1Les recherches conduites dans le cadre de la Mission « Néolithisation – Klimonas » depuis 2009 à Chypre, portaient en premier lieu sur le site de Klimonas (Ayios Tychonas, Limassol), daté de la plus ancienne phase du Néolithique précéramique de l’île et du continent voisin (Pre‑Pottery Neolithic A ou PPNA ; c. 8800 av. n.‑è.). Elles s’inscrivent dans une longue liste de travaux initiés en 1991 par Jean Guilaine et l’un de nous (FB) sur le Néolithique précéramique de Chypre (10 000-7000 av. n.‑è.), jusqu’alors inconnu. Les principaux résultats réunis entre 1991 et 2009 à partir de l’étude du site de Shillourokambos concernaient la découverte d’une nouvelle phase de la préhistoire chypriote, comprise entre 8 500 et 7 000 av. n.‑è., contemporaine du PPNB du Levant et l’importante contribution qu’elle apportait à la connaissance du début du Néolithique proche‑oriental (navigation, connectivité, domestication, notamment). De façon plus générale, la « Mission Néolithisation » s’enracine dans les travaux menés par l’Ecole française d’Athènes autour du site classique d’Amathonte, qui a d’ailleurs été à l’origine des prospections ayant permis la découverte de Shillourokambos et de Klimonas. Le Département des Antiquités de Chypre a continuellement et fortement soutenu la « Mission Néolithisation » depuis le début.
2Le compte rendu des travaux effectués en 2014 faisait état des découvertes inattendues sur le secteur central du site de Klimonas, sous la forme d’un bâtiment circulaire de terre crue semi-enterré de 10 mètres de diamètre, comparable aux bâtiments communautaires des premiers villages néolithiques du Proche‑Orient. Les fouilles de 2015 et 2016 ont permis de délimiter l’extension du village (0,5 hectares) et d’étudier les restes de 22 bâtiments domestiques de terre crue contemporains du bâtiment communautaire. Elles ont livré une très riche documentation concernant la diversité de ces bâtiments, leur architecture, leurs aménagements internes, leurs modalités de comblement et leurs relations chrono-stratigraphiques. Les résultats préliminaires ont été débattus dans le cadre d’un colloque que nous avons organisé en mars 2015 (publié en accès libre en ligne en juin 20172).
3La réquisition temporaire trisannuelle des parcelles concernées a pris fin en février 2017. Une procédure d’acquisition des terrains d’intérêt archéologique a été engagée par le Département des Antiquités de la République de Chypre au début de 2017. L’immense documentation recueillie lors des six campagnes précédentes constituait un tout cohérent patiemment mis en ordre et analysé lors des campagnes de post-fouille de 2017 et 2018. Les très riches résultats sont en grande partie rédigés dans une monographie en cours d’achèvement, dont la parution est programmée pour juin 2023 (CNRS éd., Gallia-Préhistoire international / Paléorient).
4À la fin 2018, nous avons engagé un nouveau programme de prospection visant à mieux comprendre la dynamique de mobilité des villages PPNA en amont et en aval de l’occupation de Klimonas, mais aussi à explorer d’autres formations géomorphologiques proches (plateau d’Arménochori). Nous avions l’espoir d’y trouver un ou plusieurs sites susceptibles de combler l’absence actuelle de donnée sur le peuplement de Chypre durant le millénaire précédent Klimonas, entre 10,5 et 9 ka av. n.‑è. Les prospections pédestres et géophysiques menés en mai 2019 ainsi que l’analyse géomorphologique du plateau d’Armenokhori, situé entre Shillourokambos et Klimonas, ont révélés la présence d’importants vestiges archéologiques permettant d’identifier les indices d’une culture chypriote inédite et datant probablement du 12e millénaire av. n.‑è.
