1Les plus pragmatiques diront que L’École d’été est une association, un collectif, porté par des artistes. Les plus institutionnels diront que c’est un projet artistique décalé, hybride et un peu audacieux. Les plus curieux·ses, s’y étant déjà frotté·es, diront certainement que c’est plus complexe que cela. Sans doute parleraient-iels d’un espace-temps partagé, de repas et visites chez les un·es et les autres, de la co-création d’un film, de l’exposition dans le local technique, du bal dans la cour de l’école maternelle... Pour les plus optimistes, ce serait une brèche ouverte dans nos réalités quotidiennes dans laquelle il fait bon se réfugier pour changer de rythme, revenir à la simplicité de se rencontrer, de s’apprendre.
2Bien entendu, tous·tes auront raison.
- 2 « Approche de recherche combinant des pratiques de création et de recherche universitaires et favor (...)
3Comme beaucoup de projets se reconnaissant dans les principes de la recherche-création2, le nôtre est polymorphe. Il ose la métamorphose, s’ajuste au fil des rencontres, des lectures, des expériences. Il cherche dans la masse de notre réalité contemporaine ce qui déjà commence à se décaler, souvent par nécessité, pour continuer à vivre dans ce monde abîmé. Il cherche celles et ceux qui prônent les pas de côté, qui, quotidiennement, plus ou moins consciemment, font émerger des perles d’espoir, lancent des paroles qui doucement effritent nos œillères, ouvrent des espaces pour tenter d’habiter le monde autrement, de requestionner notre rapport au travail. Par autrement, nous entendons questionner les habitudes insufflées par le capitalisme ; sa rapidité, son individualisme et son uniformisation, son saccage des ressources et des corps, ses rapports de pouvoir et de domination, sa hiérarchisation des cultures et des êtres.
4Est-il seulement possible de s’en désengluer sporadiquement ?
5Nous avons pris le parti d’aller à la découverte des brèches de ce système, d’en explorer les seuils et d’y construire des cabanes pour se regrouper, de faire émerger des îlots, espérant en faire des archipels. Soit autant de zones à créer, défendre, protéger.
20 août 2023, 7h37
Le soleil, encore discret, se dépose tout juste sur le haut des immeubles.
Depuis le quai ; au large, une brume grisâtre se fond derrière le palais du Pharo.
La mer est calme.
6Pour construire une cabane ou avoir l’énergie et les outils nécessaire pour faire émerger une île, il faut déjà savoir que c’est possible. Pour cela, en avoir vu, les avoir expérimentées, avoir vu d’autres personnes le faire.
7L’École d’été est un événement inattendu, ayant vu le jour en 2018. Mais pour en saisir l’apparition, revenons encore trois ans auparavant.
Arrivée à hauteur du Pharo, le gris semble être toujours une toile de fond, relayé à un ailleurs.
8Au creux de la région Nouvelle-Aquitaine, un village de Dordogne de moins de 400 habitant·es, La Chapelle‑Faucher, lance un appel aux institutions ; les commerces s’effilochent, les espaces communs disparaissent, il faut agir, maintenir intacts la vie et le mouvement. Parmi les institutions interpellées, des institutions culturelles. Une intuition, un questionnement : que peut l’art dans ce genre de circonstances ?
- 3 Traverses et Inattendus, l’association se définit comme une plateforme d’expérimentation artistique (...)
9Une association se forme, Traverses et Inattendus3, un groupe de pilotage prend le projet en mains ; trois ans de financement permettent de lancer une expérimentation dans le village. Un camp se monte chaque été sur un terrain mis à disposition par un habitant. S’y retrouvent artistes, architectes, danseur·euses, théoricien·nes, professeur·es et étudiant·es en école d’art.
10Tous·tes se demandent collégialement comment habiter, ici, ensemble, de façon temporaire, mais aussi plus pérenne.
11Comment ces espace-temps peuvent-ils devenir des ressources où piocher les outils nécessaires à la formulation d’initiatives communes ? Initiatives qui seront développées dans un second temps par celles et ceux qui habitent le territoire à l’année.
12Comment, en venant de l’extérieur, est-il possible d’accompagner l’ouverture de tels espaces ?
Voir le rivage s’éloigner et l’île grandir c’est déjà, semble-t-il, explorer un sas, un interstice.
Moment suspendu
Visuellement, voir les formes qui se précisent, qui apparaissent jusqu’à devenir palpables, alors que d’autres se floutent, se tordent.
Vivre dans le corps le trajet entre le connu et ce qui reste à explorer.
13Nous avons eu la chance d’être invité·es, Lucas Leclercq et moi-même, à participer à cette première initiative. Une fois les trois ans écoulés, l’inattendu se produit : une carte blanche. Il nous est proposé de monter une association indépendante, récupérer le reste de fonds de Traverses et Inattendus et continuer à créer, à notre manière, une nouvelle île. Cette expérience partagée avec d’autres a été fondamentale.
