2Parmi les développements les plus significatifs, relevons en premier lieu ses réflexions sur l’historiographie nationale autrichienne. L’absence de tradition révolutionnaire par rapport à d’autres pays a, selon lui, empêché l’émergence d’une prise en compte dans l’historiographie des mouvements sociaux de ses composantes les plus radicales, or ces dernières eurent une influence et existence réelle, quand bien même elles furent largement restées dans le giron de la social-démocratie.

3Dans ses analyses, Hautmann mobilise un important volume de sources. Il utilise notamment les volumes publiés par Rudolf Neck en 1968 qui demeurent jusqu’à ce jour une source irremplaçable pour comprendre l’évolution de l’opinion autrichienne pendant la guerre. À propos de 1918-1919, il rappelle que « beaucoup d’historiens sont d’avis qu’il n’y a pas eu de révolution ». Notre historien tente ici de montrer qu’il est possible au contraire d’écrire l’histoire d’un véritable mouvement révolutionnaire à partir d’une étude détaillée des événements et des sources de l’époque. Selon lui, la « gigantesque mobilisation et politisation des classes populaires » à partir de 1918, dont une partie des protagonistes affiche des « objectifs socialistes », infirme l’idée d’une simple transition d’un régime politique à un autre. On relèvera également les développements sur la notion de « crise révolutionnaire », sur ce que sont les phases concrètes d’une révolution. Ses classifications et périodisations proposées pour tenter de caractériser ladite « révolution » entre 1917 et 1920 sont particulièrement suggestives et stimulantes. C’est sur ce point que l’ouvrage est vraisemblablement le plus intéressant, permettant d’intégrer l’Autriche à la séquence révolutionnaire qui commence en Russie en 1917. Hautmann décrit dans le détail les étapes de la grande grève de janvier 1918 dans plusieurs villes de l’Empire austro-hongrois. Rapportée à la taille du pays, cette grève constitue le plus important mouvement de contestations (en termes d’individus concernés par la mobilisation) de toute l’Europe pendant cette séquence.

4Plusieurs figures méconnues sont présentées, comme l’écrivain Egon Erwin Kisch ou le militant communiste Leo Rothziegel. Affichant ses sympathies pour le KPÖ, l’historien réserve à ce dernier une place particulière. L’auteur reprend une thèse classique à propos de la direction de la social-démocratie : celle-ci aurait entre 1917 et 1920, de bout en bout, joué globalement un travail de modérateur pour concilier les intérêts des classes sociales, repoussant les options les plus radicales. Ce n’est pas sur ce point que son argumentaire nous semble être le plus convaincant. En revanche, son étude attentive du communisme permet de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre : parti demeuré très marginal par rapport à la social-démocratie, le KPÖ devient attractif durant l’été 1919 au moment de l’existence de la République des conseils en Hongrie. On lira avec profit à ce propos les développements sur les liens de l’Autriche avec l’expérience hongroise, dont les conséquences furent majeures non seulement pour les deux pays mais plus globalement pour l’évolution politique de la Mitteleuropa.

5On relèvera, dans le sillage de son travail pionnier de 1987, ses développements sur l’apparition des conseils ouvriers, leur rôle « technique » puis la façon dont des courants révolutionnaires ont cherché à en faire l’embryon d’une alternative à la démocratie parlementaire. À propos des conseils ouvriers, Hautmann rappelle qu’il existait en Autriche trois sensibilités dans la social-démocratie : des dirigeants dubitatifs sur leur utilité (Karl Renner, ou Adelheid Popp), ceux qui y voient au contraire un embryon de « dictature du prolétariat » (Otto Leichter), ou encore d’autres qui voulaient en faire une sorte de contre-pouvoir pour ne pas laisser le seul système parlementaire jouer un rôle central (Otto Bauer). Grande différence avec Berlin, ce sont plutôt les partisans de ce dernier qui ont la main : ils tentent ainsi d’intégrer les conseils ouvriers à l’État sans dissoudre totalement leurs fonctions.

6L’ouvrage permet des ouvertures et des comparaisons intéressantes avec d’autres pays, notamment l’Allemagne ; on constate en effet des points communs, mais aussi des décalages. L’insurrection spartakiste de janvier 1919 n’a pas d’équivalent à Vienne et Hautmann note que le « relatif calme et la discipline du monde du travail dans la première phase de la révolution autrichienne prend fin en février-mars 1919 ». Certains aspects de « Vienne la Rouge » dans l’entre-deux-guerres doivent être pensés en ayant à l’esprit la vigueur initiale de ce Rätebewegung ; de même l’impressionnante législation sociale promulguée au cours du printemps et de l’été 1919 est particulièrement bien décortiquée. Elle est impensable sans avoir à l’esprit que le pays s’inscrivait alors dans une puissante vague révolutionnaire. Cet ouvrage est donc des plus utiles pour qui veut mieux connaître l’histoire mouvementée de l’Autriche à partir de 1918.