5La crise sanitaire ayant interdit toute campagne de fouille en 2020 et ce jusqu’au printemps 2021, le programme de fouille diagnostique proposé à l’issue de ces prospections et approuvé par le Département des Antiquités de la République de Chypre a été repoussé. Ce n’est qu’en septembre 2021 qu’il a pu être mis à exécution, sous la forme de trois semaines de sondages d’évaluation sur le site d’Armenokhori-Pakhtomena, et les résultats obtenus ont été très encourageants.
Fig. 1. Localisation des trois principaux sites étudiés par la mission.
DAO P. Gérard.
6La préhistoire de Chypre comporte encore plusieurs périodes non documentées, notamment celle qui sépare l’Epipaléolithique défini par les sites d’Akrotiri-Aetkremnos (10,5 ka av. n.‑è. ; Simmons 1999, Zazzo et al. 2015) et de Vretsia-Roudias (11e millénaire, Efstratiou 2014, Tsakalos et al. 2021), tous deux fouillés sur une surface restreinte, et le PPNA récent de Klimonas (8,8 ka av. n.‑è. ; Vigne et al. 2012, 2017). L’expérience de ces 20 dernières années, qui ont permis de combler l’absence initiale de données des 8e et 9e millénaires avec la découverte des sites de Shillourokambos et Mylouthkia, puis de Klimonas et Asprokremnos (Vigne et al. 2019), suggère que cette lacune résulte du hasard de la conservation et de la découverte des sites plutôt que d’une absence effective de populations humaines sur l’île de Chypre à ces époques.
7Or le 10e millénaire est une période charnière de l’histoire du climat et de la biodiversité (transition entre le Tardiglaciaire et l’Holocène), et de celle des sociétés du Proche‑Orient (naissance des villages et émergence de l’agriculture). Savoir et comprendre comment ces phénomènes majeurs se sont déclinés sur Chypre, qui, grâce à son insularité, nous en a déjà tant appris sur le déroulement de la suite du Néolithique, apparaissent donc comme deux enjeux majeurs de la recherche au Proche‑Orient.
8Notre connaissance maintenant approfondie de la région d’Amathonte, assise sur 30 ans d’intenses travaux de terrain (Briois et al. 2005), nous mettait en position favorable pour aborder cette problématique. En particulier, l’un des résultats géo-archéologiques les plus remarquables de notre mission, fondé sur l’analyse des terrasses fluviales de l’Athiaki (Nicod et al. 2017, Mylona 2018) résidait dans le fait que ce petit fleuve temporaire situé au pied de Klimonas coulait 20 mètres plus haut qu’aujourd’hui au moment de l’occupation de ce site au PPNA. Les incisions successives initiées au début de l’Holocène avaient donc entrainé une suite d’importantes reprises d’érosion sur tous les versants, éliminant de fait toute trace potentielle de sites antérieurs à l’Holocène. Les gites à silex du haut Athiaki, qui ont alimenté Klimonas et, plus tard, Shillourokambos en matière première de grande qualité (Briois et al. 2005) n’étaient d’ailleurs probablement pas encore accessibles à cette époque. Il fallait donc orienter nos recherches vers les plateaux surplombant ce paysage érodé, avec l’espoir qu’y subsistent des traces d’occupations antérieures à 9000 cal BC.
9Dans un premier temps, en 2018, nous avons repris les résultats des prospections réalisées par la mission d’Amathonte à la fin des années 1980. Quelques lots de silex taillé issus du plateau calcaire d’Armenokhori (sites 11, 15, 60) portaient les caractéristiques d’un débitage lamellaire, visant la fabrication d’outils de petite taille, sans rapport avec les industries du Cypro-PPNA de Klimonas, du Cypro-PPNB de Shillourokambos
10Forts de ces acquis, la Mission « Néolithisation » a mené en 2019 une prospection sur le lobe oriental du plateau miocène d’Armenokhori, qui surplombe Klimonas et la haute vallée de l’Athiaki. Elle a mis en évidence plusieurs sites localisés dans des petites plaines limoneuses et caractérisées par la présence d’une industrie à tendance microlithique. La prospection géophysique sur l’un d’eux, Pakhtomena, a livré des signaux suggérant une forte activité humaine (susceptibilité magnétique) ainsi que l’existence de nombreuses anomalies électro-magnétiques. Ces résultats ont justifié une première campagne d’évaluation en 2021 sur le site de Pakhtomena. Les sondages réalisés ont été positifs et ont pu montrer le fort potentiel de ce site dont les premiers éléments de datation ont donné des résultats très encourageants.
