1Hasard de l’agenda ou mystérieuse continuité des intérêts scientifiques, il y a 45 ans, le 3 juin 1978, dans le même petit amphithéâtre de l’Institut de Géographie de la rue Saint-Jacques qui aurait dû nous réunir à l’occasion de cette journée, se tenait le colloque de l’AGF sur « Capitales et métropoles méditerranéennes ». Organisé à l’initiative conjointe d’Etienne Dalmasso (1932-1992) et de moi-même, la manifestation donna lieu à deux publications : le Bulletin de l’Association de Géographes Français accueillit les rapports de synthèse et les lignes de force des débats1, tandis que le n°2 de Villes en Parallèle [septembre 1978] rassembla les principales contributions2.
2Au-delà de l’émotion et du souvenir personnels, et du rappel de quelques grands noms de la géographie urbaine française qui illustrèrent cette journée – Pierre George, le véritable inventeur de la spécialité avec La ville, le fait urbain à travers le monde [George 1952], Jean Gottmann, le découvreur de la Megalopolis [Gottman 1961], 30 ans avant la Global City de Saskia Sassen [Sassen 1991] –, c’est bien la rupture entre deux mondes que le rapprochement fait apparaître. Les titres de la réunion de 1978 en témoignent, tous marqués par l’optimisme et une confiance certaine dans l’avenir : inégalités régionales de croissance, autonomie et dépendance dans le développement économique, rôle du pouvoir politique, transformations sociales de l’espace urbain, jalonnèrent alors les échanges. À l’inverse, la période contemporaine peut être caractérisée à l’égard de la ville sous la triple caractéristique de temps des défiances, de temps des dénis et de temps des défis.
3C’est bien le sentiment diffus dominant : le système de valeurs qui s’était imposé en Occident depuis le XVIIIe siècle semble soudain vaciller. C’est d’abord l’idée d’un progrès matériel et moral continu des populations, qui est remise en cause. À cet égard la pandémie du Covid 19, pourtant bien moins grave dans ses conséquences humaines que les deux conflits mondiaux ou la grippe espagnole de 1918, a joué un rôle indéniable de catalyseur des angoisses individuelles et collectives. Ce que l’économiste Claude Lacour a appelé la « sidération », devant les rues des villes soudain désertes, le trafic international des denrées et des hommes à l’arrêt, les deux tiers de l’humanité confinés, et le paracétamol en rupture d’approvisionnement [Villes en Parallèle 2020, Burgel 2022]. L’impensable dans un univers développé, informationnel, où les algorithmes suppléaient l’intelligence humaine, devenait ainsi réalité.
4Cet impensable donnait corps aux crises précédentes qui avaient ébranlé le monde, mais sans leur conférer une prise de conscience systémique : le terrorisme qui abat les Twin towers de New York le 11 septembre 2001, avant de se répandre dans tous les pays (Paris, 2015), la faillite financière des subprimes américaines (2008), qui met à mal les économies européennes fragiles (Grèce, Italie, Espagne, Portugal), plus près de nous (2018), la révolte de la France périphérique des ronds-points et des gilets jaunes, qui rompt le storytelling de l’unité nationale heureuse, pouvaient encore passer pour des processus isolés. Ils reprennent brutalement place dans une chaîne historique de pessimismes accumulés. Il n’est pas jusqu’à la crise du réchauffement de la planète, annoncée par les spécialistes depuis près de quatre décennies (rapport Brundtland, 1987), dans l’indifférence assez généralisée de climatosceptiques, qui ne devienne la préoccupation incontournable du discours politique et de l’opinion commune. Tandis que la guerre en Ukraine, aux portes de l’Europe occidentale, réveille les démons guerriers du vieux continent qu’on croyait assoupis depuis trois quarts de siècle.
5Partout, le pessimisme porte beau, et la décroissance ne craint pas de s’afficher comme un avenir, sinon radieux, du moins réaliste. Et en ce printemps 2023, où la querelle sur la réforme des retraites prend des allures de quasi-fronde insurrectionnelle, l’engagement (irrationnel ?) des lycéens et des étudiants aux côtés du front syndical uni des travailleurs, laisse rêveur sur la capacité des jeunes à se projeter dans un avenir à très long terme imprévisible, en tout cas sur leur aptitude normale au rêve et au bonheur. Les adolescents de la Reconstruction et des Trente glorieuses avaient sans doute moins de facilités matérielles, mais, comme leurs parents, une foi plus ancrée dans l’avenir. C’est souvent la reine des batailles.
