• 1 Toutes les dates sont avant J.‑Chr.

1La campagne de fouille à Incoronata de 2023 a eu lieu à la limite nord-occidentale de la colline, à l’intérieur du même secteur exploré dans les années précédentes (fig. 1, Secteur 1), ayant comme objectif d’approfondir nos connaissances des structures – en élévation aussi bien que souterraines – réalisées au cours du vii^e siècle1. Le programme a inclus les opérations suivantes : dans la partie nord-orientale du secteur, la mise au jour des contextes relatifs aux toutes dernières phases du site, caractérisés par des niveaux de fréquentation entourant une série de fosses circulaires (fig. 2, A) ; la finalisation de la fouille de l’ensemble des grandes fosses rituelles ouvertes au nord et de leurs sols (fig. 2, B) adjacents à la grande structure en pierre (fig. 2, C) ; dans la zone au sud de celui‑ci, la poursuite de l’exportation des grandes couches d’oblitération (datées au moment de l’abandon du site, à fin du vii^e siècle ; fig. 3, 1), permettant l’identification progressive des sols, des fosses et des constructions qui caractérisent l’ensemble de cet énorme espace hypogée (fig. 2, D), délimité au nord par ladite structure et au sud par les installations en pierre mises au jour lors des campagnes précédentes (fig. 2, E).

• 2 Denti 2020.

4Parmi les nombreux fragments céramiques mis au jour – notamment indigènes et appartenant aux toutes dernières années de la vie d’Incoronata – nous signalons la présence d’une anse monochrome avec rondelles latérales peintes, décorée au centre d’un serpent plastique longeant sinueusement à la verticale le corps externe de l’anse (fig. 3, 2). Si nous citons ce type d’objets c’est notamment parce qu’il nous permet de confirmer d’un côté le haut niveau du choix du mobilier impliqué dans les actions rituelles pratiquées autour et à l’intérieur de ces fosses, même dans la toute dernière phase de fréquentation du site, et de l’autre de réaffirmer la couleur chtonienne de ces pratiques, comme d’autres témoignages de serpents plastiques l’ont d’ailleurs déjà illustré2.

• 3 Denti 2018, fig. 13 et 14.
• 4 Denti 2022. Denti sous presse.

8Il faut rappeler que ce bothros, une fois comblé, avait été signalé par un véritable « tumulus » de galets et de terre qui, le recouvrant de manière monumentale, devait sans doute signifier l’importance de cet espace cultuel. Ce n’était pas donc un hasard si nous avons pu observer, dans ce contexte particulier, la présence d’une série de petites fosses creusées à la hauteur du périmètre de la fosse, intentionnellement remplies par des galets petits et moyens, homogènes par taille et couleur. Regardons‑les de plus près : l’une de ces petites fosses avait reçu la déposition d’un ensemble de gros galets, arrangés sur plusieurs niveaux (fig. 4, 1, B ; 4, 4). Une autre présentait la déposition de gros galets (fig. 5, 1) associés à une très grande situle en impasto de production indigène datable du vii^e siècle, en position allongée et légèrement inclinée (fig. 5, 1) ; le fond avait été inséré dans une seconde situle, dont seule la moitié inférieure est conservée (fig. 5, 2). La situle avait été déposée entière (fig. 5, 4), mais avec une lacune dans la partie supérieure crée vraisemblablement pour recevoir les liquides de la libation versée sous terre (fig. 5, 3). Il s’agit d’un type précis d’aménagement, prévoyant l’installation inclinée d’une classe spécifique de matériel indigène – les situles en impasto – pour servir de conduit libatoire, qui a été très significativement renouvelée dans un contexte rituel limitrophe : deux situles, montrant un agencement identique, ont été trouvées sur la limite occidentale du grand bothros creusé à côté du nôtre (fig. 2, US 533, 554 ; 851)3. La déposition des galets sélectionnés par leur couleur et forme constitue une pratique très amplement attestée à Incoronata depuis les premières phases de son occupation et s’inscrit dans une tradition rituelle largement documentée dans le monde méditerranéen depuis l'âge du Bronze et la période protogéométrique4.

• 5 Denti sous presse.

9La limite méridionale de ce bothros a été ensuite coupée par le creusement d’un autre bothros, plus petit et de forme parfaitement circulaire (fig. 2, US 961 ; 4, 1, D). La fouille, entamée l’année dernière, a été poursuivie et terminée, en enlevant une à une les couches de remplissage qui la caractérisaient : elles contenaient des éléments de terre à bâtir, d’importants restes de charbon, de gros fragments de céramique monochrome, achrome et en impasto, d’os d’animaux, de galets de taille moyenne, des inclusions de calcite, le tout accompagné par la déposition intentionnelle d’une grande pierre de forme ovoïde et de couleur blanc crème, mesurant 24 cm de largeur à peu près (fig. 6). Nous sommes ici dans le cadre de la réitération d’une pratique dépositionnelle qui a été répliquée au moins quatre autres fois dans les bothroi adjacents à celui‑ci, et qui s’inscrit dans un système rituel bien attesté dans les lieux de culte de l’espace méditerranéen témoignant d’une utilisation de grosses pierres de forme ovoïde, choisies sur la base de leur morphologie et de leur couleur : celles‑ci peuvent parfois être considérées comme étant en soi un objet de culte, ou bien représenter un medium dans la relation entre le monde des vivants et le monde des morts5.