14Je ne m’étendrai pas ici sur ce que certain·es nommeraient réussite ou échec. Comme tout projet qui trouve sa forme au gré des expérimentations, il a connu des résistances, et de forts moments de grâce. Les uns comme les autres furent pour nous autant de lanternes illuminant des chemins de réflexions. Il nous a permis de savoir par le corps, l’observation, l’émotionnel, la mise en action, ce qui nous importait de prolonger et, au contraire, ce que nous souhaitions reformuler.
Arrivée dans le port vers 8h10.
Sur un cordage, bec grand ouvert vers le ciel, tout son corps se gonfle d’air pour faire jaillir un chant puissant.
D’ici, la bande grisée fait la jointure avec le ciel. Brume, orage, effet d’optique dû à la chaleur... ? Je n’ai pas les moyens de le savoir et ne peux que supposer, imaginer.
L’École d’été est née et doucement, nous dérivons jusqu’au village Agonac sur l’initiative d’une habitante, Jeanine Daguet, aujourd’hui marraine du projet.
Depuis juillet 2019, nous revenons chaque année dans le village pour y créer une île avec les habitant·es. Cette création commune est l’un des mouvements principaux du projet, nous l’appelons l’enracinement.
Par l’enracinement, il n’est pas question de prendre possession des lieux, de se les accaparer. Au contraire, il est question, collectivement, de « rendre » et de « donner ». Donner la possibilité aux espaces d’être habités par une multitude d’usages, se rendre disponible, rendre la création accessible à celles et ceux qui la pensent réservée aux artistes.
Enraciner des îles, en voilà une singulière image.
Pour comprendre ce mouvement, peut-être faut-il revenir à l’essentiel : pourquoi une île ?
- 4 Erin Manning, Brian Massumi, Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, Les pre (...)
« Les énormes mutations sociales, techniques et écologiques en cours nous condamnent à une remise en questions toujours plus rapide des paradigmes établis – et telles est sans doute la principale fonction sociale à laquelle doit s’élever la recherche-création ».
Yves Citton4
- 5 Adrian Piper, Pour le méta-art, Édition du Brame, 2020, p. 15
« Ce n’est pas l’art mais notre rôle d’artiste qui a besoin d’être analysé ».
Adrian Piper5
Je m’engage sur l’île Ratonneau, vers le sud.
Le cri d’un gabian gris, encore jeune, me survole. Je me répète les contraintes d’exploration ; faire le tour complet de l’île dans la journée, toujours prendre le chemin qui me permettra d’être au plus proche de l’eau, porter une attention particulière à l’espace de rencontre entre la mer et la terre, à l’horizon, à ce qui croisera mon chemin.
15Le territoire de l’île se définit par son contour.
Au-delà du port, derrière le muret qui arrête le regard, l’empêche ; le calme d’une eau sans remous.
16Un contour précis venant circonscrire un espace qui par définition est coupé du reste. Cela n’implique pas forcément l’isolement strict, le repli dans les marges. Les espaces insulaires peuvent être poreux, choisir leurs modes de liaison avec le monde. Ces territoires circonscrits par l’eau ont, par-dessus tout, le luxe d’offrir encore un horizon ouvert, qui laisse place à l’imagination de multiples possibles, sans que le regard soit sans cesse interrompu par une réalité déjà dessinée. En somme, l’espoir d’une ligne de fuite.
17Voilà sans doute deux points communs que les espaces insulaires partagent avec les événements de recherche création : la fabrication d’un espace par son contour, le maintien d’une relation avec l’horizon.
Un oiseau pêche. Un cormoran ?
- 6 Erin Manning, Brian Massumi, Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, op. ci (...)
18Les événements de recherche-création, ayant pour intention de faire émerger des formes nouvelles et de jouer avec l’inattendu, n’enferment pas le temps dans des programmes préétablis, figés. L’attention est portée à définir le contour de l’expérience proposée : quels formats penser pour se rencontrer, se découvrir et se lier, quels outils proposer pour faire ensemble, comment co-créer... ? Cela se fait par le biais de ce que E. Manning et B. Massumi appellent des contraintes encapacitantes6. Ces dernières interviennent à plusieurs moments du processus. En amont, elles permettent de poser des conditions favorables à l’accueil des participant·es et à leur mise en confiance. Elles posent un cadre à la rencontre et en proposent les modalités. Cela peut prendre des formes variées comme le fait de donner à tous·tes les mêmes outils de départ pour partir d’un lieu commun (même textes à lire par exemple), et/ou penser un format pour que les personnes se rencontrent (auberge espagnole, speed dating revisité, pratique corporelle partagée...). Elles interviennent aussi durant l’événement pour le rythmer, proposer différentes phases et assurer son caractère dynamique et évolutif.
Les griffes de sorcière sont en fleurs.
Les points jaunes, logés dans les rainures de la pierre, à l’affût de l’humidité, proposent une autre façon de délimiter l’espace, sans besoin de frontières linéaires.