11La campagne de fouille s’est déroulée du 28 avril au 31 mai. Elle visait en premier lieu à préciser la nature des faits archéologiques repérés dans les sondages profonds effectués en 2021, en ouvrant un décapage extensif le plus large possible, tout en pratiquant une fouille fine et soucieuse des moindres détails, tant les premiers indices apparaissaient complexes et ténus. Un décapage mécanique de 30 à 50 cm d’épaisseur (jusqu’au milieu du paléosol holocène, qui servait de guide (fig. 2), a donc été pratiqué dans le poljé sud sur une surface de près de 160 m², centrée sur les quatre sondages reconnus comme archéologiquement positifs en 2021 (fig. 3). Après la pose d’un carroyage matérialisé au sol, le travail a été poursuivi en fouille manuelle (fig. 4), dans un sédiment argileux parfois très compact. Les empierrements ont été dégagés avec soin par décapages successifs, en laissant en place toutes les pierres de module supérieur à 3 cm.
Fig. 2. Début du décapage mécanique du secteur central du poljé sud.
© J.‑D. Vigne.
12Tous les sédiments ont fait l’objet d’un tamisage à sec sur maille ¼ de pouce (0,63 mm). Des prélèvements spécifiques ont été réalisés pour le tamisage à l’eau et la flottation sur maille fine (0,5 mm), réalisés par M. Rousou sur le site même, pour les phytolithes et pour la recherche de pollens.
Fig. 3. Vue nadirale du site de Pakhtomena prise au drone.
En bleu, la localisation des deux fenêtres ouvertes en 2022 par rapport aux sondages (en jaune) explorés en 2021. TC2, TK2‑ 3 et TD1 sont les sondages qui ont livré des faits archéologiques préhistoriques.
© SIG Pakhtomena, J.-D. Vigne.
Fig. 4. Vue du secteur central en cours de fouille.
© J.‑D. Vigne.
13Deux coupes stratigraphiques réalisées en TD2 apportent d’importantes précisions par rapport aux observations réalisées en 2021.
- La coupe C‑G/18‑29 (fig. 5) offre quatre unités stratigraphiques, du bas en haut :
- un comblement final d’argile rouge du poljé durant la fin de sa période d’activité karstique, affecté ici sur toute sa hauteur visible (20‑25 cm) par la pédogénèse du sol brun holocène ; la partie haute, plus grise, très structurée en petits agglomérat (US1202), représente l’horizon A humifère lessivée du sol brun ; la partie basse, orangée, enrichie en fer, est l’horizon B d’accumulation minérale (illuviale) du paléosol (US 1209) ;
- un niveau fin (US 1218), d’épaisseur irrégulière (5 à 15 cm), de limon argileux riche en graviers aux angles arrondis ; cette formation sédimentaire scelle l’arrêt de l’évolution du paléosol ; si l’on admet l’hypothèse probable que ce dernier résulte d’un couvert forestier relativement dense, en peut envisager qu’il corresponde à un déboisement anthropique qui se situerait donc au milieu de l’Holocène (5000-2000 cal BC ?) ;
- accumulation de limon brun (US 1201), ici épaisse de 40 à 50 cm, avec une faible densité de pierres calcaire de petit module et quelques silex épipaléolithiques remaniés. Cette US est percée de deux grandes fosses sub-coalescentes d’un mètre de diamètre à l’ouverture, semi-hémisphériques à fond légèrement aplati, profondes en l’état de 50‑60 cm et comblées de limon clair graveleux ; il est possible qu’une troisième fosse apparaisse dans la coupe à hauteur des travées F‑G ; il s’agit de fosses de plantation (oliviers ?) de l’époque antique ;
- couche de terre arable (US 1200).
