1Cet ouvrage collectif, qui contient seize articles issus d’un colloque organisé en 2017 par des spécialistes d’histoire culturelle de l’université Johannes-Gutenberg à Mayence, part du constat que, avant la Révolution de 1789, l’attribution du pouvoir politique à une femme n’était pas véritablement exceptionnel, que l’on songe à celles qui avaient exercé la régence tant que leur fils n’avait pas atteint sa majorité ou à celles qui avaient secondé leur époux. Un tel constat, qui est sans nul doute à relier au développement des gender studies, représente un tournant historiographique par rapport à l’idée – que l’on peut avoir hérité des conceptions sociales du xix^e siècle – du rôle prétendument insignifiant joué par les femmes dans les cours européennes.

2Cependant, comme éditeurs et contributeurs le rappellent ici, l’ordre social du xviii^e siècle présupposait la supériorité masculine et les règnes de Marie-Thérèse et de Catherine II ont constitué des exceptions. Parmi les auteurs qui se sont déjà penchés sur cette question, rappelons d’ailleurs à titre d’exemple les études qui, durant ces dernières années, ont été consacrées aux territoires germaniques par Bettina Braun, Katrin Keller, Barbara Stollberg-Rilinger ou Werner Telesko. Au demeurant, parallèlement aux exemples que ces historiens-ci ont traités, ce même tournant historiographique pourrait aussi se remarquer dans des travaux sur les reines de France, entre autres ceux de Simone Bertière, Fanny Cosandey, Philippe Tourault ou encore Thierry Wanegffelen. Quant à l’intérêt que le public français a porté et continue à porter aux deux impératrices étudiées dans le présent ouvrage, il s’est manifesté par l’accueil positif qu’il a réservé aux ouvrages récents sur Marie-Thérèse (comme ceux de Jean-Paul Bled en 2012 ou, dans une autre optique, d’Élisabeth Badinter en 2016 et 2020) et aux nombreuses biographies de Catherine II, sans oublier les travaux de Francine Liechtenhan sur Elisabeth I^re de Russie. Dans ce contexte, les articles regroupés dans le présent volume servent non seulement à actualiser nos connaissances (à preuve les bibliographies sélectives placées à la fin de chaque article) et à signaler les recherches en cours, mais aussi à repenser de quelle manière il peut convenir de problématiser la question du pouvoir politique tel qu’il fut exercé par des femmes à l’époque des Lumières.

3La méthode employée par les trois éditeurs de Weibliche Herrschaft retient l’attention parce qu’ils affirment s’être délibérément interdits, contrairement à ce que le titre de l’ouvrage aurait pu donner à penser, de mener une démarche rigoureusement comparative. Leur projet est au contraire de fortement souligner les différences des contextes institutionnels, juridiques, générationnels, psychologiques, de Marie-Thérèse et de Catherine II dans leur qualité de souveraines et de mères. Scientifiquement parlant, un grand avantage de leur intention de respecter ces différences a été effectivement de récuser tout essentialisme et d’esquiver une globalisation sur de prétendues spécificités féminines stéréotypées.

4Le premier chapitre expose en quoi les conditions dans lesquelles les deux impératrices ont accédé au pouvoir furent radicalement différentes, l’Autriche s’appuyant sur une Pragmatique Sanction qui érigeait en principe la continuité dynastique, Catherine II ayant en revanche emprunté la voie du coup d’État. Le chapitre suivant détaille la vie à la cour et s’appuie entre autres sur des témoignages d’ambassadeurs, jusqu’ici peu étudiés. Il est rappelé que Marie-Thérèse a toujours régné en binôme familial, avec François de Lorraine puis avec Joseph II, ce qui n’a nullement correspondu aux choix opérés par Catherine II en matière de favoris. Leur comportement en tant que mère a également creusé la différence.

5Le domaine militaire, traité dans le troisième chapitre, leur posait des problèmes majeurs puisqu’elles étaient les chefs de leurs armées mais n’intervenaient pas sur le terrain, si bien qu’elles dépendaient de leurs experts. Or elles ne se sont pas pour autant dérobées à leurs prérogatives décisionnelles lorsqu’elles ont été confrontées à la guerre, l’une contre la Prusse, l’autre contre l’Empire ottoman et la Suède.

6Et pourtant, comme cela ressort du dernier chapitre (le plus long), l’image qui a été donnée d’elles dans l’iconographie du temps (tableaux ou caricatures) et dans celle qu’elles souhaitaient léguer à la mémoire collective est significative de la différence d’approche qu’elles entendirent mettre en évidence. Toutes deux ont consacré une attention équivalente à leur propre mise en scène de leur féminité, car l’esthétique rehaussait leur majesté et était un moyen de cautionner la légitimité de leur autorité. Mais chacune a choisi ses motifs picturaux : Marie-Thérèse se fait placer au milieu de ses enfants, ce qui souligne la priorité que donnait l’Autriche aux intérêts dynastiques ; Catherine II préfère faire associer sa prestance physique à l’étendue de son savoir intellectuel, ce qui devait démontrer son appartenance aux Lumières européennes.

7L’autre volet de cette propagande orchestrée d’en haut est la perception que les contemporains, étrangers ou allogènes, proposèrent quant à eux de la « grandeur » de ces deux femmes qui se trouvèrent placées au pinacle du monde politique. Celle de Catherine II s’accompagna durablement d’une réputation de virilité, alors que celle du mythe thérésien resta auréolé de religiosité.

8Cet ouvrage collectif se distingue par la précision des informations qu’il fournit et par la clarté des argumentations ainsi que par ses enjeux méthodologiques. D’une part, il insiste sur la recherche actuelle et ses apports ; il associe avec bonheur des articles dus à des historiens notoirement spécialistes de ces impératrices et d’autres contributions émanant de jeunes chercheurs. D’autre part, le fait d’avoir ainsi abordé ces deux souveraines à tour de rôle, de les juxtaposer symétriquement, de confronter leurs pratiques politiques et sociales respectives permet non seulement d’apprécier l’originalité de chacune d’elles, mais aussi d’ouvrir de nouveaux champs de recherche sur les enjeux et les difficultés propres à l’exercice du pouvoir absolutiste quand il est assumé par une femme. D’ailleurs, en dépit de l’intention affichée, une invitation est adressée au lecteur, à la fin de l’introduction, de « poursuivre la comparaison » et de « la systématiser » (p. 15). Les éditeurs incitent en somme à comparer l’incomparable. Peut-être cette apparente contradiction méthodologique reproduit-elle les difficultés auxquelles l’histoire culturelle est confrontée. Car tout dépend, au fond, des critères d’analyse : si la recherche privilégie la prise en compte des données particulières de chaque État et de chaque dynastie, la comparaison reste fonctionnaliste, et ce sont les différences qui sont mises en relief. Si elle se définit en revanche de façon transversale, ce sont la logique commune et les convergences qui sont explicitées. En tout état de cause, les contributions réunies ici font comprendre aussi bien quelles difficultés particulières ont dû être surmontées par ces deux grandes réformatrices que les principes de l’absolutisme éclairé dont elles se sont inspirées pour moderniser les structures et faire participer leurs États à l’enrichissement de la culture européenne. En définitive, elles ont fait évoluer le modèle normatif genré et inscrit dans le marbre la légitimité de personnes féminines dans l’exercice du pouvoir politique.