19Il ne s’agit donc pas de proposer un point de rendez-vous et d’improviser. Il s’agira plutôt, au contraire, de poser des contours et des intentions claires.
20Qu’est-ce qui motive la mise en mouvement, le regroupement ?
21Pourquoi chercher d’autres systèmes et modes d’organisation ?
22Comment chercher, et avec qui ?
23Les contraintes encapacitantes, pensées et calibrées avant la réalisation de l’événement, ont pour objectif de s’assurer que l’événement œuvre bien à la réalisation des intentions, elles balisent le chemin. Comme nous pouvons le retrouver dans tout processus de création, la contrainte a un rôle moteur. Le fait de délimiter un contour, permet à l’île d’émerger.
Faisant suite aux rochers qui acheminent les corps vers l’eau, des blocs de béton tentent, sur plusieurs mètres, de reproduire la dynamique des roches naturelles. Cette symbiose tire un trait reliant les deux îles principales de l’archipel.
Les bruits du port ne parviennent pas jusqu’ici.
24Pour rendre tout cela plus tangible, observons comment ces concepts prennent corps dans le cadre précis de notre association, sur le terrain.
25L’École d’été se définit par plusieurs bordures, plusieurs rivages.
26Un premier, construit avec la mairie d’Agonac, permet de définir les conditions de rencontre entre l’association et le village.
27Chaque session estivale se déploie sur une douzaine de jours, chaque mois de juillet. Pour l’occasion, nous constituons un groupe d’une dizaine de personnes aux savoir-faire et parcours hétéroclites : des artistes, étudiant·es en sociologie, vidéastes, archivistes, danseur·euses...
28Nous sommes accueilli·es au club de tennis du village, autour duquel nous plantons nos tentes. La maison du club devient un lieu de vie et de travail pour le groupe, un lieu de retrouvailles avec les habitant·es. Un soutien en nature, et tout en présence, est assuré par Christelle Druillole, mairesse, Bernadette Luquain, adjointe à la culture et à la vie associative, et d’autres membres du conseil municipal. Iels accompagnent l’élaboration des différents ateliers et événements en relayant la communication, mettant des espaces à disposition, faisant lien avec des personnes détentrices de certains récits ou savoir-faire.
29Ce contrat d’accueil est la base de l’aventure, notre première contrainte encapacitante. Elle pose l’intention d’une vie commune pour le groupe d’invité·es, sorte de petite communauté temporaire et auto-gérée. Elle marque l’hospitalité, la façon dont nous avons choisi d’interagir avec le village : sans échange d’argent, privilégiant les échanges de services. Le premier événement de chaque session donne d’ailleurs le ton, une auberge espagnole. Chacun·e amène un mets à partager, les retrouvailles se font autour des dégustations et de l’élaboration du programme de la semaine à venir.
Sur le rivage d’en face, un liseré brun foncé, d’une dizaine de centimètres, suit la roche calcaire, marquant le contact entre terre et mer ; la roche comme infusée par l’eau salée.
À son contact immédiat avec la mer, le blanc du calcaire réapparaît. La matière est ciselée, biseautée. Cet interstice suggère un mirage ; la masse de l’île est posée là, sans racine ni fond, sur la surface mouvante.
30Le second contour est encore une autre façon de nouer l’association et les habitant·es. Une fois ensemble, que faire ? Pour éviter la dispersion, il s’agira de définir collégialement un fil rouge pour chaque session, une thématique. Celle-ci sera le point de départ de nos échanges, dès notre arrivée. Cela représente aussi un cap vers lequel nous tendons, que ce soit la réalisation d’un film, l’organisation d’un bal, ou d’une kermesse.
31Dans notre méthodologie, nous choisissons de partir de ce qui est déjà là, de construire à partir de l’existant. Pour cela, échanges et discussions sont nos premiers médiums.
Le vent fait remonter les voix de quelques têtes, dépassant timidement de l’eau.
Le son semble glisser le long de la roche, contournant les silhouettes immobiles des oiseaux, pour venir se répandre sur la crête.
32En 2022, notre thématique était le bal. Nous sommes allé·es demander à nos aîné·es leurs souvenirs de bal, leurs albums photos, tenues d’époque. Nous avons rencontré un groupe de musique traditionnelle, Les Croquants, qui à ce jour font encore résonner des musiques de bal dans tout le département. Des amateur·ices de danse nous ont raconté, montré, enseigné. Les enfants, eux aussi étaient là, oscillant, comme les plus grands, entre danse de salon et musique rap d’aujourd’hui, entre acoustique et électronique, entre les cultures et les âges.
33À l’opposé d’un lieu d’art qui n’attendrait que la présence de l’artiste et de ses objets pour se mettre à vivre, nos processus s’intéressent à ce qui est vivant et en mouvement avant notre arrivée. Ce territoire de Dordogne, comme tous les autres territoires, regorge déjà de pratiques vernaculaires, de savoir-faire, de récits de vie, en somme de patrimoines immatériels qui peinent parfois à trouver des formes et des espaces pour se transmettre.
