1La mission s’est déroulée du 6 au 13 juin avec la participation de Michel Sève, émérite de l'Université de Lorraine, archéologue, et de Patrick Weber, architecte. À la différence de celle de l’an dernier, le temps a été généralement favorable, à l’exception de l’après‑midi du vendredi 10 juin où une pluie battante a empêché tout travail sur le terrain.
2Des précisions ont pu être apportées au dossier des portiques 2, 6 et 8 étudié en 2021 par la vérification de quelques mesures et de quelques attributions. Il est en particulier devenu clair que le chapiteau corinthien inv. 575 (fig. 1) trouvé en remploi dans le mur protobyzantin construit à travers la bibliothèque 4 provenait de la colonnade de façade du portique romain 2 ; il est en effet très comparable à la console corinthienne du pilastre d’ante de la curie (fig. 2), seul vestige certain de cette colonnade, malgré certaines différences dans les dimensions (hauteur 49 cm pour le chapiteau, 59 cm pour la console).
Fig. 1. Chapiteau de façade du portique 2 inv. 575, dans son remploi.
© EFA / M. Sève. L3720‑002A.
Fig. 2. Console corinthienne du pilastre d’ante Sud de la curie.
© EFA / M. Sève. N801‑067.
3Plusieurs résultats importants ont été acquis dans le dossier des boutiques 7 qui n’avait pu être qu’effleuré en 2021 et que nous considérons à présent comme complet. Dans le bâtiment du deuxième état (troisième quart du iie s. ap. J.‑C.), les boutiques du rez‑de-chaussée étaient d’ordre dorique et avaient une surface d’environ 25 m2. La mise en concordance des rainures et réservations observées sur les stylobates (certains d’entre eux ne peuvent plus l’être directement mais l’ont été antérieurement) et au soffite des épistyles, ainsi que l’examen des entailles pratiquées sur le fût des supports verticaux, permettent de restituer leur façade. Les stylobates formant seuil portent tous en effet, sur la plus grande part de leur longueur, des rainures longitudinales aboutissant, près de l’un ou l’autre des supports verticaux (le plus souvent un about de mur, quelquefois un pilier central), à une réservation carrée d’environ 40 cm de côté, munie à l’angle d’une mortaise ronde pour le tourillon d’un portillon (fig. 3). Ce traitement est répété au soffite des épistyles (fig. 4).
Fig. 3. Stylobate de la boutique 10, partie Est, vu de l’intérieur de la boutique.
© EFA / M. Sève. L7540‑008.
Fig. 4. Extrémité du soffite d’un épistyle des boutiques 7, avec la réserve pour le portillon d’accès et le logement de son tourillon, et la rainure pour l’insertion de la façade en bois.
© EFA / M. Sève. N1061‑113.
- 1 Philippes 1914-2014, p. 231, fig. 149.
- 2 Guide, p. 58‑59, fig. 36 a et b, et dépliant fig. 66.
4La façade elle‑même était constituée de planches de bois insérées verticalement ; chaque boutique était munie d’un petit portillon latéral dont la largeur ne dépassait pas 40 cm, mais qui permettait au titulaire de se faufiler à l’intérieur de son local. Dans certains cas, la présence d’aménagements pour deux portillons indique la division de l’espace de la boutique en deux locaux distincts de part et d’autre du pilier central. Il y a en outre des traces de remaniements dont le détail est difficile à interpréter. Si ces menuiseries étaient fixes, un aménagement devait permettre une ouverture sur l’extérieur à hauteur d’appui : les échanges ne pouvaient alors se faire que depuis la rue, et le local était pour l’essentiel un espace de stockage de la marchandise, plutôt qu’un atelier dont l’éclairage et la ventilation ne pouvaient être que parcimonieux. Il est bien plus probable qu’elles étaient amovibles et stockées à l’intérieur quand la boutique était ouverte, et que leur petit portillon n’était utilisé que pour la manœuvre des planches depuis l’intérieur pour l’ouverture et la fermeture de la boutique. Il était prévu que l’étage serait d’ordre ionique, ce que montrent plusieurs fragments de piédestaux et de garde-corps. Il subsiste la partie supérieure de neuf