Europe centrale adoptent alors des attitudes variées vis-à-vis de l’Autriche : parfois, ils préfèrent la révolte à son encontre, parfois une coopération plus poussée. On peut observer de telles différences dans les avis et dans les comportements également chez les économistes d’Europe centrale6.

• 7 Rieger, journaliste et écrivain éminent, militait pour le libre-échange. Il reçut le surnom de « Ba (...)

10Jusqu’en 1918, l’éducation des membres des groupes ethniques d’Europe centrale dans le domaine économique avait évidemment été assurée au sein des institutions des grands empires, et donc principalement en langue allemande ou hongroise. La diffusion internationale de la pensée économique autrichienne était facilitée par le fait qu’elle rencontrait très peu de barrières linguistiques, car les classes éduquées maîtrisaient couramment ces langues (au moins l’allemand). Néanmoins, avant la première guerre mondiale, les universités de langue allemande ou hongroise rendirent plus difficile l’obtention du poste de professeur universitaire aux économistes tchèques, polonais, slovaques ou slovènes ayant ouvertement une orientation « nationale ». Krameš mentionne le cas de František Ladislav Rieger (ainsi que celui de Maximilian Wellner), dans les années 1860 à Prague7.

• 8 Jan Havránek (dir.), Dějiny Univerzity Karlovy III (1802-1918) (Histoire de l’université Charles-II (...)

11La situation allait changer, dans une certaine mesure, après la création de l’université bilingue Karl-Ferdinand en 18828. Ce furent surtout les étudiants autochtones, enhardis par les mouvements de renaissance nationale, qui allaient exiger que leur langue maternelle devînt langue d’enseignement universitaire. En 1882, leurs forces unies amenèrent le gouvernement autrichien à établir l’université de Prague en deux entités parallèles : une partie tchèque et une partie allemande. Comme l’université allemande de Prague prenait de l’importance avec l’avènement de l’école autrichienne dans les années 1880, cela contribuait à améliorer par ricochet la qualité de l’enseignement de la partie tchèque de l’université.

• 9 Charles Gide et Charles Rist, Dějiny nauk národohospodářských od doby fysiokratů až po naše dny (Hi (...)
• 10 Jerzy Chodorowski, op. cit., 1997, p. 53.

12En Europe centrale, le grand public était surtout informé des différentes écoles de pensée par le biais de manuels étrangers de vulgarisation portant sur l’histoire de la pensée économique. Le plus populaire d’entre eux était sans doute celui rédigé par deux auteurs français, Charles Gide et Charles Rist. À cette époque-là, cet ouvrage s’impose comme le manuel d’histoire de la pensée économique qui fait autorité en Europe centrale. Jan Koudela, un disciple d’Albín Bráf, le traduit en tchèque avec Milada Koudelová dans les premières années du xx^e siècle9. Wlodzimierz Czerkawski le traduit en polonais à peu près à la même époque10. Ces traductions du manuel français présentent d’excellentes introductions à la pensée autrichienne.

• 11 Jaroslav Krameš, op. cit.
• 12 Hayek narre que les étudiants de Wieser ne devaient jamais oublier sa personnalité impressionnante. (...)
• 13 Pour Chodorowski, « c’est grâce à lui [Czerkawski], dans ses deux ouvrages de théorie, que la pensé (...)

13À partir des années 1880, le niveau de la pensée économique dans les langues tchèque, hongroise et polonaise s’améliore peu à peu par rapport aux décennies précédentes. La présence de professeurs autrichiens et les contacts avec ces derniers contribuent fondamentalement au développement de la pensée économique en Europe centrale au sein des communautés autochtones. Par exemple, le développement de la pensée tchèque bénéficie largement du fait que Friedrich von Wieser enseigne à Prague, et qu’Albín Bráf, qui allait préparer une génération entière d’éminents économistes tchèques, avait été en contact étroit avec Carl Menger11. L’influence de Wieser fut prédominante, comme les mémoires de Hayek et de Morgenstern en témoignent à leur tour12. En Pologne, entre les années 1890 et 1910, c’est Wlodimierz Czerkawski qui joue un rôle similaire à celui de Bráf dans le réveil national tchèque13. Tous les deux deviennent des personnages clés pour l’implantation de la pensée économique autrichienne dans le monde académique d’Europe centrale.