• 6 Denti 2019, fig. 17‑21.
• 7 Nous remercions, pour une première analyse sur la base de la seule documentation photographique, le (...)

10Plus à l’ouest, à la limite nord de la grande structure en pierre (fig. 2, C), nous avons exploré les strates se trouvant sous le sol en cailloutis qui avait oblitéré la structure, dans le but de peaufiner la chronologie de sa construction. À côté de la fosse polylobée que nous avons trouvée complètement remplie de céramique grecque, notamment d’importantes pièces d’importation corinthiennes et de production locale (fig. 2, US 564)6, le carré qui a été ouvert (fig. 2, F) a permis de découvrir des couches de terre de couleur grisâtre foncée, caractérisées par une concentration de fragments céramiques de production exclusivement indigène (fig. 7, 1) : la connotation culturelle des individus qui ont réalisé cette déposition est caractérisée par l’absence de fragments de céramique grecque. En outre, elle contenait de la céramique matt-painted figurée de très haute qualité, deux fusaïoles, le bord d’un vase miniature, des fragments de fer (dont l’un appartenant probablement à une pointe de lance), le tout exposé au contact direct avec le feu. Le mobilier était associé à la déposition de parois et du bord d’une grande situle en impasto du vii^e siècle (fig. 7, 2), entourée par des galets et recouvrant les os d’un individu nouveau‑né7 ; la situle aurait donc pu en constituer l’urne funéraire.

• 8 Dans le cas des dépôts de fondation, l’élément commun sous‑jacent « is the linkage of persons at on (...)
• 9 Dans la désormais riche bibliographie sur l’argument, voir Mazarakis Ainian 1999, p. 22 ; Mazarakis (...)

12Il faut souligner le fait que cette déposition se trouve exactement à la limite extérieure de la grande construction en pierre : par conséquent, il n’est pas impossible que la présence d’un nouveau‑né ait répondu à la pratique bien connue de définir rituellement la fondation, ou bien la dé‑fonctionnalisation, d’un édifice, dans une logique de marquage sacré des espaces liminaires8. Nous devons rappeler que cette pratique apparait particulièrement documentée, à l’âge du Fer, dans le monde cycladique, où nous avons des cas d’enfants placés sous le sol des résidences9 : la circonstance apparait de nouveau très cohérente avec les traits essentiellement insulaires de la culture de la communauté grecque qui a fréquenté le monde œnôtre d’Incoronata pendant le vii^e siècle.

• 10 Luppino et al. 2012, note 32.

14Le choix réitéré de cette classe céramique particulière dans le cadre d’une ritualité chtonienne correspond d’ailleurs de façon très cohérente à l’utilisation de ce mobilier dans les contextes funéraires de l’Italie méridionale à l’âge du Fer, où nous le trouvons employé comme urne dans les sépultures enfantines, mais aussi comme sema dans le cas où il a été installé à la verticale, ou encore comme l’un des ingrédients majeurs des pratiques cérémonielles10.

• 11 Orlandini 1986, p. 31, pl. 4 et 13.

15La couleur chtonienne des systèmes rituels mis au jour à Incoronata a été donc aujourd’hui ultérieurement confirmée par l’extraordinaire découverte d’une situle associée, dans la situation que nous venons de décrire, au corps d’un nouveau‑né. Ce contexte – de type « directement » funéraire – non seulement se montre très cohérent avec la qualification chtonienne de l’ensemble des pratiques rituelles et des espaces du culte d’Incoronata, mais finalement ne doit pas nous surprendre, puisque la seule autre déposition humaine jusqu’à présent découverte sur la colline11 est justement celle d’un enfant.

• 12 Denti 2014 ; Denti 2016.

16La partie centrale de la zone de fouille se caractérise par un énorme espace hypogée (fig. 2, D), qui a été rempli d’un volume impressionnant de terre au moment de la fermeture définitive du site, en suivant un vaste programme d’« oblitération conservative » que nous avons amplement étudié et décrit12. Si la fonction première de ce gigantesque espace nous échappe évidemment encore, une longue, patiente et dure opération d’élimination des couches de remplissage et de couverture a permis cette année de parvenir à une première série de certitudes relativement à l’aménagement de ce que nous pourrions appeler une monumentale installation en négatif.

• 13 Denti 2013, fig. 18 et 19 ; Denti 2014, fig. 9.

17Celle‑ci avait en effet été encerclée, au nord comme au sud, par d’imposantes structures en pierre, qui longent les limites septentrionales et méridionales du grand creusement réalisé dans le banc argileux de la colline : la structure du nord correspond à celle que nous venons d’évoquer à plusieurs reprises (fig. 2, C ; 3, 1) ; celle du sud est constituée d’un alignement de pierres extrêmement robuste qui, se développant de manière (très probablement) parallèle à la précédente, avait été mise au jour sur une étendue encore plutôt limitée dans les campagnes des années 2012 et 201313 (fig. 2, E). La fouille de 2024 permettra d’en libérer une portion plus conséquente, en mesure de mieux en saisir caractéristiques et fonction.