piédestaux, complets ou fragmentaires, et la partie inférieure d’un autre, et plusieurs fragments du parapet qui s’insérait entre eux. Malgré des recherches répétées dans les pierriers, il a été impossible d’identifier des éléments de l’élévation – colonne, frise, corniche ; l’attribution d’un angle d’architrave ionique est très douteuse. Il faut donc supposer que le projet conçu en pierre (c’était le matériau de proximité le plus facilement accessible, mais le plus cher à mettre en œuvre) n’a pu être mené à son terme et que les parties hautes ont été faites en bois ; il y a au forum d’autres marques d’inachèvement qui suggèrent que les moyens financiers de la colonie ont trouvé leurs limites avant que les travaux prévus soient complètement terminés, ce que laisse penser aussi le fait que les colonnes de façade du portique 6 n’ont jamais été cannelées. Les restitutions proposées par H. Ducoux1 et P. Weber2 sont celles du projet initial plutôt que de sa réalisation effective. Quelques fragments en remploi dans les fondations pour la colonnade centrale de l’aile Sud du portique romain – deux fragments de colonne dorique, un fragment ionique d’ante avec piédestal avec une engravure pour l’insertion d’un garde-corps (fig. 5 et 6) – suggèrent que dans le premier état du bâtiment (milieu du ier s. ap. J.‑C.) les boutiques avaient une façade organisée de la même façon : lors de la reconstruction de l’époque antonine, on s’est contenté de recopier ce qui existait déjà, mais les changements opérés dans le nombre et les dimensions des boutiques empêchaient un remploi pur et simple.
Fig. 5. Fragment d’un piédestal d’extrémité de l’étage du premier état des boutiques 7 en remploi dans une fondation du deuxième état, vue d’ensemble.
© EFA / M. Sève. N1061‑086.
Fig. 6. Fragment d’un piédestal d’extrémité de l’étage du premier état des boutiques 7 en remploi dans une fondation du deuxième état, détail.
© EFA / M. Sève. N1061‑087.
5Cela peut contribuer à expliquer l’utilisation de l’ordre dorique à une époque où il était normalement sorti d’usage. Un petit fragment d’angle de l’encadrement d’une porte ionique (d’un linteau ?) repéré face à la boutique 1, identifiée comme une cage d’escalier, pourrait être attribué à une porte contrôlant l’accès à l’étage, malgré la difficulté que crée la disparate entre les ordres (fig. 7).
Fig. 7. Angle supérieur droit d’un encadrement de porte ionique, face à l’extrémité Est du bâtiment des boutiques 7.
© EFA / M. Sève. N1061‑116.
- 3 Sève, Weber 1986, p. 550‑553 avec les dessins fig. 26‑27 p. 551 et la photographie fig. 28 p. 552.
- 4 Guide, p. 78‑79, n° 23.
6L’étude des arcs sur la rue et les rampes a occupé la deuxième moitié de la mission. Ce travail a apporté beaucoup de nouveau, surtout pour les arcs sur rue (description déjà dans Sève, Weber 19863, où la construction n’avait pas encore été bien comprise, puis Guide4, où est succinctement présentée l’interprétation actuelle). Leur implantation a pu être étudiée précisément, ce qui permet de rectifier certaines des données publiées. La couverture aérienne effectuée par Lionel Fadin en 2016 s’est montrée d’une grande utilité : on a pu vérifier la continuité de la limite Nord actuelle de la rue dite via Egnatia entre le secteur de l’Octogone et la moitié Ouest du forum (fig. 8).
Fig. 8. Le côté Nord de la via Egnatia vu en enfilade vers l’Ouest depuis l’accès à l’Octogone.
© EFA / M. Sève. N1061‑156.
- 5 Publiés dans Heuzey, Daumet 1876, pl. 2
- 6 Dans Collart 1937, pl. LIII.
7Nous avons aussi pu avancer dans l’étude de leur élévation, en particulier en utilisant l’exemple de l’arc dit de Kiemer élevé sur la via Egnatia à une distance d’environ 2180 m à vol d’oiseau à l’Ouest de la porte Ouest du rempart. Cet arc est connu par les dessins d’une grande qualité exécutés en 1861 par Honoré Daumet5 (reproduction de l’essentiel dans Philippes 1914-2014, p. 82‑83, fig. 4 et 5 ; ici fig. 9), à utiliser de préférence à la reprise retouchée par H. Ducoux6.