• 14 Parmi les Autrichiens déjà cités, rappelons les dates des années d’enseignement de Wieser (1884-190 (...)

14Rappelons d’ailleurs ici que le fondateur de l’école dite « autrichienne », Carl Menger, avait fait ses études à l’université allemande de Prague, puis à l’université Jagellon de Cracovie, au début des années 1860. Les chaires d’économie de l’université allemande de Prague, de l’Institut allemand de technologie de Prague et de l’Institut allemand de technologie de Brno furent occupées après qu’il eût fondé son école, soit par les membres de cette école autrichienne d’économie, soit par des représentants de l’école historique allemande, et ce de façon continue entre 1879 et le milieu des années 1930. Le débat entre les écoles trouvait là une place importante. La liste des enseignants de Prague de cette époque est particulièrement impressionnante14.

• 15 Outre Dunajewski, l’influence de Peter Mischler est examinée. Peter G. Klein, éditeur de l’ouvrage (...)

15Jusqu’en 1918, la Pologne est restée partagée entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. La sphère d’influence autrichienne joua un rôle particulièrement important dans le développement de la pensée économique polonaise, en raison de sa liberté académique relativement plus grande qui régnait dans l’empire austro-hongrois. Autour des années 1870, l’université de Cracovie et celle de Lvov deviennent plus « polonaises » dans l’âme, disons, en particulier Cracovie qui se transforme en un centre universitaire important. Le mélange très particulier des idées venant de la division en trois parties de la Pologne ouvre la voie à des contributions importantes grâce au brassage de ces traditions sous l’effet des influences venues par ailleurs d’Occident. Dans les années 1860, Menger étudie à Cracovie avec Julian Dunajewski, ancien ministre autrichien des Finances15. Il est ensuite, pendant un certain temps, journaliste économique pour la gazette locale à Lvov (alors connue sous le nom de Lemberg).

• 16 Citons de nouveau Heydel qui publie un article en langue allemande dans la revue Wiener Zeitschrift (...)
• 17 Paryna mentionne qu’en tant qu’étudiant, Lange écrit une lettre à Heydel, lequel l’aide à poursuivr (...)

16Au xx^e siècle, les contributions majeures comprennent notamment, en 1922, le livre de Roman Rybarski intitulé Wartość, kapitał i dochód (Valeur, capital et revenu) qui s’occupe de la théorie du prix de Böhm-Bawerk16, puis l’apport éminent d’Oskar Lange au débat sur la question du calcul économique en régime socialiste. La lutte avec les économistes autrichiens, en particulier Mises, constitue un des grands débats des années 193017.

• 18 Voir Karl von Balás, « Gesamtbild der Forschung in den einzelnen Ländern: Ungarn », dans Hans Mayer (...)
• 19 Zsuzsa Bekker, Szakmai beszámoló, Magyar közgazdasági gondolkodás története c. project (Rapport sur (...)
• 20 Selon Othmar Spann, « il y [avait] beaucoup d’économistes qui accept[ai]ent l’idée organique-univer (...)
• 21 Voir Eugen Maria Schulak et Herbert Unterköfler, The Austrian School of Economics: A History of Its (...)
• 22 Antal Mátyás, « Die Österreichische Schule der Nationalökonomie im Spiegel der ungarischen volkswir (...)
• 23 En tant qu’économiste préoccupé par les applications des théories, Hellet cherche une synthèse entr (...)