Fig. 5. Orthophotographie et relevé de la coupe C‑G/18‑19 en vue est.
Photogrammétrie N. Mazzucco, relevé S. Rigaud, DAO J.‑D. Vigne.
- La coupe B‑C/14‑18 (fig. 6), perpendiculaire à la précédente, fait apparaître quelques différences :
- l’extension du niveau graveleux de l’US 1218, n’existe ici que sous la forme d’une faible lentille ;
- la partie profonde est perturbée par le creusement d’un large chenal de 30 cm de profondeur, comblée d’une argile marron-orangé et incluant des blocs calcaires décimétriques. Ce dispositif se situe dans la continuité d’un aménagement constitué de grosses pierres d’origine anthropique identifié en 2021 (St 200 et St 204) ;
- le niveau de possible piétinement suspecté au sud de la coupe C‑G/18-19 apparaît ici plus convaincant. Il est souligné à la fouille par quelques silex horizontaux et par des de micro-charbons (St 242).
14Ces dernières observations suggèrent la succession de trois phases : i) la construction et l’utilisation du dispositif de pierres St 200-2004, ii) son démantèlement et son enfouissement partiel après abandon, iii) le développement d’activités anthropiques sur les ruines ainsi constituées, responsables des piétinements et nappes de micro-charbons, alors que la sédimentation karstique se poursuit, donc durant une période bien antérieure au paléosol holocène.
Fig. 6. Orthophotographie et relevé de la coupe B‑C/14‑18 en vue sud.
Photogrammétrie N. Mazzucco, relevé S. Rigaud & J.‑D. V., DAO J.‑D. Vigne.
15Orienté nord‑ouest sud‑est, large de 1,2 m et long de 4 m au moins, ce dispositif massif s’étend en pente régulière (6‑7 %) des carrés F/14‑15 à C14, où il se perd dans la coupe (fig. 7). L’extrémité nord‑ouest est la partie où les pierres sont les plus nombreuses et les plus grosses (jusqu’à 30 à 33 cm). Il s’agit de blocs calcaires anguleux ne présentant aucune trace de façonnage. Néanmoins, tous les modules de pierres s’y côtoient y compris de pierres décimétriques. Dans la partie médiane, les pierres sont tout aussi nombreuses, mais leur calibre diminue (5‑15 cm). Dans le tiers sud‑est, elles sont moins nombreuses mais toujours jointives et leur module diminue encore (moins de 10 cm). Contre la coupe sud, les blocs sont moins nombreux, peu jointifs mais de module très variable (5‑18 cm). La totalité de ces pierres comble un creusement en gouttière profond de 30 cm au moins, dont le fond n’a été approché que le long de la coupe sud. Les parois de ce fossé sont inclinées vers le centre et forment une pente régulière contre lesquelles s’appuient les pierres du comblement. Plusieurs grandes pierres plates contre paroi valident à la fois la limite et l’inclinaison des parois. Le sédiment enrobant est une argile fine marron-orangé. Dans la partie médiane, en C‑D/16‑17, le sédiment proche de la partie profonde du paléosol (« US » 1209) est de teinte plus grise et contient de nombreux grains calcaires. Un prélèvement de charbon a été réalisé dans la partie profonde en C15 dans la partie profonde de la structure, près de l’endroit où a, par ailleurs, été trouvée une dent de rongeur fortement minéralisée.
Fig. 7. Cordon de pierres St 200‑204 dans le contexte général de la fenêtre de fouille Pk22.
© J.‑D. Vigne.