• 14 Denti 2013, fig. 20‑25.
• 15 Voir une déposition analogue, mais daté au viii^e siècle, en Denti 2013, fig. 9.

19Le grand creusement apparait en outre caractérisé par la présence d’une série de fosses installées tout au long de son périmètre, en guise de véritable « dentelle rituelle ». Dans les limites orientales du périmètre deux nouvelles fosses ont été fouillées (fig. 2, G ; 8). L’une (fig. 2, US 939), de forme circulaire, avait fait l’objet de deux remplissages successifs, avec un sol riche en cendres et en frustules carbonisées, contenant de la céramique indigène et grecque datant toujours du vii^e siècle et des restes de faune (dont de nombreux fragments de carapace de tortue). Elle a été ensuite coupée le long de son bord méridional par une deuxième fosse (fig. 2, US 1005), que la stratigraphie et le matériau contenu semblent relier à la zone artisanale découverte quelques mètres plus à l’est dans les campagnes du début des années 201014 (fig. 2, H) : son remplissage supérieur, en effet, a été découvert directement sous le plan de fréquentation (fig. 2, US 106) connecté aux deux grands four céramiques et était caractérisé par la présence d’éléments de four et d’un fragment d’argile crue ou très peu cuite ; sous cette couche, reposant directement sur le fond de la fosse, une corne de jeune bovin avait été déposée (fig. 8)15.

• 16 Vita, Mandić, Denti 2023, p. 5, fig. 4.
• 17 Il s’agit de la pratique rituelle de l’« enchainment » : Chapman 2000. Pour Incoronata, voir par ex (...)
• 18 Denti 2024, p. 250.

20D’importantes découvertes concernant la documentation céramique ont été effectuées dans ce secteur, dont le mobilier mis au jour dans les couches se trouvant à l’extrémité nord-orientale du grand espace hypogée (fig. 2, I ; 9, 1). Ici, une remarquable concentration de matériel comprenait une multitude de petits cailloux, de très nombreux restes fauniques et d’importantes pièces de céramique grecque de prestige. Parmi les exemplaires les plus significatifs, nous évoquerons les fragments d’une amphore SOS (qui s’ajoutent à ceux déjà découverts dans ce secteur dans les années précédentes) et des parois d’un grand vase peint de production locale (fig. 9, 2), aussi bien que des nouveaux éléments appartenant au dinos figuré (fig. 10, 1), dont nous sommes en train de reconstruire progressivement l’ensemble : ses parties ont été en effet retrouvées dans des dépositions différenciées à l’intérieur de ce secteur de la fouille16, fruit de l’éparpillement des pièces d’un même vase de prestige intentionnellement fragmenté et rituellement déposé dans des contextes distincts17. Appartenant à la production du « Peintre des chevaux », qui a travaillé à Incoronata dans la deuxième moitié du vii^e siècle (plutôt au dernier quart)18, ce dinos constitue l’un des produits majeurs de ce céramiste parien, se signalant par la remarquable qualité de l’exécution et par la complexité et l’envergure du schéma décoratif (fig. 10, 2). Celui‑ci implique en effet l’image (canonique) de deux chevaux symétriquement opposés, avec un élément central chargé d’une signification majeure, normalement représenté par le motif de l’« arbre de vie » ou par un trépied. Dans ce cas, par contre, nous y trouvons un sujet absolument extraordinaire, puisque retrouvé en Italie pour la première fois : la grande tête d’un personnage (dont seulement l’œil et la chevelure sont conservés) vu de profil, tournée à droite. Il s’agit, comme on le sait, d’un schéma figuratif purement parien, comme le montrent les nombreuses amphores et hydries figurées, autrefois dites « méliennes » : ces protomés, pour la plupart féminines, mais aussi masculines, y sont représentées isolées sur le col, aussi bien que sur la panse, au milieu de deux chevaux antithétiques, comme dans notre cas. Nous serons certainement en mesure de mieux saisir l’image complète de notre exemplaire une fois que les autres tessons seront progressivement mis au jour dans la campagne de l’année prochaine. Reste pour le moment à souligner que les exemples cycladiques cités appartiennent tous, très significativement, à des contextes funéraires…

• 19 Denti, Lanos 2007.

21La découverte, dans ce secteur du grand espace hypogée, d’une concentration si remarquable de céramique de prestige (d’importation comme de production locale), comprenant des pièces figurées (de production indigène aussi bien que grecque), évoque enfin la configuration des autres contextes qui s’étalent à proximité de notre espace, plus au nord : nous faisons référence aux grand dépôts de céramique, fouillés pour la plupart par l’Université de Milan mais aussi par nous‑mêmes (fig. 1, en vert)19, qui présentent ces mêmes caractéristiques dans la composition, la nature et la chronologie (fin du vii^e siècle) du mobilier déposé, en suggérant ainsi une possible contemporanéité d’exécution de ces gestes, relevant probablement de la même opération de clôture ritualisée du site.