Quinze marches, larges, construites avec du bois et des dalles mènent à la plage.
L’eau transparente révèle la création d’un chemin de petits cailloux, plus clairs et fin, aménagé pour faciliter l’accès à l’eau.
34Tous les contenus étant déjà là, il s’agira de les cueillir avec délicatesse, sans aucun désir de se les approprier. Simplement, les agencer avec soin, leur proposer des espace-temps pour être valorisés et transmis. Des espaces suffisamment bienveillants, nous l’espérons, pour que chacun·es se sente à l’aise de venir y déposer sa pierre à l’édifice. Car en effet, ce qui prévaut c’est la rencontre : se lier, se nouer, faire en commun.
- 7 Marielle Macé, Nos cabanes, Éditions Verdier, 2019, p. 17
35Comme le dirait Marielle Macé, et avant elle Gilles Clément, il s’agira de « ménager plutôt qu’aménager. Jardiner les possibles, prendre soin de ce qui se tente, partir de ce qui est, en faire cas, le soutenir, l’élargir, le laisser partir, le laisser rêver »7.
À l’échelle de ce liseré brun, dessinant le contour de l’île à même la surface de l’eau, je retrouve toutes les formes de la falaise. Des crêtes, roches saillantes, des masses vertes installées dans les creux, hydratées par les va et vient de l’eau qui continue de sculpter la roche à chaque passage.
La ligne ininterrompue entre le brun et le blanc de la roche est un horizon en soi, la silhouette d’un paysage.
36Cela nous amène à un troisième contour, qui nous incombe à nous, organisateur·ices du projet, aujourd’hui au nombre de quatre : Lucas Leclercq, Margaux Lourdin, Sarah Laaroussi et moi-même.
- 8 L’outil partition est transmis dans le cadre des formations Tamalpa Life art Process, créées par Da (...)
37Celui-ci s’éloigne de la matérialité de la contrainte encapacitante pour rejoindre la notion plus large d’intention, celle que Anna et Lawrence Halprin utilisaient respectivement dans la danse, la chorégraphie, dans l’architecture, le paysagisme, via l’outil de la partition8. Les intentions, ce sont nos lignes de fuite, celles qui permettent de s’acheminer vers cet horizon nouveau que nous souhaitons voir apparaître.
Sur la falaise ouest, une dizaine d’oiseaux, tournés vers le soleil.
38Considérer notre travail associatif et l’ouverture de ces espaces de rencontre comme notre pratique artistique à part entière est un choix de posture que nous défendons. Je parle de défense car c’est un geste qui, à l’origine, se déploie en réaction à ce que nous avons pu expérimenter comme pratiques en école d’art et aux refus de collaborer que nous avons pu recevoir de multiples structures. Face à l’incapacité à travailler dans certaines institutions existantes, nous avons choisi l’action de créer les espaces à même d’accueillir nos utopies présentes. Cette mise en mouvement n’est pas portée par l’animosité du refus, ni la fierté du « faire mieux », mais bien par la nécessité de la différence, de la nuance, du vivant, du complexe. Nous sommes porté·es par les intentions de faire exister ce qui nous semble manquant, de créer des situations, des relations, des lieux communs de réflexion quant à nos avenirs entremêlés. Nous sommes persuadé·es que l’art peut quelque chose à nos problématiques sociaux présents et qu’il peut être du rôle de l’artiste de penser, avec d’autres, dans des cadres interdisciplinaires, des formes d’existence viables et respectueuses des ressources et du vivant.
- 9 Ernst Bloch, L’esprit d’utopie, Paris, Gallimard, 1997.
- 10 (1903-1969) philosophe, sociologue, compositeur et musicologue allemand. Il est l’un des représenta (...)
- 11 Ernst Bloch, Du rêve à l’utopie – entretiens philosophiques, op. cit., pp. 36-37.
- 12 Théorisé pour la première fois par l’historien américain Theodore Roszak dans les années 1970.
- 13 Voir l’Utopia de Thomas More, proposant une utopie reléguée à un espace insulaire lointain.
39Ces utopies, la co-création constante de cette île, nous ne pouvons-nous permettre de la remettre à demain. C’est bien une utopie concrète au sens d’Ernst Bloch9 que notre impatience souhaite cultiver. Ernst Bloch qui, au côté de Theodor W. Adorno10, affirmait que toute pensée utopique se légitime et trouve son sens dans l’angoisse que l’être humain a de la mort11. À une époque où le terme d’éco-anxiété12 se répand, il n’y a rien de surprenant à sentir s’exprimer le besoin d’utopies concrètes. Il n’est pas question de penser des occasions d’évasion qui n’aient prise sur nos réalités sociales et politiques. Là où l’utopie, dans son sens premier13, propose un horizon tel un mirage, inaccessible dans l’espace, les utopies concrètes travaillent, elles, les mains dans la matière du quotidien, à même nos rythmes, nos choix de profession, nos relations, nos corps, notre rapport au monde. C’est bien parce qu’elles ont une telle prise sur les choses matérielles que nous parlons d’enracinement. Pour les incarner, nous acceptons que tout devienne malléable, que tout puisse être requestionné. Dans le cadre de L’École d’été, cela demande par exemple de conscientiser les violences symboliques que peuvent porter, malgré nous, nos démarches, de conscientiser l’endroit d’où nous venons et d’où nous parlons. Regarder ce qui nous rassemble ne veut pas dire ignorer ce qui nous éloigne, mais au contraire, l’accepter pour tenter de se positionner le plus justement possible. Ce travail n’est jamais fini. Cela demande de nous ouvrir nous aussi, de ne pas être là qu’en tant qu’artiste, sociologue ou archiviste, mais d’être pleinement là en tant qu’individu, avec tous les questionnements et la fragilité que cela implique. C’est un travail qui ne demande pas simplement de repenser un projet, mais de se transformer soi-même.