16Le premier décapage effectué sur 78 m² dans le secteur central a permis de reconnaître des accumulations de pierres plus ou moins denses, suspectées d’être d’origine anthropique. Elles se situent dans la partie profonde de l’horizon supérieur gris du paléosol holocène (US 1202), et ici et là, à la limite plus orangée et moins carbonatée de la partie profonde de ce même paléosol (US 1209) et sont localement recoupées par quelques creusements d’époque historique. Les pierres qui constituent ce dispositif sont de petit à moyen module (entre 3 et 10 cm) et leurs arrêtes sont plus ou moins fortement émoussées par la dissolution pédologique. Plusieurs particularités, pouvant indiquer une forme d’organisation spatiale, apparaissent sur la vue en plan (fig. 8) : agrégats plus ou moins denses de pierres, espaces vides subcirculaires délimités par des pierres ou alignements plus ou moins réguliers formant des tracés linéaires. Cette organisation se précise plus clairement dans les second et troisième décapages. Les seuls vestiges archéologiques correspondent à de l’industrie lithique répartie de manière assez diffuse et distribuée de façon très hétérogène, les plus fortes densités se trouvant dans la base de l’horizon supérieur du paléosol holocène.
17Plusieurs types de structures et aménagements ont été identifiées au sein de ce grand dispositif étudié en planimétrie :
- des sols de terre (US 1210, 1213) se signalent par un sédiment fin, assez compact, plus limoneux et plus gris ou beige que l’encaissant argileux ;
- des radiers (US 1214, 1216, 1217) forment des nappes plus ou moins bien délimitée de pierres relativement calibrées et sub-jointives, par endroit encore enrobées d’un sédiment fin gris évoquant de la terre à bâtir ;
- des alignements de pierres (St 220‑221, 225, 226, 241, 248) bordent les radiers et marquent un effet de paroi ;
- des amas de pierre (St 244, 249, 250, 262), plus ou moins allongés et extérieurs aux trois radiers ;
- des trous de poteaux (St 230, 231, 239, 240, 247 ; 234 et 304) toujours peu profonds (15‑20 cm) et pourvus de calages de pierres sommaires ;
- un empierrement de blocs de moyen module (St 218 ; fig. 9A), d’environ 1 m², ovalaire et bien délimité par des cordons de pierres pourrait correspondre à une structure de chauffe ;
- une fosse circulaire (St 245 ; fig. 9B), de 35 cm de diamètre et 12 cm de profondeur.
Fig. 8. Vue des radiers de la zone centrale.
© J.‑D. Vigne.
Fig. 9. Orthophotographie de l’empierrement St 218 et de la cuvette St 245.
Photogrammétrie N. Mazzucco.
18Ces observations invitent à interpréter les différents radiers délimités par les alignements de pierre comme les restes d’habitations légères dont les parois et éventuelles toitures étaient en matériaux périssables. La délimitation exacte de ces unités reste parfois incertaine compte tenu de leur faible épaisseur et de leur superposition partielle.
19Les espaces situés à l’extérieur des alignements curvilignes de pierres, qui délimitent les unités d’habitation identifiées, se caractérisent par une très faible densité de pierres et par le calibre de ces dernières, en général beaucoup plus réduit que celui des pierres des radiers. Localement et de manière isolée plusieurs types d’aménagements isolés ont pu être identifiés : une cuvette foyère (St 210 ; fig. 10) ; un amas de pierres de module compris entre 3 et 5 cm (St 262) ; un creusement circulaire de 33 cm de diamètre et 20 cm de profondeur estimée pouvant correspondre à un calage de poteau.
Fig. 10. Fosse foyère St 210.
Cliché, relevé et DAO J.‑D. Vigne.
20La fouille en planimétrie a révélé une quinzaine de surfaces ovalaires, de 50 cm à 1 m de diamètres, signalées par un sédiment beige clair et graveleux (fig. 11). De tels faits avaient déjà été repérés dans les coupes et lors de la fouille des sondages effectués en 2021. En raison de la présence fréquente de tessons de céramique tournée, ils avaient été interprétés comme des fosses de plantation antiques. Ils étaient en général de relativement faible dimension et n’atteignent que rarement les niveaux épipaléolithiques.
