2Ces publications s’inscrivent dans le contexte de l’intérêt soutenu dont bénéficie l’histoire de l’archéologie tant auprès du public qu’auprès des chercheurs. Science centrale dans la construction des États et des nations aux xix^e et xx^e siècles, elle a pu légitimer des discours publics et être instrumentalisée, et c’est précisément ce que se propose d’explorer Michael Wedekind pour l’époque du national-socialisme. Le choix a été fait de se concentrer sur une période de conflit, centrale pour la compréhension des relations entre nations et États dans l’espace choisi, qui n’est pas déterminé par des frontières étatiques mais a été défini comme celui du croisement des mondes germanique, latin et slave. L’empreinte vénitienne mais surtout l’appartenance à la maison d’Autriche ont durablement modelé le paysage culturel de la Styrie, la Carniole, la Carinthie, le Frioul, le Tyrol et le Littoral (Küstenland) comprenant le duché de Görz et Gradisca, Trieste et l’Istrie. Région linguistiquement hétérogène marquée par une forte densité culturelle et patrimoniale, elle est aussi devenue, depuis la fin du xix^e siècle, une zone de conflits. La place de l’archéologie, qui dans la première moitié du xx^e siècle faisait de l’assignation de traces matérielles à une ethnie l’une de ses tâches essentielles, en fut d’autant plus importante et singulièrement celle qui a développé une expertise sur le haut Moyen Âge.

3Après une introduction synthétique sur les enjeux d’une histoire politique de l’archéologie, l’auteur aborde la question dans une perspective régionale. En Carniole (Oberkrain/Gorenjska) tout d’abord, la direction scientifique a été confiée à l’université de Graz, la capitale styrienne devant devenir la tête de pont d’un réseau muséographique étendu à toute la Styrie (Gesamt-Steiermark). Graz exerça une tutelle sur la nouvelle institution établie à Klagenfurt en 1942, l’Institut für Kärntner Landesforschung. La démonstration de fortes influences culturelles allemandes entre Alpes et Adriatique y était recherchée, remettant ainsi en question celles de la culture italienne dans le Frioul et tendant ainsi à souligner notamment le caractère germanique des Lombards. Sous la direction de Karl Dinklage (1907-1987), lui-même originaire de Saxe, responsable des sections préhistorique et protohistorique, des recherches furent entreprises autour du lac de Bled, lieu névralgique qui devait livrer des informations archéologiques à visée légitimatrice : il s’agissait d’assigner l’espace au sud des Karawanken à des populations anciennement germaniques et non slaves. Ces travaux se déroulèrent non sans oppositions internes, à la fois pour raisons scientifiques (amateurisme de la méthodologie) et de concurrence personnelle. Hans Dolenz (1902-1977), un archéologue local originaire de Villach, voulut déstabiliser la position de ce Saxon devenu envahissant en faisant circuler des missives peu collégiales (« Piefkes sollten in Kärnten nicht forschen und die Zibeben [die Rosinen] aus dem Teiche [Teig] herausholen », p. 28).

4En Basse-Styrie (Untersteiermark), des travaux furent menés dans le cadre d’une archéologie préventive sur le tracé de la ligne de défense contre l’Armée rouge (Reichssschutzstellung « Südostwall »), souvent avec l’aide de la communauté germanophone présente sur place. La figure centrale et ambiguë de Walter Schmid (1875-1951) émerge dans ce paysage académique. Impliqué dans la réalisation de projets de germanisation visant à l’installation de germanophones d’autres régions (Gottschee, Bucovine), il demeure pourtant durablement suspect aux yeux des autorités en raison d’une slavophilie supposée du fait de ses travaux pionniers effectués durant les dernières années de la Monarchie sur les traces slaves médiévales en Carniole et d’un attachement à une branche désavouée du savoir national-socialiste, l’archéologie romaine provinciale. Les animosités personnelles deviennent dès lors des accusations politiques.

5Une appropriation des biens culturels se déroula dans le prolongement du travail d’inventorisation du patrimoine mené jusqu’au début de l’année 1943 sur le territoire anciennement yougoslave, dont il s’agissait de mettre au jour une couche germanique. Jusque sur la côte adriatique, la recherche de biens culturels de facture allemande obéit à une politique patrimoniale menée dans l’intérêt exclusif de la culture allemande. Elle finit par une ambitieuse campagne de photographie dans la quatrième année de guerre. Walter Frodl (1908-1994), futur directeur du Bundesdenkmalamt, réorganisa le Musée national de Ljubljana dans sa section d’histoire préhistorique et ne dédaigna pas de s’emparer pour son propre compte de certains biens, à l’instar de meubles issus de confiscations sur des biens juifs.

