Franz Leander Fillafer, Aufklärung habsburgisch. Staatsbildung, Wissenskultur und Geschichtspolitik in Zentraleuropa 1780-1850
Franz Leander Fillafer, Aufklärung habsburgisch. Staatsbildung, Wissenskultur und Geschichtspolitik in Zentraleuropa 1780-1850, Göttingen, Wallstein Verlag, 2020, 627 p., ISBN : 978-3-8353-3745-9.
Texte intégral
1La référence à l’Aufklärung ayant été omniprésente jusqu’en 1848 et ayant alors ressemblé à un cri de guerre dont l’offensivité était tantôt positive tantôt péjorative, il paraît tout à fait pertinent de mener des réflexions sur une telle persistance des idées des Lumières. Pour preuve les travaux publiés sous l’égide de H. Böning (Bremer édition lumière), ou encore les études de W. Bunzel, I.M. d’Aprile, N. O. Eke, J. Gessinger, T. Gil, P. Stein ou F. Vaßen, pour citer quelques noms qui peuvent s’ajouter à la déjà très riche bibliographie (p. 539-619) de Franz Leander Fillafer, lequel privilégie logiquement les ouvrages en lien avec son objet de recherche qu’est l’histoire des territoires des Habsbourg. L’enjeu de ces chercheurs est de ne pas s’en tenir à définir l’Aufklärung en fonction de la tranche temporelle qui lui est affectée au xviiie siècle mais de retracer les modalités de son héritage jusqu’en 1848. Le puissant intérêt du livre de Fillafer réside dans son analyse fouillée, exhaustive et subtile des manifestations complexes voire paradoxales de cet héritage qui existait aussi bien chez les radicaux que chez les conservateurs autrichiens.
2Fillafer élargit la thématique et relève deux défis complémentaires. D’une part, il modernise l’approche historiographique, comme il l’a déjà entrepris dans ses précédents ouvrages, dans la mesure où il se rallie à une écriture moderne et plurielle de l’histoire et réhabilite ainsi la légitimité d’un positivisme rénové ; la consultation d’archives et d’ego-documents l’amène à contester les généralisations et certains jugements préexistants. D’autre part, prenant en compte les principaux courants politiques, il nuance voire conteste tout autant l’assimilation du libéralisme à une continuation du joséphisme que l’oubli du fait que les conservateurs avaient bel et bien gardé en mémoire les principes de Sonnenfels ; il estime qu’il faut réviser la conviction selon laquelle les idées libérales se situeraient dans la droite filiation de l’Aufklärung tandis que le conservatisme serait intégralement porté par des Antiaufklärer. Sa thèse est celle d’une pérennisation de l’Aufklärung dans les deux camps et encore après le règne de Joseph II. Il parvient ainsi à équilibrer la prise en compte de l’Aufklärung en tant qu’époque – celle du joséphisme et des principes de Sonnenfels – avec l’analyse des transferts et instrumentalisations de ces principes tels qu’ils furent opérés durant le Vormärz, résumant ainsi son objectif : « die Aufklärung der Habsburger Monarchie als historisches Geschehen in ihrer langfristigen Prägekraft zu erschließen, ohne sie in das Prokrustesbett der säkular-demokratischen Moderne zu zwängen » (p. 15).
3Pour commencer, Fillafer rappelle que le patriotisme des Aufklärer autrichiens englobe l’attachement à la patrie, à la dynastie, à la confession catholique. Un point, qui restera commun aux libéraux et aux conservateurs, était la volonté d’éviter une révolution. Sonnenfels, conseiller de Leopold II, soutient dans ses principes l’égalité des citoyens devant la loi et une langue commune à tous ; l’empereur est, lui, plus sensible à la diversité culturelle de ses États. Sous François II, et malgré la censure, on constate que les options culturelles et pédagogiques des Aufklärer restent appliquées : ouverture des bibliothèques et des parcs au public, étude des histoires locales. Mais la gestion du patrimoine culturel se politise : les disciples de Sonnenfels insistent sur la priorité d’un bien-être collectif. Hormayr critique en revanche la centralisation prônée par les tenants du joséphisme, citant pour cela Montesquieu sur le génie des nations ; le patriotisme reste pour lui une valeur comme pour Sonnenfels, mais devient un patriotisme particulariste. Les principes de l’Aufklärung s’étaient en quelque sorte « sédimentés » (p. 122), les méthodes perduraient, si bien que cette génération a conféré une dimension historique à l’Aufklärung, l’a ajustée, historicisée, et politisée.