Fig. 11. Localisation des principales fosses attribuées à l’antiquité.
Relevé et SIG J.‑D. Vigne.
François Briois et Niccolo Mazzucco
21Les industries de pierre taillée recueillies au cours de la campagne 2022 totalisent 2485 pièces (tabl. 1).
Tableau 1. Distribution des éléments qui composent l’industrie en silex en fonction des niveaux de décapage.
Dec 1 |
Dec 2 |
Dec 3 |
Dec 4 |
Dec 5 |
Hors déc |
TC2 |
Total |
Débris |
171 |
52 |
49 |
|
|
7 |
28 |
272 |
Eclats |
423 |
154 |
103 |
19 |
40 |
62 |
59 |
739 |
Fragments d'éclats |
564 |
219 |
207 |
14 |
25 |
49 |
91 |
1029 |
Lames‑lamelles |
110 |
49 |
22 |
6 |
19 |
20 |
34 |
206 |
Nucléus à éclats |
37 |
6 |
4 |
|
12 |
8 |
1 |
59 |
nucléus à lamelles |
5 |
3 |
4 |
|
|
1 |
3 |
12 |
Pièces retouchées |
29 |
5 |
14 |
|
|
9 |
3 |
48 |
Burins |
34 |
10 |
13 |
1 |
1 |
5 |
6 |
59 |
Chutes de burin |
26 |
11 |
8 |
3 |
10 |
|
9 |
58 |
Pièces esquillées |
1 |
1 |
1 |
|
|
|
|
3 |
Total |
1400 |
510 |
425 |
43 |
107 |
161 |
234 |
2485 |
22Les résultats de l’analyse encore très préliminaire concordent avec les premières observations effectuées sur les mobiliers collectés en 2019 lors des prospections et dans les différents sondages de 2021. Le profil général se caractérise globalement par une industrie de type microlithique composée par de nombreux petits éclats et de produits lamino-lamellaires de natures variées. La présence de nombreux nucléus et déchets de taille confirment que les activités de taille ont bien été réalisées sur le site. Les blocs de silex introduits sur le site sont de petites dimensions et les volumes ont été débités jusqu’à état d’exhaustion. Ce type de débitage est complété par la transformation de lames ou d’éclats épais qui ont parfois fait l’objet d’un débitage plus systématique sur tranche. Certains produits de débitage de calibre plus important ont été introduits sur le site sous la forme de supports prêts à l’emploi mais beaucoup d’entre eux ont été recyclés et abandonnés fortement modifiés. Comparativement à la grande quantité de produits bruts de débitage et de déchets de taille, l’outillage apparaît très limité en nombre de pièces. Les types représentés sont peu variés et dominés par les burins, les pièces à retouches continues et des denticulés.
23Cette industrie présente de nombreuses similitudes avec les faciès prénéolithiques de Chypre tels qu’ils ont pu être identifiés sur le site d’Aetokremnos daté du milieu du XIe millénaire B.C. (Simmons 1999) mais également sur d’autres sites jusqu’à présent non calés en chronologie absolue, notamment sur les sites d’Aspros et de Nissi Beach et plus récemment à Roudias (Efstratiou et al. 2012). Ces points de comparaison soulignent, tout comme à Pakhtomena, le caractère rudimentaire de la technologie lithique mise en œuvre dans ces industries et la grande rareté d’armatures microlithiques géométriques.
Maria Rousou
24Les échantillons ayant fait l’objet d’une analyse archéobotanique ont été soit prélevés directement à la fouille soit collectés par flottation manuelle (30 contextes cumulant 325 litres, tab. 2). Ces collectes ont produit un total de 178 charbons de bois et de 143 carpo‑restes. Les premiers viennent aux trois quarts de contextes épipaléolithiques (N= 134).