6Le dernier chapitre couvre l’espace allant du Brenner au lac de Garde, dont il s’agissait pour certains archéologues de mettre en évidence une continuité avec le passé germanique pré-chrétien. Mais la Realpolitik dictée depuis Berlin, dans la perspective d’un échange de populations entre Italiens et germanophones, intimait l’ordre de se garder d’attaquer trop directement la partie italienne. Les conditions y étaient pourtant plus favorables qu’ailleurs à une saisie du patrimoine dans le sens d’une origine germanique. Les célébrations du bimillénaire d’Auguste en 1937-1938, accompagnées de fouilles, avaient également mobilisé sur ce même terrain l’archéologie italienne au service du régime fasciste. À Himmler, qui demandait d’emporter « alles bis auf den letzten rostigen Nagel », les autorités italiennes adressèrent en réponse une liste de biens culturels dont ils souhaitaient le retour en Italie : pour le Ferdinandeum d’Innsbruck, cela comprenait, au désarroi des interlocuteurs du Reich, « so ziemlich das gesamte Lapidarium » (p. 84).

7En deux pages de conclusions (1945: Umbruch ohne Aufbruch), la situation de l’après-guerre est retracée : la dénazification ne fut que temporaire en Autriche pour la majorité de ces acteurs qui purent effectuer un retour dans la vie intellectuelle par le biais privilégié des archives dans les années 1950 et 1960. L’utilisation dans les publications de l’après-guerre de sources rassemblées durant l’occupation, sans que les circonstances en soient rappelées, et l’absence de retour critique sur la méthodologie et les hypothèses mises en œuvre durant la guerre, caractérisent d’après Michael Wedekind un grand nombre de protagonistes.

8L’étude porte sur un moment paroxystique dans l’instrumentalisation de l’archéologie comme science et l’utilisation de la violence pour prendre possession du résultat des fouilles. Une des grandes forces du propos est qu’il repose sur une connaissance de première main de multiples sources, tant dans la région que dans des institutions centrales. Le monde scientifique impliqué dans cette histoire est relativement restreint, ses enjeux et les principaux acteurs peuvent en outre être décrits grâce cette ample documentation. Le texte, très riche en données et citations sur la séquence historique, se dédouble dans un apparat de notes qui fourmillent elles aussi d’informations et de références, apportant un éclairage sur la trajectoire des individus, concernant tant leur parcours antérieur que la suite de leur carrière. Quatre cartes très précises de localisation des fouilles et des documents d’archive complètent le volume avec une vaste bibliographie.

9Cette prolixité des sources pose en même temps une certaine limite. Les dossiers sont ouverts et mis en perspective, mais sans livrer de synthèse. L’ouvrage est remarquablement informatif et instructif sur l’enchevêtrement du pouvoir et de la science durant la période national-socialiste. Il pose aussi des questions sur le mode opératoire de la dénazification autrichienne. Nombre d’observations données en passant mériteraient une exploration. La juxtaposition d’événements en apparence identiques ou comparables (une campagne de photographie du patrimoine durant la première guerre mondiale et celle décrite durant la seconde, p. 59) pose question sur la nature du travail archéologique et ses présupposés dans deux conjonctures historiques bien différentes. S’agit-il réellement de la même chose que de planifier et d’utiliser des clichés faits pendant la première et la seconde guerre mondiale ? Des phénomènes récurrents durant la période de conflit posent la question du rôle des amateurs promus pour convenance idéologique (Johann Christian Löhausen, Dinklage) et les tensions qui en résultèrent avec les archéologues professionnels. Se pose également une question plus générale sur le rapport matériel du scientifique avec les traces de ce passé. La volonté de prélever des biens culturels à des fins privées n’est pas inaugurée à ce moment, elle s’inscrit dans une histoire longue et en l’espèce elle a pu se heurter à l’opposition d’officiels.

10Sans doute serait-il possible, mais cela dépassait la visée de l’ouvrage, de différencier davantage le mode de dépendance de la science à l’égard du politique selon les époques et les individus. Assurément, l’implication ne saurait être identique pour tous les protagonistes, chacun agissant avec la singularité de sa formation et de son parcours. L’auteur saisit une histoire scientifique qui se déploie sur un espace qui un quart de siècle plus tôt formait un paysage impérial autrichien, où une science du passé développée à l’époque libérale reposait sur des prémisses très différentes de ce qu’elle était devenue. Le rapport au passé de chacun de ces archéologues apparaît comme singulier, tout en s’inscrivant dans une expérience générationnelle, celle de trajectoires liées progressivement, à mesure que le paysage scientifique habsbourgeois perdait de sa cohérence, à des écoles archéologiques nationales. L’évolution dans l’après-guerre ne pose pas moins de questions. Comment comprendre l’inflexion professionnelle d’un Dinklage, chargé dans l’après-guerre des archives Musil et devenu un interlocuteur essentiel sur un écrivain autrichien associé par excellence à l’époque impériale ? L’enquête scrupuleuse de Michael Wedekind livre in nuce, à travers la reconstitution de faits et de réseaux scientifiques impliqués dans un projet politique, une documentation incitant à la poursuite d’une réflexion sur tout un faisceau de questions portant sur la diversité des motivations et le degré d’implication de chacun de ces archéologues, dont le rôle durant la seconde guerre mondiale a constitué une étape décisive dans leur carrière professionnelle.