Laure Lévêque, Le Rouge ou le Noir ? Quand la fiction futurologique française prophétisait des lendemains qui (dé)chantent (1800-1975), Arcidosso, Effigi, coll. « ἱστορéω », 2023, pp. 864
Texte intégral
1Le présent ouvrage élabore une histoire de la littérature d’anticipation française au fil du long XIXe siècle en plaçant l’avenir au centre de l’enquête. La naissance de cette littérature dite « futurologique » est expliquée par un changement de la conception du temps, dynamisé par la Révolution de 1789 et correspondant à une sécularisation du temps auparavant eschatologique. L’horizon de l’avenir et, en même temps, le monde des possibles s’ouvre donc à l’homme qui, arraché à un fatum assigné par les forces divines, devient responsable de son devenir. Sa connaissance du futur se fonde cependant sur son savoir du présent et du passé, ce dont témoigne le corpus anticipatoire impressionnant de plus de quatre-vingt-dix œuvres constituant l’assise textuelle de cette histoire littéraire des possibles qui brille à la fois par son érudition et sa finesse. L’intégralité des sources littéraires, couvrant une période de plus d’un siècle et demi (de 1805 à 1974), est répertoriée dans un tableau systématique et chronologique avec les dates de publication et de prospection respectives (33-37). Pour la plupart, il s’agit d’œuvres qui ne sont pas des plus connues, ici proposées à la découverte littéraire. À côté du roman d’Émile Souvestre Le Monde tel qu’il sera (1846), qui compte parmi les plus représentatifs de la littérature d’anticipation française, figure donc un large éventail d’ouvrages au travers desquels est tracé un tableau contrasté du monde en devenir. Entre « le rouge et le noir » s’ouvre finalement une palette très variée de nuances de couleur où catastrophisme, messianisme, progressisme et fatalisme donnent chacun sa touche décisive aux prospections littéraires qui nous propulsent parfois des années-lumière en avant. L’attention est attirée sur la « dimension poïétique » (28) de la littérature d’anticipation, la plaçant du côté d’une « philosophie du Non-encore-être » (29) au sens blochien du terme tout en accentuant le lien entre « le principe espérance » d’Ernst Bloch et le « principe responsabilité » de Hans Jonas. Le potentiel prospectif de la littérature d’anticipation n’ouvre donc pas uniquement un champ de réflexion aux lecteurs d’alors mais aussi à ceux d’aujourd’hui, qui peuvent se sentir représentés, voire saisis sur le fait, dans les visions d’avenir du passé. Ainsi, nous sommes par exemple confrontés aux fortes ressemblances entre la rationalisation de l’amour de cette « avenue du mariage » que Souvestre imagine dans son roman et celles de nos actuels sites de rencontres où prévaut le même principe d’utilité (cf. 86 sq.). La dialectique entre le passé et l’avenir (30) évoquée dans l’étude devient donc palpable non seulement sur le plan diégétique des mondes possibles envisagés dans la littérature, mais aussi sur le plan extratextuel, s’étendant à notre propre expérience d’historicité, ce qui confère à l’ouvrage une actualité inédite, où les références à notre présent ne manquent d’ailleurs pas.
2L’argumentation procédant de manière séquencée nous plonge donc dans le passé d’un avenir présent en ouvrant clairement une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire du XIXe siècle. Après une introduction à la thématique, cette étude, forte de 864 pages et richement illustrée, se décline en trois volets, intitulés « (C’est déjà) demain », « Après-demain » et « Plus tard », et se termine par une conclusion, qui fait aussi office d’ouverture, “clôture” perspicace pour une étude sur l’avenir. Ces trois grands chapitres analytiques regroupent les textes littéraires autour de motifs et de questions sociétales particulièrement pressantes au XIXe siècle, telles que les effets de l’industrialisation et du capitalisme, le collectivisme et le nationalisme, les guerres et le colonialisme, en les identifiant comme de vrais “moteurs” de prospection.