25Les charbons de bois ont été étudiés sous microscope optique à réflexion BX51M, grossissements 50x‑500x. Ils sont pour la plupart très petits et vitrifiés (116 sur 178), notamment dans le paléosol holocène et les structures épipaléolithiques et cela rend l’identification taxonomique très difficile. Le spectre anthracologique épipaléolithique de Pakhtomena est dominé par l’olivier (Olea europaea), le chêne (Quercus spp.) et le pistachier (Pistacia sp.). Le frêne (cf. Fraxinus) et une Faboideae les accompagnent avec un seul reste chacun. Il s’agit de taxons qui peuvent être attestés actuellement aux environs du site, à l’exception du frêne. Il s’agit des premières données directes sur la paléoflore de Chypre pour la période épipaléolithique, soulignant le caractère indigène des taxons identifiés, du moins ceux qui sont abondamment représentés.
26Les restes carpologiques sont peu informatifs, la plupart d’entre eux renvoyant à des graines minéralisées de la famille de Boraginaceae (Buglossoides cf. tenuiflora) possiblement modernes.
Tableau 2. Nombre d’échantillons et de contextes échantillonnés pour l’archéobotanique selon leur attribution chronologique, et effectifs des charbons de bois et carporestes.
Jean‑Denis Vigne
27Un seul reste faunique a été identifié dans la partie profonde du comblement de St 200‑204 (carré C16). Cette position pourrait expliquer la conservation de l’os, partout ailleurs absent, car le pH peut y être sensiblement tamponné par l’apport massif des carbonates des pierres de la structure. Il offre en tout cas une très grande sécurité chrono-stratigraphique. Il s’agit probablement une incisive supérieure de muridé, dont la cavité pulpaire est comblée par re‑minéralisation (phosphates ?).
Antoine Zazzo, Olivier Tombret, Maria Rousou, Jean‑Denis Vigne
28Onze datations au radiocarbone ont pu être réalisées, dont 5 à partir d’échantillons de la fouille de 2021. Elles ont toutes porté sur des charbons de bois de petite taille et mal conservés, souvent vitrifiés, dont l’identification taxonomique (par M. Rousou) n’a pu aboutir que dans trois cas. Ces échantillons proviennent de trois types de contextes (tabl. 3) :
- de sols de circulation épipaléolithiques objectivement positionnés à la base du paléosol holocène.
- des structures empierrées fouillées en 2021 dans le sondage TD1 (St 301, 302, 304) ou en 2022 dans le cordon de pierres (St200‑204= « barrage ») ou dans l’amas rattaché à l’UH 3 (St 244).
- du seul foyer fouillé, St 210, associé aux unités d’habitation UH 1‑5.
Tableau 3. Onze datations au radiocarbone.
29Les deux dates du paléosol profond ainsi qu’une des deux dates du foyer et une date issue de la partie haute de la structure épipaléolithique St 244 s’échelonnent entre le milieu du 8e et le 3e millénaires av. n.‑è. Elles renvoient sans doute à des feux agricoles ou naturels, dont les petits charbons ont pénétré dans le comblement du poljé à la faveur des activités racinaires, très actives dans le paléosol holocène, ou des creusements de plantation intervenus à la période antique.
30Les sept autres dates s’échelonnent entre le 14e et le 12e millénaire (fig. 12), et plus particulièrement, pour 5 d’entre elles sur la fin du 13e et le début du 12e millénaire. Elles viennent aussi bien des empierrements possiblement associés aux unités d’habitation UH 1‑5 (St 301, 302, 304) que du foyer St 210 et de la base de la St 200. Les deux dates issues de ce dernier (Pk22 St 200 ; ellipse rouge de la fig. 12), qui viennent de contextes particulièrement bien scéllés par l’accumulation de pierre, sont non significativement différentes l’un de l’autre (T= 2.64, Chi²= 3.84, α= 5%) et donnent une idée assez précise de la date de mise en place de cette structure, à la transition des 13e‑12e millénaires (entre 11 212 et 10 880 cal BC). Ces dates sont également non significativement différentes de celle qui vient des empierrements St 301 du sondage TD1 de 2021, eux même situés au même niveau que les UH 1‑5.
