Remerciements : La Surintendance de la province du sud Sardaigne, Monica Stochino, Riccardo Locci ; l’École française de Rome, Brigitte Marin, Vivien Prigent, Grazia Perrino, Audrey Bertrand, Evelyne Buckowieki, Lorenzo Fornaciari, Pascale Garcia, Monique Zimmerman ; Monash University, le laboratoire Arscan, le laboratoire LA3M, l’équipe de l’Archivio Storico Minerario della Sardegna – Igea Spa (Alessandro Cuccu, Valentina Enne) la Fédération spéléologique de Sardaigne, Angelo Naseddu ; l’Université de Cagliari, Fabio Pinna, Mattia Sanna-Montanelli ; les propriétaires des sites étudiés, dont Raimondo et Ignazio ; Paola et Roberto pour leur merveilleux accueil ; tous les participants aux prospections : Jérémy Artru, Erin Brodie, Alessandra Ciancosi, Angela Cossu, Lorenzo Fornaciari, Guy Geltner, Hilary Gopnik, Rori van Huizen, Simona Jankulovska, Vivien Prigent, Francesca Sanna, Céline Tomczyk.
1Au centre du bassin méditerranéen, la Sardaigne est une « île aux filons d’argent » exploitée pendant plusieurs millénaires, de l’Antiquité à la fin du xxe siècle. Abondamment repris entre les xiie et xive siècles, les gisements qui se concentraient dans les montagnes d’Iglesias firent de l’île l’une des principales argentières de la Méditerranée médiévale. Sur cette marge byzantine, des Allemands sont signalés dès le xiie siècle, puis les Ligures et surtout les Toscans s’y implantèrent avant de devoir composer au xive siècle avec la conquête aragonaise. Enjeu politique et économique, l’Iglesiente devint aussi un carrefour technique et un laboratoire social au sein duquel les acteurs, les pratiques et les normes de la production s’enrichissaient et se concurrençaient. C’est ce terrain industriel, marqué par les réussites comme par les échecs des entreprises argentifères qui l’ont occupé et exploité, qui fait l’objet d’une enquête archéologique depuis 2021 dans la perspective d’identifier et de reconnaître les secteurs qui ont fait l’objet de travaux anciens1. Ce rapport rend compte d’une troisième campagne de prospection effectuée en mai 2024, avec l’objectif de localiser des ateliers de transformation des minerais dans la vallée d’Antas.
2La vallée d’Antas se situe au nord de l’Iglesiente, dans la commune de Fluminimaggiore (fig. 1). Elle a été formée par une rivière éponyme, le riu Antas, au contact des deux principales formations paléozoïques de la région2. Son versant sud correspond au massif de grès de la formation de Nebida. Son versant nord est constitué de dolomies grises de la formation de Gonnesa. La partie supérieure de ces dolomies rassemble l’essentiel des gisements filoniens et paléokarstiques qui ont été exploités aux périodes anciennes : de la galène argentifère associée à des sphalérites et de la barytine3. Les mines anciennes les plus proches d’Antas, connues à ce jour, se trouvent sur le plateau de Canali Bingias, situé à environ 2 km au nord‑est de la vallée.
Fig. 1. Vue de la vallée d’Antas depuis le plateau de Canali Bingias.
Cl. N. Minvielle.
- 4 Tangheroni 1985.
- 5 Baudi di Vesme (éd.) 1877, col. 191, VIII.
- 6 Day 1973, p. 21 ; Livi 2014, p. 243.