6Ce manque d’optimisme se double d’une défiance généralisée sur l’efficacité de l’action politique. Sans céder au populisme du « tous pourris », le citoyen ordinaire doute de l’engagement et de la capacité des élus, tant à résoudre ses problèmes du quotidien (coût de la vie, transports, logement), qu’à maintenir, sinon à améliorer, la qualité des services publics (éducation, santé, justice). Il est vrai que dans ce jugement pessimiste, il est souvent relayé par les plus hautes instances de l’État. Ainsi, à plusieurs reprises, la Cour des Comptes a-t-elle dénoncé une politique de la ville, qui, malgré les dizaines de milliards dépensés pour le renouvellement urbain (90 milliards d’euros déjà sur 25 ans, en 2012), laisse toujours les mêmes quartiers au bord du chemin (délinquance, retard scolaire, chômage de masse). Et que dire d’un Président de la République, qui dénonce le « pognon de dingue » dépensé pour une réduction mince des inégalités sociales. Sinon qu’il justifie la méfiance légitime de la base sur la sincérité et la possibilité de mener une politique égalitariste.
7Cette défiance collective se concrétise dans la montée banale dans l’opinion commune comme dans les milieux intellectuels de courants de pensée anti-urbains – urbaphobes –, contestant la ville, notamment la grande ville, la « métropole », dans sa capacité à porter un projet positif d’amélioration de la société et de l’environnement. La tendance n’est pas nouvelle. Sans remonter à Jean-Jacques Rousseau et son éloge de la nature opposée aux miasmes du cosmopolitisme, toute la philosophie de l’aménagement du territoire en France, notamment de la DATAR dans la seconde moitié du XXe siècle, a été inspirée par le manifeste de Jean-François Gravier, Paris et le désert français [Gravier 1947], aux analyses largement anachroniques (elles remontent à l’entre-deux-guerres), et démenties par les réalités (croissance des villes moyennes, puis des métropoles provinciales). Car les faits furent plus têtus que les idéologies. Au-delà des armatures urbaines théoriques et rigides, les Trente Glorieuses prolongées par les débuts de la décentralisation administrative (1982-1983) voyaient l’accumulation des réussites urbaines, et d’abord des innovations métropolitaines : le TGV, le réseau d’autoroutes, le Concorde, le lycée et bientôt l’Université pour tous, bien plus encore que la société de consommation et l’hypermarché ou le shopping center du samedi après-midi aux portes des cités. La ville n’avait pas besoin de thuriféraires, ses succès lui suffisaient.
8Le tournant du millénaire marqua un arrêt dans cette euphorie urbaine. Les consommations n’étaient plus aussi assurées, la tertiarisation, qui avait longtemps absorbé les gros bataillons des sinistrés de la désindustrialisation, marquait le pas, les centres-villes, congestionnés et pollués, n’étaient plus attractifs, les banlieues, devenues pour certaines des ghettos ethniques et d’irrédentisme religieux [Kepel 1987], faisaient peur (émeutes de 2005), les couronnes périurbaines, refuge des couches moyennes paupérisées, n’avaient plus les attraits des « chalandonnettes » des années soixante-dix, et étaient loin de jouer massivement La revanche des villages [Charmes 2019]. Et rien ne semblait arrêter ce déclin urbain : les petites villes, leurs services et leurs commerces étaient à l’abandon, et les grandes villes perdaient de leur attractivité. Et par-dessus tout, planait le spectre de la croissance des inégalités, que l’économiste Thomas Piketty avait érigée en tables de la loi [Piketty 2013]. Mais ce n’était rien devant l’accumulation récente des titres accusateurs de la littérature spécialisée. Les métropoles barbares de Guillaume Faburel [Faburel 2019] précèdent L’impasse de la métropolisation de Pierre Vermeuren [Vermeuren 2021], et les plus neutres Fragiles métropoles de l’Institut Paris Région [Faytre & al. 2022], tandis que Christophe Guilluy abandonne le territoire de La France périphérique [Guilluy 2014] pour la révolte sociale des Dépossédés [Guilluy 2023]. Il ne s’agit plus seulement de décroissance urbaine, mais de nouvelle lutte des classes, qui n’est pas sans évoquer l’opposition dans les villes italiennes du XIIe siècle entre le popolo grasso des nantis et le popolo minuto des exclus. Comme dans un théâtre d’ombres, on en oublie les réalités.
9Ces représentations se nourrissent de présupposés tenus pour acquis et rarement mesurés par les adeptes des théories urbaphobes. On en relèvera ici seulement deux, parmi les plus répandues : la périurbanisation généralisée pour fuir la congestion des centres-villes qui se serait amplifiée au fil de la montée des prix immobiliers et de l’accentuation des crises environnementales, l’exode urbain, particulièrement des grandes agglomérations, notamment Paris, que la pandémie du Covid 19, ses confinements, la crainte des contagions, et son télétravail généralisé, auraient exacerbé. Or rien n’est moins sûr.