Plus loin, sur quelques mètres carrés, la roche est sombre, elle porte les marques de l’intimité qu’elle entretient avec l’eau. La roche est striée par de multiples galeries. Ces veines, presque noires, remontent sur les berges.
40Ces expériences et intentions nous servent de phare pour tendre vers un horizon que nous souhaitons vivable, ce sont nos lignes de fuite. Nous savons que nous nous éloignons ainsi des espaces connus et rassurants dédiés à l’art pour nous tourner vers l’inattendu, l’indéterminé. Les pratiques que nous portons sont en perpétuel mouvement, au seuil du connu, à cet endroit de bascule vers autre chose. Un autre chose qu’il nous tarde de voir venir, que nous appelons, que nous façonnons à même le réel, que nous implorons.
- 14 Aussi nommé le « non-encore-découvert ». « L’utopie n’est pas un simple mythe, elle désigne, lorsq (...)
41Cet autre chose, ce « non-encore-advenu »14, ce sont nos îles.
Des aplats blanc, concaves, ponctuent la pierre, comme creusés dans la falaise par le vent qui vient y siffler.
Des coulées ocres révèlent les circulations d’eau, du haut vers le bas. La couleur est légère, posée là comme un lavis, à même la pierre. Ces formes sont accessibles aux regards, aux oiseaux.
Je cherche un chemin pour que mon corps tout entier s’en rapproche.
Surélevées, deux rangées de briques grises miment une architecture.
Commencée et jamais finie ?
Habitée puis délaissée ?
Cet entre-deux laisse place aux possibles multiples, au moins dans l’imagination.
- 15 Marielle Macé, Nos cabanes, op. cit., pp. 28-29.
« Faire des cabanes en tous genres – inventer, jardiner les possibles –, sans craindre d’appeler “cabanes” des huttes de phrases, de papier, de pensées, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs ».
Marielle Macé15
- 16 Anna Tsing Lowenhaupt, Le champignon de la fin du monde, sur la possibilité de vivre dans les ruin (...)
« Bien au-delà des mondes-bulles, on voit ici s’entrecroiser plusieurs histoires qui nous entraînent à travers des cascades de changements, provoqués par des collaborations multiples et une incessante complexité à l’œuvre ».
Anna Tsing Lowenhaupt 16.
42La cabane, un espace fragile, un abri habité à plusieurs, un moyen de se protéger et de protéger l’espace qui accueille ce refuge temporaire.
Vingt-six petites marches mènent à un abri de pierres, à fleur de falaise. Les emprunter déclenche un léger vertige.
Étroites
Irrégulières
Enfin de l’ombre.
À mes côtés, une longue plume brune, parsemée de points blancs. Laissée là comme pour signaler l’usage du lieu, fait par les autres espèces. Vue sur la crique, sur l’île Pomègue.
En contre bas, les parois, inaccessibles à l’humain, sont réservées aux oiseaux.
- 17 L’éthique du care est un courant de la philosophie morale contemporaine fondé par Carol Gilligan d (...)
43J’utilise ici le mot de cabane au sens de Marielle Macé, soit des constructions précaires qui émergent par nécessité, construites pour s’y réfugier, qui tiennent sur l’urgence d’habiter le monde autrement. Elles sont les héritières, entre autres, des théories féministes et de l’éthique du care17, car construire des cabanes c’est aussi délimiter des zones à défendre, dont il faut prendre soin. Ces zones peuvent être des espaces physiques, des corps, des pratiques relationnelles, une vision de l’art et du rôle de l’artiste...
44Construire des cabanes, c’est choisir le mouvement, l’action, l’agir, la création. C’est choisir à plusieurs une forme, l’habiter à un rythme et avec des valeurs choisies collectivement. Ce sont des lieux où se retrouver, où partager et échanger, où transmettre. La valeur de la cabane n’est pas sa construction même, mais bien ce que nous y vivons et expérimentons. La cabane ne cherche pas la pérennité, elle est simplement attachée à ce qu’elle permet comme prolongements. Ce qui importe, c’est ce que la cabane peut contenir, ce qu’elle permet comme liaison et ce avec quoi chacun·e repart.