3Au Moyen Âge central, Antas était l’une des villae de la curatoria de Sigerro, circonscription administrative héritée du judicat de Cagliari. Dans ce territoire se situent les principaux lieux de la production médiévale identifiés dans les archives pisanes et aragonaises des xiiie et xive siècles, qu’il s’agisse de mines ou de lieux servant au traitement du minerai4. Le village d’Antas est aussi cité dans le Breve di Villa di Chiesa comme partie de son argentiera5, c’est‑à‑dire d’un ensemble de territoires où l’exploitation des gisements argentifères, des bois et des eaux était reconnue, protégée et encouragée. On ignore cependant à quel moment ce village s’est formé et où il se situe, mais on sait qu’il était pourvu d’une église dédiée à Santa Maria et qu’il rassemblait 40 feux entre 1349 et 1351. Marqué vraisemblablement par la peste, le village se dépeuple et est réputé abandonné à la fin du xvie siècle6.
4Après cette phase médiévale, les premières reprises des gisements de la vallée sont attestées à partir de 1820. Entre 1871 et 1873, les concessions passent à l’entreprise Serpieri & Modigliani qui, selon les premières recherches effectuées, est probablement à l’origine d’une première exploitation de scories médiévales présentes dans la vallée. Au sein des concessions, les entreprises effectuent des activités d’extraction et premier traitement du minerai (lavage et calcination). Le minerai est ensuite transporté sur la côte (à Fluminimaggiore-Portixeddu, Cala Domestica et/ou Funtanamare) pour l’embarquer vers plusieurs destinations, notamment Marseille. Les concessions sont définitivement abandonnées par Malfidano en 1937 et ensuite reprises dans les années 1960, mais sans résultats d’envergure. La vallée de Antas est également intéressée par des exploitations de minerais de fer entre 1920 et 1960 par une filiale de l’entreprise automobile FIAT.
5Si nous savons que la vallée d’Antas fut un lieu de production d’argent au Moyen Âge central et que des mines se trouvent sur le plateau de Canali Bingias, nous ignorons cependant où étaient installés les ateliers de transformation des minerais. Localiser ces ateliers par des prospections géochimiques est par conséquent le principal objectif de la campagne 2024, dans la perspective de programmer ensuite une étude archéologique portant sur l’ensemble du processus de production – des mines aux fonderies. Comme ces ateliers ont besoin d’eau (tri hydro-gravimétrique du minerai, ventilation hydraulique des fonderies), nous avons limité les prospections aux rives de la rivière. Le plateau de Canali Bingias devait, lui aussi, faire l’objet de prospections pour identifier des aires de concassage. Pour des raisons de temps, le plateau n’a finalement pas été intégré. Nous avons pu en revanche couvrir une surface plus importante que prévu en fond de vallée.
6Les prospections géochimiques permettent de quantifier les teneurs en métaux à la surface du sol. L’information obtenue est double : un dosage quantitatif en pourcentage massique à chaque point mesuré, et une représentation relative de ces teneurs dans l’espace. C’est cette seconde information qui nous permet d’identifier les lieux les plus marqués par des éléments métalliques et, donc, de supposer la présence de rejets, voire d’ateliers de traitement des minerais. Les dosages géochimiques ont été réalisés à l’aide de deux appareils portables de fluorescence X, employés in situ. Deux équipes de 3 à 6 personnes ont été mobilisées pour ces prospections, chacune munie d’un pXRF mis à disposition par l’université de Monash (Niton) et l’École française de Rome (Olympus) ainsi que de GPS différentiels, mis à disposition par l’université d’Aix‑Marseille, l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’École française de Rome.
7À l’issue de la campagne, nous avons couvert une surface de 0,5 km2 avec 1431 dosages (fig. 2). Les prospections se sont concentrées sur la rive sud de la rivière, où se trouvent des champs à la topographie relativement plane, propices à l’implantation d’ateliers. Une fois ce secteur étudié, quelques prospections ont été effectuées sur le versant nord de la vallée afin de délimiter les contours des concentrations en plomb aperçues le long de la rivière, mais aussi, de façon plus exploratoire, dans le but de définir l’origine des concentrations en zinc. Au cours des prospections, le fond géochimique de la vallée pourrait avoir été identifié dans deux secteurs : à l’ouest et au centre de notre zone d’étude. Il s’établirait a priori entre 150 et 600 ppm de zinc, et entre 80 et 500 ppm de plomb. En fond de vallée, les valeurs supérieures à ces seuils pourraient donc être considérées (i) comme de potentielles anomalies d’origine anthropique (liées au travail du métal dans ce replat naturel) ou (i) comme des anomalies liées à un colluvionnement depuis les versants (la contamination pourrait alors être anthropique si des ateliers ou des mines sont présents dans les versants, et/ou naturels si des gisements y affleurent).