Fig. 9. Arc de Kiemer, relevés et dessins de Honoré Daumet (1861).
D’après Heuzey, Daumet 1876, pl. II.
8L’implantation de l’arc sur rue Ouest 23, reconnue depuis longtemps, a pu être précisée. La pile Sud a pour soubassement la substruction qui domine le boyau séparant la curie 12 de la rue (fig. 10).
Fig. 10. Substruction de l’arc sur rue 23 au Nord de la curie ; sur les cales en bois, fragment de la base de cet arc (inv. 1803), avec l’empattement d’angle mouluré.
© EFA / M. Sève. N1061‑024.
9Par rapport à la rue, son emprise longitudinale est de 5,18 m, et de 2,65 m dans le sens transversal ; son bord Est est aligné avec la façade de la curie du ier s., que l’on connaît par sa base d’ante Sud remployée in situ dans la fondation du monument qui lui a succédé au iie s. Au‑delà d’un passage de 3,50 m, la pile Nord, d’environ 5 m dans le sens longitudinal, est profondément engagée dans la partie non fouillée par rapport à laquelle elle n’est en saillie que d’environ 1,45 m : si l’on estime que les deux piles étaient symétriques, il n’en resterait visible que la moitié Sud. Une crapaudine au niveau de la rue, portant la marque d’un usage répété, montre que ce passage pouvait être fermé et l’était souvent (fig. 11).
Fig. 11. Crapaudine de l’arc sur rue 23.
© EFA / M. Sève. N1061‑038.
- 7 Sur ce point, Sève, Weber 1988, p. 469 fig 2, p. 476 fig. 10, et p. 477 note 18 : pour mettre la (...)
10L’implantation de l’arc sur rue Est 25 est d’analyse plus difficile, parce que la rue est beaucoup plus ruinée à cet endroit. L’implantation de sa pile Sud était semblable à celle de l’arc Ouest : 5,17 m dans le sens longitudinal, 2,70 m dans le sens transversal ; mais la rue n’a été fouillée à cet endroit que sur une largeur de 3,10 m, si bien que la pile Nord, qu’on peut penser semblable à celle de l’arc Ouest, est entièrement dissimulée dans la partie non fouillée. La pile Sud avait pour soubassement une substruction dominant le boyau séparant le temple Est 1 de la rue ; si le bord Ouest de cette substruction était aligné avec la façade du prédécesseur du temple Est comme la substruction de la pile Sud de l’arc Ouest 23 l’est avec le prédécesseur de la curie 12, il faut conclure que le temple du ier siècle avait presque la même emprise que celui du iie siècle. C’est ce que laisse penser aussi le bricolage lié à la mise en place de la base honorifique pour les prêtresses de Livie 21 vers la fin du ier s.7 L’emprise globale des arcs serait donc d’un peu moins de 5,20 m le long de la rue et d’environ 9 m dans le sens transversal, avec des dimensions et des proportions très comparables à celles de l’arc de Kiemer, mais un peu plus petites. Ils occuperaient toute la largeur de la rue et il faut renoncer à l’hypothèse d’un arc à deux baies, que nous avions avancée en 1986 (voir la coupe plan D après la p. 578). Si l’arc avait comporté une autre baie analogue, la largeur de la rue aurait en effet atteint 15 m : ce n’est pas vraisemblable (celle de la rue du Commerce, au Sud du forum, est d’environ 8 m).
11L’élévation des arcs sur rue et celle des arcs sur rampe étaient comparables par leur structure, aux dimensions près (seule la base de la pile Est de l’arc sur rampe 20 peut être analysée) ; elles l’étaient aussi avec celle de l’arc de Kiemer. C’est la pile Nord de l’arc sur rue Ouest 23 qui permet le mieux d’entrer dans le détail. L’examen de l’emprise permet de comprendre la différence d’échelle : respectivement 5,79 × 2,91 m avec un passage de 4,95 m pour l’arc de Kiemer, 5,18 × 2,65 m avec un passage de 3,50 m pour l’arc sur rue Ouest, 1,75 × 1,445 m avec un passage difficile à estimer, de l’ordre de 2,30 à 2,50 m, pour l’arc sur rampe Est. Les piles étaient constituées d’un socle haut de 40 cm environ à l’arc de Kiemer, de 53 cm à l’arc sur rue Ouest, mais en deux assises hautes respectivement de 30 et 23 cm, cette dernière emboîtant la deuxième marche de l’escalier intérieur évoqué ci‑après, de 33 cm à l’arc sur rampe Est (fig. 12).