Revenir au sentier, remonter le corps penché vers la pierre, le vide dans le dos.
45L’École d’été partage plusieurs points communs avec les cabanes : le choix d’être dans le mouvement, d’alimenter une pratique faite d’expérimentations, l’espoir de devenir un point de repère dans le paysage à même d’attirer d’autres personnes désireuses de créer des îles ou encore, le fait de questionner le système de valeurs dominant, quantitatif.
46La création de cabanes correspond à l’autre mouvement qui guide nos activités : l’essaimage. Ce sont bien ces différentes facettes de la cabane que nous ambitionnons de réunir sous cette appellation.
47Les actions que nous mettons en place dans ce cadre ont pour objectif de faire connaître le projet dans l’espoir que d’autres s’en emparent et le fassent exister, à leur manière, sur d’autres territoires. Ces refuges, nous les bâtissons bénévolement, plus ou moins à la hâte, dans tous les interstices à même de nous accueillir.
48C’est à partir des cabanes que nous trouvons des alliés pour faire exister des îles, affinons nos intentions, constatons ensemble que les affleurements sont possibles. Les cabanes sont les espaces où se transmettent les outils nécessaires à la création des îles.
49Concrètement, ces cabanes peuvent prendre les formes suivantes : conférence à la médiathèque Chalucet de Toulon lors de journées de recherche, confection d’un objet éditorial à laisser dans les médiathèques des écoles d’art, création d’un podcast à partir d’enregistrements faits avec les habitant·es, participation à Scientifica (festival art-science à l’université Aix-Marseille), ateliers avec des enfants et adolescents dans plusieurs quartiers de Marseille avec l’association Art et Développement, création d’une vidéo à partir des rushes tournés lors de l’année « film »...
Plus loin, un passage se fraie à même la roche. En le suivant, je débouche sur un balconnet ombragé, construit sous le sol. Roche et arbre offre une fraîcheur inespérée. Une planche en bois, surélevée par des pierres biscornues, propose une assise. Une pensée pour celle·eux, inconnu·es, qui ont pris le temps de la construire, de s’y abriter pour y trouver de l’ombre, ou le sec en pleine tempête.
50Construire des cabanes est une pratique.
51Que la dynamique d’expérimentation – présente dans l’enracinement, au cœur des sessions de terrain – puisse s’étendre jusqu’aux cabanes nous semble primordial.
52Cette pratique ne se résume pas à une transmission verticale d’une personne sachante à une autre, plus passive et réceptive. Dans ces cabanes, il s’agit de faire le récit de nos expériences dans cette aventure qu’est L’École d’été, mais aussi d’expérimenter des façons de se rencontrer et d’accueillir la parole de l’autre. Nous souhaitons qu’une multitude de voix puissent s’y exprimer.
Papillons et libellules se fondent dans les couleurs du sol. C’est leur ombre qui me signale leur présence.
53Nous partons du principe que chaque moment prend la teinte des personnes en présence, ce qui nous amène à nous interroger sur la notion d’horizontalité. Qu’est ce qui fait horizontalité pour les personnes présentes, qu’est ce qui leur permet de se sentir écoutées et entendues dans leurs récits d’expériences et leurs transmissions ?
54Il faudra se demander avec qui et pour qui ces refuges sont construits. Car effectivement, l’émergence de nouveaux horizons nous concerne tous·tes, il s’agira donc de faire en sorte que chacun·e ait son mot à dire, que chacun·e puisse trouver une place dans ces processus de recherche et d’expérimentation. Si chacun·e le vit depuis ses privilèges (si privilèges il y a), il n’en reste pas moins évident que nous avons tous·tes un rôle à jouer, à nos endroits respectifs, dans la préservation du vivant et l’émergence de nouvelles façons d’habiter. Le choix peut être fait de laisser faire, ou de tenter de faire naître des cabanes, puis des îles, puis des archipels, chacun·e à nos endroits, sans hiérarchie.
55Rester dans l’expérience permet de vivre la simplicité avec laquelle les échanges peuvent se faire, les contraintes encapacitantes se poser. C’est faire expérimenter le bénéfice de ces espaces et démystifier leur création. Faire vivre ces façons de se relier, c’est s’adresser à l’être tout entier en touchant aussi au corps et à l’émotion, en essayant de ne pas rendre la théorie surplombante.
56Rappelons-le, l’urgence est bien de se mettre en action.
L’ombre est rare ; les falaises, en pente douce, acheminent le soleil jusqu’à l’eau.
Seul un arrondi est à l’abri. Roche abrupte qui chute dans l’eau en ligne droite et verticale. Du haut, certain·es s’y jettent, comme pour dompter le vertige, ressentir dans le corps la distance entre terre et mer.
57Faire vite une cabane, c’est possible, ça se tente, tout le temps et partout.