Fig. 2. Représentation ponctuelle des teneurs en zinc et en plomb enregistrées.
Cl. SIG, N. Minvielle.
8Si l’on considère le zinc, sa répartition spatiale coupe la vallée en deux : la proportion de zinc dans les sols est nettement plus élevée sur son versant nord que sur son versant sud. La rivière semble marquer une limite, mais seulement au centre de la vallée. À l’extrémité ouest, les champs qui se trouvent en contrebas de la Punta Cuglieritano sont aussi marqués par des teneurs significatives en zinc. Le fait, enfin, que les teneurs augmentent à mesure que l’on s’élève en altitude sur le versant nord est remarquable. Si l’on considère le plomb, la localisation des anomalies diffère complètement. Seuls certains champs en fond de vallée sont marqués par des teneurs significatives. C’est le long de la rivière, jusqu’à une distance d’environ 25 m de ses berges, que les taux les plus élevés ont été enregistrés : une anomalie relativement diffuse à l’est sur sa rive nord ; une anomalie relativement diffuse au centre sur sa rive nord ; une anomalie relativement concentrée en face de la précédente sur sa rive sud. Une dernière anomalie a enfin été identifiée à l’ouest, sur une hauteur et à proximité des vestiges d’un édifice. Ici, la diffusion de plomb a une logique différente. Les teneurs sont relativement élevées au sommet et décroissent dans la pente jusqu’à la rivière.
9Lorsque les dosages géochimiques étaient effectués le long de la rivière, trois épandages diffus de scories noires, vitreuses et fragmentées ont été observés sur la surface des champs. La localisation de ces épandages correspond aux trois anomalies de plomb identifiées plus haut (fig. 3).
Fig. 3. Vue représentative des scories identifiées en surface.
Cl. N. Minvielle.
10Des analyses menées in situ en pXRF sur 80 de ces scories (sélectionnées de manière aléatoire sur le sol) montrent qu’elles contiennent en moyenne 75 % de plomb. Ces fortes teneurs expliquent aisément les taux de plomb élevés des sols analysés. La typologie et la composition chimique des scories des trois épandages semblent relativement homogènes. Le plomb est le constituant principal de toutes les scories, mais elles contiennent toutes environ 16,1 % de silicium (Si), 4,2 % d’aluminium (Al), 2,6 % de fer (Fe), 0,8 % de zinc (Zn) et 0,5 % d’antimoine (Sb). Des traces de titane (Ti), vanadium (V), manganèse (Mn), cuivre (Cu), et bismuth (Bi) ont été détectées en faible quantité dans les scories. Les scories n’ont pas encore fait l’objet d’une étude approfondie, mais leurs ressemblances typologiques et géochimiques laissent penser qu’elles sont issues d’un même processus métallurgique : des matériaux semblables auraient été fondus dans des réacteurs similaires.
11Les résultats ont mis en évidence une présence notable de zinc et de plomb dans la vallée d’Antas, deux métaux qui peuvent être associés à la transformation des minerais argentifères, composés majoritairement de galène (sulfure de plomb) et de sphalérite (sulfure de zinc). On a vu que la répartition spatiale des deux métaux diverge nettement : le zinc étant réparti sur les pentes du versant nord de la vallée, le plomb étant concentré en fond de vallée, le long de la rivière. Dans une perspective archéologique, cette séparation en plomb et zinc peut être significative, car les sphalérites ne sont pas valorisées aux périodes anciennes. L’objectif des ouvriers était de conserver les galènes, riches en plomb, et de rejeter les sphalérites, riches en zinc.