17En Hongrie, la situation différait quelque peu en raison de la place obtenue dans l’empire habsbourgeois par le compromis de 1867. En ce qui concerne la pensée économique, les économistes hongrois de l’époque les plus influents furent Gyula Kautz, Ákos Navratil et Béla Földes : ils penchaient tous plutôt pour l’école historique allemande18. Selon l’historien hongrois Zsuzsa Bekker, ces éminents économistes étaient en fait à mi-chemin entre ces différentes écoles de pensée, à la croisée des chemins pour ainsi dire et ce furent leurs héritiers qui prirent des positions plus arrêtées (mais pas toujours heureuses)19. Theo Surányi-Unger adopte un courant organiciste de l’influence autrichienne en devenant adepte de Spann20. Cependant, du fait de sa position particulière privilégiée de 1867 à la disparition de l’empire des Habsbourg, la Hongrie a surtout produit des penseurs qui déménageaient régulièrement vers l’Autriche, ou dont les parents s’y étaient déjà établis, de sorte qu’ils y étaient nés et contribuaient d’emblée à l’essor de la pensée autrichienne, et principalement viennoise. Parmi ceux-ci, on trouve Eugen Peter Schwiedland et Julius Friedrich Gans von Ludassy21, qui étaient directement membres de l’école autrichienne. Cependant, le représentant le plus important de la pensée autrichienne en Hongrie est Farkas Heller qui reste ouvert aux vues de l’école historique22 ^; en quelque sorte, Heller essaie de faire la synthèse des deux écoles23.

• 24 Le seul éminent économiste slovaque à trouver un poste au sein de la nouvelle université, peu après (...)

18Le cas slovaque est un peu différent. Jusqu’en 1919, la Slovaquie n’avait pas d’université enseignant dans sa propre langue. Le développement de la pensée économique y connut donc un retard certain, non seulement par rapport à l’Autriche, mais aussi par rapport aux autres nations d’Europe centrale. La proximité avec Vienne, de l’autre côté du Danube, était à cet égard le facteur explicatif majeur. En 1919, l’université Comenius fut toutefois fondée à Bratislava. Le nombre des Slovaques aptes à occuper des postes de professeur dans la nouvelle université étant faible, les premiers professeurs d’économie nommés par le ministère de Prague étaient d’origine tchèque24. Ce sont eux qui communiquèrent paradoxalement l’influence autrichienne.

• 25 Basch reste marqué par sa formation et, de ce fait, proche de la pensée autrichienne, même lorsqu’i (...)
• 26 En 1926, Basch est remplacé à l’université Comenius par un autre économiste tchèque, Cyril Čechrák, (...)

19En 1922, Antonín Basch, tchèque de naissance, rejoint la nouvelle faculté. Basch a fait ses études à Vienne. Il y suit des cours et des conférences, entre autres, par Max Weber. Basch est un professeur important à l’université Comenius, et il expose à ses étudiants un certain nombre d’idées de l’école autrichienne dès le début25. Cet intérêt, une fois stimulé, ne devait plus cesser chez nombre d’étudiants de cette université26.

• 27 Rudolf Briška, Národné hospodárstvo (Économie nationale), Bratislava, Družstevné vydavateľstvo a kn (...)
• 28 Imrich Karvaš, Základy hospodárskej vedy [1947] (Fondements des sciences économiques), Bratislava, (...)

20Avec des décennies de retard, les premières contributions nettement slovaques en économie attendent d’être publiées dans les années 1930 et 1940, surtout grâce à l’activité d’Imrich Karvaš et de Rudolf Briška. Dans son manuel, de presque sept cents pages, Briška consacre des passages essentiels à la pensée de l’école autrichienne qu’il appelle l’« école des bénéfices marginaux27 »^. Dans son manuel écrit avant la seconde guerre mondiale, Karvaš, quant à lui, n’ignore pas non plus les contributions des Autrichiens. Bien au contraire, il décrit systématiquement et longuement la contribution de l’école autrichienne28.

• 29 « En 1898, l’Assemblée représentative de Carniole [nom que prend alors le territoire que nous appel (...)
• 30 Toutefois, la proximité entre les langues tchèque et slovaque est également un facteur à prendre en (...)
• 31 Andrej Sušjan, « Ekonomski učbenik Valentina Žuna iz leta 1908: okoliščine nastanka ter nekatere vs (...)

