1Les éditions Rue d’Ulm viennent de publier successivement deux volumes, l’un traduit de l’allemand et l’autre de l’anglais, du philosophe autrichien Karl Popper (1902-1994). Ces textes appartiennent à deux périodes distinctes de l’élaboration de sa pensée.

3Le volume comporte trois essais, un mémoire inachevé, une conférence ainsi qu’un court texte de 1970 où Popper revient sur ses expériences de ces années-là (« Quelques réflexions sur la réforme scolaire à Vienne et l’influence qu’elle eut sur moi [Einige Bemerkungen über die Wiener Schulreform und ihr Einfluß auf mich] », p. 213-219).

4Dans « Sur le positionnement de l’enseignant vis-à-vis de l’école et de l’écolier. Éducation sociale ou individualiste ? (Über die Stellung des Lehrers zu Schule und Schüler. Gesellschaftliche oder individualistische Erziehung?) » (p. 13-21), article paru en 1925 dans la revue Schulreform, Popper expose les principes fondamentaux de la pédagogie réformée. Il analyse l’attitude ouverte et indépendante de l’autorité sociale qu’il convient désormais d’adopter à l’égard des élèves : être avant tout attentif à l’individu, soucieux de son intégrité et de son développement, rendre l’apprentissage aussi proche de la vie que possible et instaurer une relation de confiance et de respect qui exclut le recours aux punitions.

5« Sur la philosophie de l’“idée de patrie” (Zur Philosophie des Heimatgedankens) » (p. 23-45) est l’introduction à un cycle de communications sur ce thème à l’Institut pédagogique. Popper y défend une conception ouverte, et pour ainsi dire cosmopolite, de la Heimat radicalement opposée aux conceptions völkisch dominantes de l’époque.

6« “Habitude” et “expérience vécue de la règle” dans l’éducation. Une monographie de pédagogie et de psychologie structurelle („Gewohnheit“ und „Gesetzerlebnis“ in der Erziehung. Eine pädagogisch-strukturpsychologische Monographie) » (p. 47-161) est un mémoire inachevé de fin d’études, soutenu malgré tout en 1927 sous la direction de Karl Bühler. Popper procède ici à une étude concrète de l’acquisition chez l’enfant des habitudes et de la confiance dans les règles ainsi que de leur remise en cause critique, autrement dit de la formation de la pensée dogmatique et de son dépassement, c’est-à-dire par là même à une analyse du processus de découverte et de formation d’un savoir neuf, en dépit des habitudes. Ce faisant, la recherche psychopédagogique de Popper anticipe déjà à certains égards son épistémologie future. Dans le texte de 1970, qui clôt le volume et dans lequel il revient sur cette période, Popper note du reste lui-même qu’avec ce texte « [il] faisai[t] [ses] premiers pas sur le chemin qui devait [le] conduire plus tard à [sa] théorie de la science ».

7L’article « Cultiver la mémoire en toute autonomie (Die Gedächtnispflege unter dem Gesichtspunkt der Selbsttätigkeit) » (p. 163-190), paru en 1931 dans la revue Die Quelle, s’inscrit, quant à lui, dans le débat entre partisans et adversaires de l’apprentissage traditionnel « par cœur » suscité par la réforme de l’école autrichienne. Popper y défend l’idée selon laquelle la mémorisation doit être conçue comme une redécouverte du savoir, autrement dit comme un effort de reconstitution active du processus de découverte.

9Le Soi et son cerveau – première partie, rédigée par Popper, d’un ouvrage (The Self and Its Brain. An Argument for Interactionism, Springer International, 1977) co-signé avec le neurophysiologiste australien John Eccles (1903-1997) – appartient à une tout autre période de son œuvre. Parti d’Autriche en 1937, enseignant en Nouvelle-Zélande pendant la guerre, Popper est depuis 1947 professeur à la London School of Economics et est ainsi devenu un philosophe de langue anglaise.

10La réflexion s’inscrit ici dans ce qu’il est convenu d’appeler le body-mind problem, soit la question des rapports entre le physique et le psychique. Popper y défend une conception interactionniste de la relation entre le corps et l’esprit, centrée sur une théorie du self, du soi compris dans son unité, son identité et sa continuité. Si le matérialisme joue certes un rôle essentiel pour le progrès des sciences, il ne saurait, aux yeux de Popper, suffire à rendre compte de l’ensemble des comportements humains. Les hommes ne sont pas des machines, mais sont susceptibles d’être guidés par des arguments et des contre-arguments, des inférences logiques, bref par la raison. Le monde matériel, physique – ou ce que Popper appelle le monde 1 – n’est pas clos sur lui-même. Il est ouvert à une causalité qui n’est pas la sienne, celle du monde 3 – monde des règles logiques, des principes et des normes – qui agit sur lui par l’intermédiaire du monde 2, le monde de la psychologie et des représentations mentales.

11Le volume est complété par une postface du traducteur, Daniel Pimbé (p. 369-393), et précédé d’une préface d’Alain Boyer (p. 7-25) à qui on doit d’avoir pour une large part contribué à introduire la pensée de Karl Popper en France il y a maintenant une quarantaine d’années.

12Ces deux volumes viennent ainsi heureusement compléter et pratiquement parachever le corpus des œuvres disponibles en langue française d’un des plus grands philosophes autrichiens du xx^e siècle.