12Ici, l’ampleur et la localisation des anomalies zincifères ne plaident cependant pas en faveur de lieux de travail ou de rejet de stériles. Compte tenu de la répartition spatiale des teneurs d’abord : les contaminations en zinc identifiées en fond de vallée proviennent des hauteurs du versant nord, par colluvionnement et ruissellement. Compte tenu de l’ample diffusion des anomalies ensuite : il est improbable que l’origine du zinc corresponde à l’emplacement d’ateliers de préparation des minerais. À ce jour, il est plus vraisemblable que le zinc soit issu de l’érosion du substrat de dolomie, riche en oxyde de zinc, voire de la diffusion des métaux contenus dans les haldes contemporaines qui se trouvent à 1 km en amont. Cela étant, la concentration la plus significative, située à l’ouest, correspond aux rejets d’un four à calamine, actif dans la seconde moitié du xixe siècle, et encore présent aujourd’hui le long de la route qui mène à Antas. Un autre four, attesté dans une carte topographique des années 1890, n’a pas été repéré sur le terrain, mais l’identification de son emplacement sera nécessaire pour vérifier d’éventuelles anomalies.
13Les trois principales concentrations plombifères proviennent en revanche, au moins partiellement, des épandages de scories observés le long de la rivière d’Antas. Le fait que ces concentrations soient nettement délimitées, a fortiori d’est en ouest dans le sens du courant, plaide pour une origine anthropique. De‑là, nous pouvons formuler plusieurs hypothèses non exclusives : les scories ont pu être produites, recyclées ou rejetées en ces lieux. S’il y a production, une à trois fonderies hydrauliques peuvent avoir été construites le long de la rivière. S’il y a recyclage, un ou plusieurs moulins ou bocards peuvent être présents, toujours en lien avec l’énergie hydraulique. S’il y a dépôt en revanche, les ateliers peuvent être plus éloignés. À ces hypothèses concernant la fonction s’ajoutent celles concernant la chronologie. Ces trois fonctions peuvent être concentrées ou réparties dans le temps, depuis l’Antiquité jusqu’à la Période contemporaine. Comme nous savons que le retraitement des scories antiques ou médiévales était fréquent à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, une phase ancienne de production peut être associée à une phase contemporaine de recyclages – nous pensons par exemple aux activités d’Enrico Serpieri, évoqué plus haut. Seule la datation des scories pourrait permettre d’exclure cette dernière hypothèse.
14La dernière concentration en plomb identifiée, à l’ouest, est plus difficile à interpréter, car aucun mobilier de surface n’a été repéré. Le fait toutefois que les anomalies de plomb entourent un édifice ruiné, dont la mise en œuvre paraît ancienne, nous fait supposer ici une occupation liée au travail des minerais ou des métaux (fig. 4). Dans la mesure où des rejets l’entourent, ce travail pourrait s’organiser dans le bâtiment.
Fig. 4. Vue de l’arase d’un mur autour duquel se trouve une concentration de plomb.
Cl. N. Minvielle.
15La campagne de prospection menée en mai 2024 est positive. Si les concentrations de zinc mises en évidence au nord de la vallée peuvent être naturelles ou provenir de travaux contemporains, les concentrations de plomb identifiées en fond de vallée sont particulièrement significatives. Elles révèlent quatre lieux liés au travail du plomb, en particulier à la phase métallurgique de son processus de production. Ces résultats posent aussi plusieurs questions. Les contaminations en zinc proviennent‑elles bien des haldes contemporaines connues au nord ; les scories sont‑elles issues d’une production ancienne et ont‑elles fait l’objet de recyclages plus récents ; de la fonte de quels minerais proviennent‑elles ; quelles sont la fonction et la datation du bâtiment occidental ? Pour y répondre, il faudra fouiller ces lieux, dater les occupations et analyser les matériaux.
-small120.jpg)
Flux RSS