21Évoquons pour conclure ce passage en revue des pays d’Europe centrale nés de l’éclatement de l’empire habsbourgeois, le cas de la Slovénie. Dès le début des années 1900, des universitaires slovènes avaient obtenu des bourses d’études pour des universités autrichiennes, dans la perspective de devenir ensuite des professeurs de la nouvelle université de Ljubljana29. Quand une université entre effectivement en activité à Ljubljana en 1919, la proportion de professeurs slovènes est clairement plus importante que le pourcentage des enseignants slovaques à l’université Comenius, par exemple. Un manuel d’économie en langue slovène, publié par Valentin Žun dès 1908, contribue à structurer la terminologie et il constitue le point de départ du développement d’une pensée économique en Slovénie et en langue slovène alors qu’à titre de comparaison, la terminologie économique en langue slovaque se met au point dans les années 193030. L’historien Aleksander Bilimovič a considéré que le manuel de Žun avait exercé une influence déterminante sur le développement de la pensée économique slovène31.

• 32 Ivan Žmavc a étudié à Graz et à Prague. Il devint le tout premier professeur d’économie à Ljubljana (...)
• 33 « À Ljubljana, malgré sa petite dimension et la marginalité de sa position (par rapport aux métropo (...)
• 34 Voir Aleksandr Bilimovič, « Begründung der Teleologie als Form des empirischen Erkennens », Zeitsch (...)

22Il convient enfin de mentionner le rôle que Ivan Žmavc et Milko Brezigar jouèrent aux débuts de la pensée économique slovène32. Néanmoins, en 1920, le département d’économie politique de Ljubljana allait être dirigé par un économiste plus connu, dont le nom reste associé à la Slovénie de l’entre-deux-guerres, Aleksander D. Bilimovič. Né en Ukraine, il a étudié en Allemagne, fui l’Union soviétique où il était rentré et, après son installation à Ljubljana, il devait publier régulièrement ses travaux dans des ouvrages allemands et autrichiens. Souvent invité à Vienne pour donner des cours et des conférences, Bilimović reste à Ljubljana jusqu’en 1945, date à laquelle il doit fuir aux États-Unis. Bilimović a entretenu une correspondance nourrie avec certains représentants majeurs de l’école autrichienne33. Malgré des options parfois bien peu libérales, Bilimović restait proche de la pensée autrichienne et il polémiqua en langue allemande avec Karel Engliš eu égard à leurs systèmes respectifs en matière d’économie34.

• 35 On se concentre dans cette partie sur les contributions tchèques à l’école autrichienne, cela ne si (...)
• 36 Voir Jaroslav Krameš, op. cit., p. 928.

23Nous concentrons notre attention dans la partie qui suit sur quelques auteurs tchèques35. Dans son livre publié en 1907, Franz Čuhel étudie la théorie des besoins de l’agent économique en adoptant un point de vue explicitement psychologique. Il est de fait que Krameš mentionne que Menger avait recommandé le livre à Böhm-Bawerk, qui en a écrit une excellente recension pour la maison d’édition d’Innsbruck36.

• 37 Marek Hudík, « František Čuhel (1862-1914) », New Perspectives on Political Economy, vol. 3, n^o 1, (...)
• 38 Slutsky cite Čuhel dans sa célèbre étude sur le budget des consommateurs, publiée pour la première (...)
• 39 Wesley C. Mitchell cite Čuhel dans son étude sur le comportement humain et les sciences économiques (...)
• 40 Theo Surányi-Unger critique le concept de Čuhel du bien-être collectif et des acteurs collectifs. V (...)
• 41 Fritz Machlup, « Rejoinder to a Reluctant Ultra-Empiricist », Southern Economic Journal, vol. 22, n(...)
• 42 Hoover Institution Archives, Hayek’s files, box 104, folder 27.
• 43 « Bien qu’il contienne plusieurs suggestions intéressantes, il demeure manifestement insatisfaisant (...)