58Les cabanes, du fait de la précarité de leur construction et le glanage de leurs matériaux constituants, sont en lien étroit avec leur environnement. Ce sont des espaces poreux, flexibles, ouverts au monde et non refermés sur eux-mêmes. Ils dépendent de ce qui est là, à proximité. La récupération, le glanage, la revalorisation de matériaux, en plus d’être prônés par la pensée écologique, sont aussi des gestes réflexes, associés à la précarité.
59Pour les jeunes artistes, la précarité, est un fait. Non seulement nous ne pouvons pas vivre de notre travail, mais en plus nous peinons à trouver des espaces pour créer, montrer, stocker le fruit de nos pratiques.
60La cabane représente donc une forme accessible et nécessaire. Le statut associatif peut d’ailleurs être pensé comme tel.
61C’est ce constat qui m’a menée à vouloir co-créer L’École d’été ; la première forme à créer c’est nos espaces de travail pour qu’enfin il puisse être accueilli, ce travail, et partagé, même s’il peine encore à être financé, rémunéré.
62Le format associatif nous a permis cela : ancrer juridiquement l’intention de créer une île et pouvoir demander des subventions pour la faire exister. Car oui, ce que nous faisons est d’utilité publique et pallie le peu de valorisation accordé aux pratiques vernaculaires que nous souhaitons écouter, recueillir dans les territoires ruraux, auprès de celle·eux considéré·es comme anonymes.
- 18 Anna Tsing Lowenhaupt, Le champignon de la fin du monde, sur la possibilité de vivre dans les ruin (...)
63Mais ce statut associatif, bien que nous permettant de prétendre à des financements, ne les rend aucunement obligatoires. Les associations se font et se défont au rythme des cabanes. C’est dans bon nombre de cas un statut précaire qui vit grâce aux bénévoles et à leur urgence d’incarner leurs utopies concrètes. Comme l’affirme Anna Tsing Lowenhaupt18, les nouveaux modèles naissent dans des contextes où les privilèges sont peu présents pour adoucir le quotidien. C’est la nécessité qui crée ce type de formes, qu’elle soit économique ou d’une autre nature.
Régulièrement, les ombres des oiseaux rayent le sol. Leurs formes s’étalent, rendant palpables les reliefs.
64L’existence même des cabanes nous questionne sur la notion de valeur, nous incitant à glisser du quantitatif au qualitatif. Ces créations et ces événements n’ont pas de valeur marchande, il n’est pas possible de les évaluer à l’aune du nombre de participant·es ou de leur audience. Ce qui compte, ce sont les prolongements qu’ils font naître, la façon dont les anonymes qui y participent s’en nourrissent pour à leur tour, avoir la force de créer leurs cabanes et faire infuser leur envie d’autre chose dans la matière du quotidien.
65Ces refuges éphémères, articulés autour du désir de transmission, deviennent ainsi des perles d’espoir. Même si rien ne facilite leur émergence, les cabanes restent des étoiles, des points de repère.
Sur le belvédère, une multitude de plumes légères se voient retenues par la végétation rêche, parsemée.
Pourpier, pierres blanches et ocres, pieds de géranium survivants, racines, ossements, plumes, débris de verre transparent, vert ou plus rarement violet, coquilles d’escargots inhabitées, blanchies par l’iode...
66Tous ces refuges que nous construisons ça et là, nous espérons secrètement qu’ils pourront faire office de phare pour ces jeunes étudiant·es que nous rencontrons et qui ne se sentent pas toujours pleinement à leur place dans les cursus qu’iels choisissent. Un point de repère, aussi infime soit-il, pour celle·eux qui souhaitent exercer leur discipline différemment, peut-être de façon interdisciplinaire, tourné·es vers l’intérêt collectif et la construction de nouvelles îles.
Le sol nous raconte les usages que les différentes espèces font de l’île.
À quelques mètres à vol d’oiseau ; les ruines, les plumes et ossements nombreux.
Ici, les pierres, tant foulées, s’incrustent dans le sol de terre qui, tant exposée, devient sable. Les chemins sont clairs et visibles de loin.
67C’est pourquoi nous pensons que la documentation et l’archivage de nos pratiques sont primordiaux. En plus de rendre accessibles et audibles d’autres façons de faire art et d’incarner le rôle d’artiste, ces archives offrent une forme de pérennité à nos aventures de cabanes et d’îles. Là où nos pratiques sont fragiles, ces archives peuvent traverser le temps et rendre accessibles nos expériences à d’autres.
68Tel est le rôle de l’objet éditorial que nous avons fait naître en 2020 et que nous nommons le kit. Tout à la fois objet d’archivage et outil pédagogique, il se déploie en plusieurs parties : documentation, transmission, réflexion. C’est un objet dynamique qui a pour dessein d’être augmenté au fil de nos expérimentations. Il garde une trace de ce qui a déjà eu lieu, regroupe des témoignages de participant·es, des réflexions autour de la notion d’engagement... Aussi, nous avons créé un contenu à destination de celle·eux qui voudraient initier des expériences similaires : comment monter une association, trouver des financements, s’organiser en collectif...
