1Troisième volume paru dans la jeune collection « Studia Habsburgica », cet ouvrage collectif traite de « l’héritage des Lumières dans la presse de langue allemande en Europe centrale ». Dans les ouvrages les plus récents, cette problématique de « l’héritage » des Lumières est souvent abordée sous l’angle de la « modernité », ce qui implique deux délimitations temporelles différentes. Ou bien la recherche se focalise sur l’Aufklärung même en tant que berceau et premier moment de cette modernité, comme c’est le cas par exemple dans les travaux de Brunhilde Wehinger ou Iwan d’Aprile et dans la collection « Aufklärung und Moderne » (Hanovre, Wehrhahn Verlag). Ou bien la recherche se concentre sur la mise en application des idées des Lumières durant la période post-napoléonienne et le Vormärz, d’autant que la publication des écrits diffusant ces idées bénéficia à cette époque des nouvelles techniques d’impression et de l’élargissement du lectorat ; c’est le cas dans la collection « Philanthropismus und populäre Aufklärung » (Brême, Édition lumière), par exemple avec Volksaufklärung im Vormärz, livre dirigé par Thomas Bremer (2022). C’est d’ailleurs sur cette seconde orientation que portent déjà de récents travaux de Thomas Nicklas et Matjaž Birk, éditeurs du présent volume. La perspective temporelle couvre ici toutefois l’ensemble du xix^e siècle et la fin de la monarchie autrichienne.

2L’introduction est richement documentée et pose clairement la problématique : les concepts et modèles des Lumières perdurent-ils ou sont-ils remplacés par d’autres ? Et, dans les deux cas, où se situeraient les spécificités des territoires qui sont situés culturellement à la « périphérie » et géographiquement au centre du continent européen ? Sachant qu’ils sont passés lentement à la « modernité », étant donné leurs configurations économiques et sociales, il n’était pas à exclure que les valeurs humanistes de la Bildung, de la tolérance, des échanges et confrontations d’opinion, aient pu être préservées tout en s’ajustant à l’affirmation identitaire de ces territoires.

3La première contribution propose une vue d’ensemble et divise la période étudiée en trois phases : celle des débats qui avaient commencé dans le cadre du joséphisme et portaient sur les velléités de contrôler le pouvoir ou du moins de le légitimer ; celle de l’écho qu’ils eurent en 1848 puis dans les années 1860 ; puis encore une fois dans la constitution de 1867. Durant ces trois phases, la presse eut pour fonction de servir de passerelle entre le niveau du pouvoir et la sphère des citoyens.

4La presse de Ljubljana/Laibach a la part belle dans cet ouvrage, plusieurs articles étant consacrés au Laibacher Zeitung. Ce périodique présente deux facettes : entre 1789 et 1800, sous l’impulsion de son éditeur Joseph Ignaz von Kleinmayr, un hommage appuyé est rendu aux monarques autrichiens, qui seraient les garants du bonheur et du bien-être matériel des habitants de la Carniole. Mais les tendances conservatrices sous l’empereur Francois I^er induisent des renouvellements, notamment la théâtralisation des hommages rendus au couple impérial ainsi que, sur le plan social, la timide amorce d’une meilleure prise en compte du rôle social des femmes.

5La presse hongroise, avec Der Ungar, se caractérise dès les années 1840 par des tendances particularistes qui l’éloignent du discours universaliste de l’Aufklärung. Or c’est précisément ce décalage qu’il est intéressant d’étudier : porté par une idéologie libérale et patriotique, attentif de surcroît à l’évolution de la société, Der Ungar tente certes d’instaurer une culture du débat, laquelle rappelle les usages de la presse européenne du xviii^e siècle, mais il signale avec force ironie les contradictions inhérentes aux discours extrémistes des révolutionnaires de 1789 et 1830. Les événements de 1848 et une nouvelle équipe rédactoriale changeront la donne.

6Le rôle politique de la presse se renforce après 1867 puis durant la première guerre mondiale. C’est ainsi que Die Bosnische Post a pu servir de support à la propagande belliciste gouvernementale, tout en conservant du moins la prise en compte de l’opinion publique, ce reste de l’héritage des Lumières. Mais l’objectif n’était pas tant de se placer dans la tradition des Lumières que d’attiser les émotions et d’encourager la formation d’un prétendu consentement collectif à la guerre.

7La fragmentation de l’empire autrichien, la fin de la domination hongroise et la constitution de nouvelles entités étatiques immédiatement après 1918 ont ensuite suscité un retour vers les valeurs des libéraux et la mise en exergue de l’idéal de tolérance. Ainsi le Temeswarer Zeitung, périodique roumain, adopta-t-il une position modérée et s’efforça-t-il d’encourager la compréhension réciproque des minorités allemandes, hongroises, slovaques.

8Enfin, c’est par une approche philosophique que les éditeurs ont choisi de clore ce volume. Le dernier article examine des contradictions internes à l’Aufklärung, observe le processus de la transposition de ses grands principes dans la presse, à savoir leur « trivialisation » (banalisation), laquelle est jugée ici inhérente au genre même de la presse. La conclusion incite les journalistes à choisir dorénavant une approche transnationale pour expliquer et appliquer la rationalité et la sécularisation du programme des Lumières et pour, ainsi, leur donner tout leur sens.

9La thématique traitée dans cet ouvrage démontre donc, une fois de plus, l’intérêt que présente une approche transversale des territoires des Habsbourg, et ce en sélectionnant une composante commune, ici l’héritage des Lumières, et en tenant compte à la fois des spécificités nationales respectives et de leurs points de convergence. Étudier la pérennisation de l’Aufklärung est pertinent dans ce cadre et le corpus journalistique est tout à fait approprié. Il est d’ailleurs certain que les problèmes particuliers que posent le genre de la presse et la diffusion des valeurs des Lumières dans le grand public resteront un champ de recherches inépuisable, c’est pourquoi nous attendons avec impatience la sortie des travaux que Holger Böning prévoit de publier sur « Das Intelligenzblatt. Gemeinnutz und Aufklärung für jedermann. Studie zu einer publizistischen Gattung des 18. Jahr­hunderts, zur Revolution der Wissensvermittlung und zu den Anfängen einer lokalen Presse ».