24Selon Marek Hudík37, la théorie ordinale des besoins que Čuhel proposait en insistant sur l’impossibilité de toute comparaison interpersonnelle d’utilité constitue le fondement de la microéconomie moderne. C’est sans doute extrapoler l’importance du débat entre ordinalité et cardinalité, mais il est de fait que le livre de Čuhel est souvent cité, notamment par Eugen Slutsky38, Wesley Clair Mitchell39, Theo Surányi-Unger40, et Fritz Machlup41. En explorant les archives, nous avons retrouvé une dissertation inédite de Hayek sur la question de l’imputation des facteurs qui date de 1923, où il cite aussi Čuhel, qui peut donc apparaître comme une de ses sources d’inspiration42. Des examens plus critiques ont indiqué les formulations maladroites dans l’ouvrage de l’économiste tchèque et les positions sont partagées sur le rôle de la psychologie au regard de la difficulté de créer une passerelle entre la psychologie et l’économie dans l’école autrichienne43.

• 44 Eugen Maria Schulak et Herbert Unterköfler, op. cit., p. 15 : « That subjective value is not measur (...)

25Il est possible de prouver encore que l’ouvrage de Čuhel a eu un impact sur l’analyse de l’utilité marginale par Mises, qui incorpore les idées de Čuhel pour souligner que l’utilité marginale ne peut pas être mesurable en tant que quantité mathématique, c’est-à-dire que le chercheur ne peut jamais se prévaloir de calculer une utilité totale comme étant la somme des utilités marginales : « [la théorie qui veut] que la valeur subjective ne soit pas mesurable et ne puisse par conséquent pas être calculée, fut donc prouvée pour la première fois par Franz Čuhel », n’hésitent ainsi pas à écrire des historiens misésiens44. Cependant, l’étoile de Čuhel devait commencer à pâlir assez vite, principalement en raison de ses propres problèmes de santé.

• 45 En 1947, Engliš devient recteur de l’université Charles de Prague.
• 46 « Cette école est détruite par le régime communiste : la plupart de ses représentants sont emprison (...)
• 47 Josef Šíma et Tomáš Nikodým, « Classical liberalism in the Czech Republic », Econ Journal Watch, vo (...)
• 48 Israel Kirzner, The Economic Point of View, Menlo Park, Kirzner Institute for Humane Studies, 1976.

26L’autre figure que nous souhaitons évoquer ici est celle de Karel Engliš45. Il participa très activement à la fois à la vie politique et universitaire. Il fut élu au Parlement tchécoslovaque et il fut l’un des fondateurs de l’université Masaryk de Brno, dont il assuma le premier le poste de recteur. Il était probablement le plus proche de la vision que Bráf avait donnée pour ce qui est de l’émergence d’un système d’économie tchèque bien distinct46. La téléologie d’Engliš a des traits communs avec certains aspects de la praxéologie que Mises a mis en avant. Les deux penseurs se connaissaient et se rendaient visite47. Kirzner fit à son tour l’éloge d’Engliš et compara son approche d’Engliš à la praxéologie de Mises48.

• 49 Le livre de Mises, publié en 1922, Le Socialisme, portait le sous-titre « Étude économique et socio (...)

27Mises ne précise cependant nulle part à notre connaissance ce qu’il considérait lui-même devoir être la contribution d’Engliš aux conceptions de l’école autrichienne, même s’il faisait l’éloge de sa contribution comme membre. Sans recherche approfondie dans les archives, on ne peut que supposer ce que Mises en pensait vraiment. Le fait est qu’Engliš avait délaissé la sociologie au milieu des années 1910 et il est possible que ce choix ait influencé Mises dans son propre cheminement identique un peu plus d’une décennie plus tard49.

• 50 Mises se réfère au livre de Karel Engliš, Begründung der Teleologie als Form des empirischen Erkenn (...)

28Entre autres ouvrages où Mises mentionne Engliš, L’action humaine n’est pas le moindre et l’auteur tchèque y apparaît lorsque Mises débat de la causalité et de la téléologie comme étant les deux seules approches disponibles à une approche cohérente de la science : « Le changement peut être conçu comme le résultat de l’opération de la causalité mécanique ou du comportement intentionnel ; il n’y a pas de troisième voie pour l’esprit humain50. »