3Dans « (C’est déjà) demain », le lien entre le genre littéraire de l’utopie et la littérature d’anticipation est d’abord mis en discussion au travers de l’avènement de l’idée de progrès et de la question corollaire de la perfectibilité de l’homme, qui produisent une vision dichotome de l’avenir tiraillée entre foi dans le progrès et méfiance à son égard. Avec le caractère paradoxal de la perfectibilité, paradigme de pensée remontant à Rousseau, qui consiste dans la crainte que cette faculté de l’homme crée sa propre défectuosité, s’exprime l’inquiétude historique d’aller vers la fin de la civilisation humaine, voire du monde, qui transforme l’île d’Utopia en de nouvelles Atlantides de la démesure. La dualité est donc une caractéristique fondatrice des textes futurologiques, scindés entre du « rouge » et du « noir », sans pour autant oublier toute la palette des nuances de coloris entre les deux, comme il est emblématiquement démontré au travers des hypothèses sur l’avenir de l’humanité que livrent Bouvard et Pécuchet, auteurs d’anticipations respectivement progressive et régressive. Dans ce même paradigme de pensée apparaît la vision du progrès rétrograde s’interrogeant sur les conséquences d’un « avenir au futur antérieur » (185), titre d’un sous-chapitre dédié aux anticipations à rebours, dont la plus connue est probablement Ravage (1943) de Barjavel, bien qu’avant lui la question ait déjà été soulevée, par exemple, dans L’Horloge des siècles (1901) d’Albert Robida, comme on peut l’apprendre grâce à l’instructive analyse proposée, qui met en lumière le caractère de ces visions à structure temporelle cyclique où les motifs bibliques et le protagoniste du patriarche – nouveau fondateur de sociétés – ne manquent pas. À côté de ces anticipations à rebours, il en est d’autres, catastrophistes, dont la fonction d’alerte est encore plus dramatique, car elles mettent en scène « la fin du monde » (cf. 305 sq.), ce qu’on appréhende au travers d’une série de textes regroupés autour du motif « Paris en ruine », commençant par Alexandre Dumas et se refermant sur La Vénus d’Asnières (1924) d’André Reuzé. L’étude met l’accent sur le changement de la fonction de la ruine qui se transforme en « memento mori à la face du passé comme du futur » (313), ne servant donc plus seulement à la méditation rétrospective sur la vanité du monde, mais marquant « une présence du futur » (313) au service d’une réflexion prospective. Autres motifs récurrents de ces anticipations à caractère catastrophiste, ceux du dernier homme et de la mort de la Terre qui invitent à questionner les possibilités de changer la planète pour prolonger la vie de l’humanité dans un dualisme entre homme et nature.
4Dans « Après-demain », le focus est mis sur les nouveaux modèles de société imaginés dans la littérature d’anticipation en relation étroite avec les urgences politiques de l’époque : dans les « essais de palingénésie sociale » (cf. 381), le champ de tensions entre différentes idéologies sociétales (socialisme, nationalisme, conservatisme) est mis en évidence, qui se déchaîne dans les projets de société dystopiques / utopiques pour l’avenir, ces Atlantides qui recommencent Utopia. Dans « Vers la guerre mondiale ? » (529), les anticipations des guerres possibles sont envisagées mises en perspective avec les foyers de conflits de leur contexte de production. La guerre y apparaît comme une condition – nécessaire ou évitable – du progrès selon les visions militaristes ou pacifiques des auteurs. Autre produit politique de la période décadente, le roman de l’énergie nationale au travers duquel prend forme le trajet idéologique entre patriotisme et nationalisme au carrefour des deux derniers siècles. L’analyse se distingue par des contextualisations fines et savantes qui aident le lecteur à s’orienter dans ce XIXe siècle avant-coureur de l’âge des extrêmes à venir et à comprendre les idéologies infusant les textes qui, de ce fait, entrent en dialogue avec les discours historiques, philosophiques, économiques et anthropologiques de l’époque.
5Le dernier grand chapitre, « Plus tard », relève de cette même veine, qui se focalise sur les guerres coloniales, autre déclencheur d’une littérature d’anticipation caractérisée par un « combat idéologique entre partisans et adversaires de la colonisation » (752). Ainsi, une ouverture est faite sur le mouvement panafricaniste, considéré comme un contrepoids non seulement à l’Exposition Universelle de 1900 et à son zoo humain, mais aussi aux desseins de PanEurope et d’Eurafrique mis au service de la justification de l’impérialisme européen à la fin du XIXe siècle, et qui renvoie à l’afrofuturisme de la littérature contemporaine. Pour conclure, « ce qui fédère toutes ces fictions anticipatrices[, c’est] de pousser sur une idéologie de la décadence susceptible de bien des déclinaisons et à laquelle souscrivent des sensibilités politiques très diversifiées » (780).
6Brillamment, l’ouvrage démontre la relation entre pronostic et diagnostic qui structure la littérature d’anticipation restant tributaire du regard que les auteurs portent sur leur passé à une époque où les affrontements idéologiques deviennent de plus en plus virulents. Les leçons que nous pouvons tirer de cette lecture ne concernent cependant pas seulement notre passé et notre patrimoine littéraire, mais aussi notre présent et notre avenir.
Pour citer cet article
Référence papier
Sara Izzo, « Laure Lévêque, Le Rouge ou le Noir ? Quand la fiction futurologique française prophétisait des lendemains qui (dé)chantent (1800-1975), Arcidosso, Effigi, coll. « ἱστορéω », 2023, pp. 864 », Babel, 49 | 2024, 185-187.
Référence électronique
Sara Izzo, « Laure Lévêque, Le Rouge ou le Noir ? Quand la fiction futurologique française prophétisait des lendemains qui (dé)chantent (1800-1975), Arcidosso, Effigi, coll. « ἱστορéω », 2023, pp. 864 », Babel [En ligne], 49 | 2024, mis en ligne le 02 juillet 2024, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/babel/16386 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13cut
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