Fig. 12. Arc sur rue 23, pile Nord, partie Est : détail du socle.
© EFA / M. Sève. L 4415‑005.
12Ce socle servait de support à une base rectangulaire haute dans les trois cas de 29 à 30 cm et ornée à chacun de ses angles d’empattements moulurés mesurant à l’arc de Kiemer 72 cm dans le sens longitudinal et 66 cm dans le sens transversal, à l’arc sur rue Ouest environ 68 cm, à l’arc sur rampe Est 42 à 44 cm (fig. 13).
Fig. 13. Arc sur rampe Est 20, socle et base.
© EFA / M. Sève. N1061‑21.
13Ces empattements se prolongeaient à l’angle des blocs de l’élévation par une légère saillie donnant l’impression d’un pilastre engagé, puis dans l’archivolte des arcs. Il subsiste un certain nombre de ces blocs ; la largeur de leur décor en saillie permet leur attribution. Au‑dessus de ces bases, l’élévation était constituée d’assises alternativement hautes et basses à l’arc de Kiemer, et c’est ce que l’on observe dans le peu qui subsiste de la pile Nord de l’arc sur rue Ouest (rien n’a subsisté en place de l’élévation de sa pile Sud, ni de celle des arcs sur rampe Est et Ouest). L’entablement de l’arc sur rue Est portait une inscription en lettres de bronze disposée sur deux lignes hautes respectivement de 35,5 et 29 cm : elle était orientée vers l’extérieur du forum (fig. 14 et 15).
Fig. 14. Inscription en lettres de bronze de l’arc sur rue Est 25, assise supérieure.
© EFA / M. Sève. N1061‑049.
Fig. 15. Inscription en lettres de bronze de l’arc sur rue Est 25, assise inférieure.
© EFA / M. Sève. N1061‑053.
14L’arc de Kiemer en comportait une lui aussi, disposée sur une seule ligne haute de 43 cm et orientée vers les voyageurs allant à Philippes8. Dans aucun de ces deux cas, les traces subsistantes ne permettent d’en reconstituer le texte. Il reste à évoquer la curiosité la plus intrigante de l’arc 23 : l’escalier large de 1,25 m qui divise en deux sa pile Nord. Depuis la publication de 1986, nous n’avons pu en trouver aucun autre exemple, et aucune explication ne nous a été suggérée. Rien ne permet de croire qu’il s’agirait d’accéder à la partie supérieure de l’arc. Sa situation par rapport à la crapaudine, donc à la porte qui pouvait interdire la circulation dans la rue, conduit à penser qu’il s’agissait de permettre de contourner cet obstacle quand on venait de la terrasse supérieure, comme le permettaient aussi les petits escaliers insérés entre les murs Nord de la curie 12 et du temple Est 1 et les substructions des arcs 23 et 25, et de maintenir un accès direct entre la terrasse supérieure et la rue. Si cette explication est la bonne, elle implique que cette disposition étonnante a été répétée dans la pile nord de l’arc sur rue 25, mais surtout qu’il n’y aurait aucune communication directe entre les deux terrasses du forum à l’intérieur de l’espace de plus de cent mètres qui sépare les deux arcs, alors qu’à l’extérieur, les imposants grands escaliers de la basilique A9, qu’il faut probablement répéter à l’Est, en constituent la communication naturelle (fig. 16 et 17). Si surprenant que cela paraisse, aucun élément ne permet actuellement d’imaginer comment cet espace était aménagé ni comment la dénivellation entre la terrasse supérieure et la rue y était rachetée.
Fig. 16. Partie Ouest de la via Egnatia et de la terrasse supérieure.
© EFA / M. Sève. N1061‑154.
Fig. 17. Grands escaliers de la terrasse supérieure en rapport avec l’arc sur rue 23 depuis le portique Ouest 8.
© EFA / M. Sève. N1061‑155.