69Créer de nouvelles représentations du rôle social que peut incarner l’artiste nous semble faire partie intégrante des pratiques visant à créer des îles et des cabanes. Ce sont des histoires collectives.
« Tel un bulldozer géant, le capitalisme apparaît toujours comme écrasant la Terre sous le poids de ses seuls impératifs. Mais tout ceci ne fait encore qu’accroître l’intérêt de poser la question : “Qu’est ce qui est en train de se passer d’autres ?”. Non pas à la manière d’alternatives exceptionnelles, situées dans une enclave protégée, mais plutôt partout, à la fois dedans et dehors ».
Anna Tsing Lowenhaupt19
Un balisage indique « Fort de Rotonneau ». C’est le seul accès à ce pan de l’île ; je monte.
70Au travers de ses sessions de terrain annuelle, L’École d’été refait émerger une île, habitée communément avec les habitant·es du village d’Agonac. La régularité de ces affleurements rend possible la fortification des liens créés, et le maintien d’un réseau d’individus pour qui la création d’affleurements est devenue une bouée de sauvetage. C’est cette régularité qui nous permet l’apprentissage ; chaque nouvelle expérience suggère des réajustements, rend plus claires encore nos intentions.
71Ces cabanes, cette île, nous les pensons à partir de nos parcours et de nos disciplines. Pour ces aventures humaines, nous savons pertinemment qu’il n’y a pas de recette, que chaque corps de métier, chaque territoire et chaque rencontre sont bien trop singuliers pour se déplier dans un mode d’emploi.
72Ce que nous souhaitons transmettre dans nos cabanes ne relève donc pas du projet clefs en mains, ce sont des espoirs plus que des résultats. Nous ne pouvons partager que nos expériences et les outils qui nous ont servi à les élaborer, outils que nous avons nous même reçus en héritage d’îles qui nous ont précédées. La volonté n’est certainement pas de dire ce qu’il faut faire, et encore moins comment le faire, mais bien de se donner de la force ensemble, pour alimenter l’idée qu’il y a encore de nouvelles formes à créer, de nouvelles façons d’habiter nos territoires respectifs, de s’y rencontrer, de s’épauler, de se lier. L’École d’été est un possible parmi une multitude, connus et encore à inventer.
Une meurtrière au travers de laquelle le bleu est accessible, traversé des traits d’écume blanche.
73Comme toutes celles et ceux qui tentent de nager à contre-courant, qui veulent explorer les seuils, nous savons que ces pratiques sont fragiles, tiennent à peu de choses et, parfois, sur peu d’épaules. Nous avons aussi l’intuition inébranlable qu’elles sont précieuses et indispensables.
Odeur de pins.
Elle m’arrive comme un réconfort ; la promesse d’un espace bientôt abrité et familier.
74Chaque nouvelle cabane, chaque nouvelle île est une représentation de plus pour les personnes qui nous succéderont. Même si elles durent peu dans le temps, même si elles se heurtent à ce qui pourrait être nommé l’échec. Comme continuent de l’affirmer E. Manning et B. Massumi, l’échec est un générateur de questionnements et, donc, une opportunité pour faire grandir nos connaissances et élargir nos champs de compétences. En nous aidant à visualiser les limites de nos savoir-faire, il encourage à aller chercher ce qu’il y a au-delà et, ainsi, à repousser les limites du connu pour faire naître autre chose, pour apercevoir le « non encore advenu ». L’échec peut être un moteur au même titre que la contrainte. Encore faut-il pour cela, oser plonger dans le complexe, sortir d’un paradigme manichéen binaire, accepter de faire de nos quotidiens nos premiers médiums, de nos pensées limitantes et de nos conditionnements une matière plastique, flexible et malléable. C’est concevoir une grande porosité entre nos pratiques artistiques et nos vies, accepter que tout ce qui vit est codépendant et que c’est ce vivant que nous ménageons.
75Chaque intention posée est un cap, un doigt pointé vers l’horizon. Cartographier ces horizons est une pratique en soi. Nous souhaitons que ce soit une pratique interdisciplinaire au sein de laquelle les artistes aient toute leur place.
76À notre échelle, nos créations sont les cabanes et les îles. Nos temps de travail, ce sont aussi ces moments d’une préciosité infinie : les auberges espagnoles à Agonac, les découvertes de cabanes consœurs un soir d’été sous les étoiles, les discussions informelles au bord du lac, les partages de nos peurs, nos doutes, nos certitudes, ce sont les espace-temps dans les institutions pour, nous l’espérons, planter des graines auprès de la jeunesse, c’est la joie immense de découvrir une nouvelle île avec qui nous partageons l’envie de travailler à même ce qui vit, ce sont les paroles de nos aîné·es qui, autour de la table, nous disent, d’une voix polie par le temps :« ne lâchez rien ».
Avion et goéland volent dans la même direction.
D’ici l’oiseau est de loin le plus rapide.
Le prochain bateau est à 16h40.