Fig. 12. Intervalles de calibration des onze dates au radiocarbone réalisées sur le site de Pakhtomena en 2021 et 2022.
31Les plus récentes de ces dates sont légèrement plus anciennes que la majorité de celles qui sont issues d’Aetokremnos (fig. 12), même si certaines dates issues de ce site recouvrent l’intervalle de variation observé à Pakhtomena (Zazzo et al. 2015). Elles sont aussi un peu plus anciennes que la plus ancienne date OSL de Roudias (12800 BP). Elles s’inscrivent aux alentours de la transition entre le Natoufien ancien et le Natoufien récent du Levant, et dans la phase climatique de réchauffement de l’Alleröd, qui pourrait avoir accru les précipitations et donc la circulation des eaux et l’habitabilité du plateau d’Arménochori.
32Quoi qu’il en soit, ces données radiométriques ne laissent plus aucun doute quant à l’attribution à l’Epipaléolithique des aménagements de pierres de Pakhtomena et de l’industrie lithique associée.
33Les prospections de 2019, les sondages de diagnostic de 2021 et la fouille de 2022 ont permis d’une part de comprendre l’évolution géomorphologique du karst fossile d’Arménokhori, notamment dans ses phases terminales Tardiglaciaire et holocène, d’autre part de découvrir à Pakhtomena le premier site résidentiel épipaléolithique de Chypre et de commencer à en appréhender la complexité et l’évolution chronologique.
34Plus précisément, la campagne de 2022 a permis :
- d’enrichir de façon substantielle la documentation lithique, et de confirmer l’homogénéité des vestiges trouvés à Pakhtomena, mais aussi sur l’ensemble du lobe oriental du plateau d’Armenokhori ainsi que leur attribution à un faciès épipaléolithique à forte tendance microlithique ;
- de mettre en évidence les vestiges de sols construits sur radier de pierres et de différents aménagements témoignant de la présence d’au moins cinq unités d’habitation implantées au centre du poljé sud de Pakhtomena ;
- de réunir suffisamment d’éléments d’information pour avancer que ces unités construites les unes sur les autres et probablement dans certains cas, rénovées en cours d’utilisation figurent des occupations successives probablement entrecoupées d’abandon ; la permanence de lieu de résidence, qui s’exprime aussi dans la rénovation d’un foyer extérieur biphasé, suggère que ces événements se sont succédés dans un temps suffisamment court pour que soit conservée la mémoire des lieux ;
- de révéler une grande structure empierrée qui pourrait être plus ancien que les unités résidentielles ;
- de commencer à collecter des informations environnementales, notamment anthracologiques, prometteuses.
35Lorsqu’on les compare aux vestiges lithiques qualifiés d’épipaléolithiques d’Aspros ou de Nissi Beach, épars, hors contexte et sans datation radiométrique associé (Ammerman et al. 2008), aux empierrements certes datés mais observés sur moins de 2 m² à Roudias (Tsakalos et al., 2021) ou même à l’abri d’Aetokremnos, les découvertes faites à Pakhtomena cette année représentent une avancée considérable par rapport aux connaissances réunies jusqu’à présent sur l’Epipaléolithique chypriote du 12e millénaire. Elles apparaissent complémentaires de celles d’Aetokremnos (Simons 1999), site cette fois bien caractérisé, bien daté et ayant produit une riche documentation lithique et bioarchéologique mais dépourvu d’aménagements en dehors de quelques foyers. Pakhtomena vient d’ailleurs renforcer l’idée qu’Aetokremnos était une halte temporaire implantée sur un îlot périphérique de Chypre (Simmons 1999, Ammerman, Noler 2005, Vigne et al. 2009).
36De toute évidence, Pakhtomena est une découverte majeure pour la compréhension des premiers peuplements de Chypre, de l’Epipaléolithique de Méditerranée nord-orientale, de l’histoire de la navigation et des prémices de la néolithisation dans cette région.