1Cet ouvrage de 177 pages édité par Paul Michael Lützeler, professeur à l’université de Washington, spécialiste, éditeur et biographe exhaustif de Broch, et par Markus Ender de l’université d’Innsbruck, spécialiste de Ludwig von Ficker, réunit des contributions d’un colloque tenu à l’université d’Innsbruck en juin 2019. Quels sont les liens unissant Broch à la principale revue littéraire de l’avant-garde Der Brenner, dont le premier numéro est paru, le 1^er juin 1910, à Innsbruck ? La revue symbolise l’interface culturelle et géographique entre l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie et prolonge la revue Die Fackel de Karl Kraus en proposant des réflexions et des publications de qualité. La plus grande gloire de Ludwig von Ficker est d’avoir reconnu le génie de Georg Trakl. Chaque numéro, de 1910 à 1912, contenait ainsi un poème de Trakl. Der Brenner publia aussi Broch, Else-Lasker-Schüler, Carl Dallago et Theodor Haecker. Bien que la correspondance entre Broch et Ludwig von Ficker ait quasiment disparu, l’amitié entre les deux hommes a laissé des traces littéraires, ce que Markus Ender analyse avec finesse (Die Rezeption Hermann Brochs im Makrokontext des Gesamtbriefwechsels Ludwig von Fickers).

2Résumons les grandes lignes du parcours de Hermann Broch, né le 1^er novembre 1886 et mort en exil, le 30 mai 1951, à New Haven dans le Connecticut, à l’âge de 65 ans. Après des études d’ingénieur, il dirige pendant vingt ans l’usine de textile de son père. Broch n’est venu au métier d’écrivain qu’à partir de 1931, à 45 ans, avec la publication de son premier roman, la trilogie Les Somnambules. En 1938, il est arrêté et emprisonné après l’annexion de l’Autriche par les nazis. Avec l’aide de son ami James Joyce, il parvient à émigrer aux États-Unis où il va se consacrer à la théorie de la démocratie et à la psychologie des masses, études pour lesquelles il reçoit le prix de la Fondation Rockefeller.

3Dans son introduction consacrée à la crise de l’identité européenne, perceptible dans les grands romans de la première moitié du xx^e siècle, Paul Michael Lützeler se penche sur les essais de Broch de l’entre-deux-guerres portant sur la désagrégation des valeurs et sur son opus magnum, La Mort de Virgile, où la question éthique se trouve au premier plan. C’est au début de la composition de son roman qu’il reprend sa correspondance avec Ludwig von Ficker qu’il avait interrompue. On relève aussi les analyses subtiles de Monika Ritzer sur la Kulturkritik en vogue, en ce début du xx^e siècle, que l’on retrouve dans l’œuvre essayistique de Broch. Est-il un « écrivain malgré lui » comme le qualifiait Hannah Arendt en 1949 ou bien un « philosophe malgré lui » selon les mots de son fils ?

4Rassemblant dix articles de nombreux spécialistes, ce livre nous propose une somme de réflexions sur l’influence de la revue Der Brenner dans l’œuvre de Broch et sur les considérations éthiques et esthétiques élaborées lors de cette période. Il faut mentionner la relation complexe de Broch avec l’écrivain et philosophe de la nature Carl Dallago (Sarah McGaughey, An Experiment in Zivilisationskritik: Carl Dallago and Hermann Broch’s Vision of Nature in Die Verzauberung), l’un des plus importants contributeurs du Brenner, et l’impulsion donnée à Broch par l’ouvrage de Theodor Haecker Virgile, père de l’Occident pour son personnage de Virgile, un artiste du pressentiment, de la prescience, de l’attente. Des contributions se concentrent sur les liens unissant Broch à la nouvelle de Thomas Mann La Mort à Venise et à Karl Kraus, dont la célèbre revue Die Fackel constitue, comme Der Brenner, une sorte d’axe critique.

5La réception de Broch, auteur protéiforme, est encore trop peu connue en France, en dépit des chercheurs qui se consacrent à son œuvre. Nous ne saurions refermer cette porte sans évoquer la réflexion politique (Werner Wintersteiner, Ethik und Politik in Brochs Völkerbund-Resolution: Eine postkoloniale Lektüre) que Broch développe, en 1937, dans sa résolution à la SDN (Völkerbund-Resolution), au moment où les nazis sévissent de plus belle en Autriche. Pour la première fois, Broch tente d’intervenir dans le cours de l’histoire. Dans son appel, il incite la SDN, qui n’a pu contrecarrer les exactions de Hitler, à redonner sens et vie aux principes de justice, d’humanité et de dignité. Mais son exil en Angleterre et aux États-Unis après l’Anschluss n’a pas permis la publication de cet écrit.

6Les qualités qui composent cet ouvrage sont immenses : l’amplitude de la recherche et de la réflexion. Le grand mérite de Paul Michael Lützeler et de Markus Ender est de s’être livrés à un travail d’une grande scientificité. Ce travail est précieux à maints égards.