4Abordant la question aussi sous l’angle de la religion et de la philosophie, Fillafer rappelle que les Aufklärer catholiques se tournèrent alors vers la philosophie de Newton, dissocièrent sciences et connaissance de Dieu, pratiquèrent l’exégèse biblique dans la continuation des protestants du xviiie siècle. Il nuance le point de vue de certains historiens qui affirment que, durant le Vormärz, État et Église se seraient alliés et arcboutés pour ériger un rempart contre Aufklärung et révolution et que la bourgeoisie libérale aurait été assujettie à leur double contrôle. Pour sa part, il fait observer qu’une telle alliance du trône et de l’autel, du temporel et du spirituel, était en fait un vœu pieux car l’Église restait dépendante de l’État et les pratiques de la piété baroque étaient censées détourner la population des idées révolutionnaires. Mais, en tout état de cause, il ne s’agissait plus de revenir sur les acquis de l’individualisation et de la moralisation que l’Aufklärung avait associés aux questions de foi. En outre, pour sonder la possibilité d’un Sonderweg autrichien, Fillafer analyse l’héritage de Leibniz et Wolff chez Bolzano et Herbart.
5En matière d’économie, l’auteur bat en brèche l’opinion d’après laquelle le mercantilisme de Sonnenfels aurait perduré et qu’il y aurait eu jusqu’en 1848 une stagnation à imputer aux réactionnaires. Son argumentation – qui rejoint celle de H. Matis ou de G. Klingenstein – s’appuie sur les archives de la Hofkammer ainsi que sur la presse, des journaux intimes (Kübeck serait encore un homme des Lumières, p. 266), des programmes de cours universitaires présentant les théories de Smith, Ricardo, List, et soutenant la construction d’un marché intérieur entre territoires des Habsbourg (ce qui pouvait faciliter l’intégration de la Hongrie). Tous les camps ont instrumentalisé les principes de l’Aufklärung, tout en sous-estimant d’ailleurs sa diversité : les libéraux adaptent les principes de Sonnenfels au nom de la libre concurrence et des intérêts particuliers ; ils prônent l’amélioration des conditions de travail et de vie des paysans dont le statut relève dorénavant du droit privé et qui peuvent acheter des terres. Les propriétaires nobles conservateurs essaient de contourner ces réformes mais, ce faisant, utilisent les arguments des rationalistes tels que l’objectif de garantir l’éthique sociale ou d’éviter que les petits paysans ne s’appauvrissent.
6Un long chapitre porte sur les applications du droit naturel (codifié par Zeiller) qui était censé protéger des velléités révolutionnaires et qui, durant le Vormärz, fut dépolitisé et privatisé. Plusieurs discours coexistaient. Certes ce droit s’appliquait à toutes les catégories sociales mais il légitimait aussi les inégalités sociales. Certes les usages locaux persistaient mais il y avait aussi les ambitions universelles du contrat social. Quant aux austroslavistes, ils ont émis de nouvelles revendications au nom de l’égalité en droit des populations de la monarchie. En tout état de cause, il n’y a pas eu de retour au statu ante quo et le rôle des fonctionnaires et des juristes s’est accru. Au demeurant, la réforme universitaire de Thun a été contreproductive : au lieu de former de loyaux fonctionnaires, elle a incité les nouveaux juristes à opter pour la grande Allemagne.
7Deux chapitres conclusifs proposent d’utiles synthèses. Le premier récapitule les points abordés dans l’ouvrage, le second pose la question « Was war Aufklärung ? ». Audacieuse et astucieuse question que le lecteur aura pu se poser depuis le début. Fillafer a traité l’Aufklärung en tant que matrice du monde moderne et instauration de la mise en perspective historique des principes et notions. Refusant pour sa part de l’identifier comme source et cause de la révolution, il l’associe aux thèses des jusnaturalistes mais aussi à celles de Newton, Leibniz, Wolff, notamment reprises par les catholiques autrichiens. Il insiste sur les variantes de l’Aufklärung et sur le fait que les opposants conservateurs n’étaient pas des antirationalistes. Elle a été diffusée dans l’ensemble des territoires autrichiens par les cercles de lecture, les académies, les loges, a imposé sa marque dans les structures de l’Empire, et fut compatible avec le « réveil » des nations.
8Pour conclure la lecture de cet ouvrage éclairant et novateur, nous dirons que la démonstration de Fillafer prouve d’une part en quoi l’Aufklärung peut avoir une fonction heuristique et d’autre part en quoi les diverses modalités de sa pérennisation jusqu’en 1848 ont permis à l’Empire autrichien d’emprunter une troisième voie, celle qui consiste à innover efficacement sans basculer dans l’extrémisme. Ajoutons que c’est précisément cette orientation qui fut illustrée et incarnée par l’archiduc Jean, toujours très populaire en Styrie.
Pour citer cet article
Référence papier
Françoise Knopper, « Franz Leander Fillafer, Aufklärung habsburgisch. Staatsbildung, Wissenskultur und Geschichtspolitik in Zentraleuropa 1780-1850 », Austriaca, 96 | 2023, 219-222.
Référence électronique
Françoise Knopper, « Franz Leander Fillafer, Aufklärung habsburgisch. Staatsbildung, Wissenskultur und Geschichtspolitik in Zentraleuropa 1780-1850 », Austriaca [En ligne], 96 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 19 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/austriaca/7598 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13koy
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