10Certes l’extension diffuse et discontinue des villes est un fait majeur du territoire français au cours du dernier demi-siècle. Dénombrées par l’INSEE, les « aires urbaines » des « grands pôles » (rassemblant plus de 10 000 emplois) totalisent plus des trois quarts de la population de la France métropolitaine, et leurs « auréoles périurbaines », sous influence de l’emploi des agglomérations centrales, abritent en 2017 un quart environ du total de leurs habitants. Mais dans la dernière période intercensitaire mobilisable (2010-2017), certes avant la crise sanitaire, le desserrement urbain paraît s’être ralenti, au moins dans deux des plus grandes aires urbaines du pays : Paris et Lyon. Dans une étude publiée en 2021 par l’Institut Paris Région [Institut Paris Région 2021], les auteurs soulignent deux tendances contradictoires : « l’attractivité des franges de l’Ile-de-France se confirme », mais dans le même temps « un recentrage de la croissance francilienne est constaté entre 2007 et 2017 », notamment en Seine-Saint-Denis. On est donc loin d’une tendance univoque à la dispersion urbaine. Même conclusion autour de Lyon, où l’attraction relative de l’agglomération centrale se renforce très sensiblement de 2010 à 2017 [Burgel & Ferrand, 2017, 2023, Burgel 2022]. La dispersion urbaine n’est donc, ni universelle, ni inéluctable, d’autant plus que ceux qui ont le choix de leur résidence – les plus favorisés – optent plutôt pour des localisations centrales, autant pour des raisons de genres de vie (temps et modes de transports) que d’accès aux aménités socio-culturelles (éducation des enfants, loisirs).
11Le même doute se fait jour pour l’installation massive de citadins dans des villages comme conséquence du Covid 19. « L’exode urbain » vers les campagnes n’a pas eu lieu, titre le journal Le Monde dans son édition du 17 février 2023, pour rendre compte d’une enquête sur la mobilité résidentielle des ménages, au titre déjà programmatique (« Exode urbain : un mythe, des réalités »). Établis à partir de sources non conventionnelles (plates-formes en ligne de logements à vendre, réexpéditions de courrier de La Poste), les résultats relativisent singulièrement l’image colportée du cadre parisien télétravaillant depuis sa nouvelle résidence rurale pour ne garder qu’un pied à terre dans la capitale. Les intertitres et les formulations du journal sont sans équivoques : si l’on note « un renforcement des dynamiques de périurbanisation » déjà à l’œuvre, « la géographie des déménagements des Français dans le « monde d’après » la crise sanitaire de 2020 ressemble finalement très fortement à celle du « monde d’avant » : « un lent desserrement des métropoles, mais pas de déferlement vers les campagnes », « la majorité des déménagements se font encore vers les villes ». Et l’on apprend sans surprise que pour 100 Parisiens qui déménagent de l’aire urbaine de Paris après le Covid, 70 s’installent encore dans l’aire urbaine de la capitale (-4 points par rapport à la période d’avant le Covid), 9 dans de très grandes villes (+1 point), et seulement 7, respectivement dans des villes moyennes, des petites villes ou dans l’espace rural (+1 point pour chacune de ces catégories). C’est plutôt la permanence que le bouleversement. Et on ne peut que faire sienne la conclusion des auteurs de l’étude : « L’idée d’un désamour global des villes est tout à fait exagérée ».
12Le problème avec les urbaphobes, comme avec tous les tenants d’une idéologie radicale, c’est qu’en difficulté sur les faits, ils se rabattent sur des affirmations qu’ils font passer pour des certitudes. Ainsi en est-il de la résurgence du modèle de la petite ville ou de la ville moyenne censée être le point d’équilibre entre cadre de vie, sauvegarde du climat et promotion d’une économie relocalisée. L’affirmation n’est pas sans précédent, si l’on songe au Small is beautiful de l’économiste anglais, d’origine allemande, Ernst Friedrich Schumacher [Schumacher 1973]. Mais c’était alors l’exception. Les Global Cities se mettaient déjà en place. Aujourd’hui, ce sont plutôt les cités de taille limitée qui chercheraient à jouer dans la cour des grands à la faveur d’un événement médiatisé. L’économiste Claude Lacour s’est amusé dans un texte récent paru dans Villes en Parallèle [n° 51-52, 2023] à en faire un tour de France non exhaustif : La Rochelle et ses Francofolies, Le Printemps de Bourges, Les Vieilles Charrues à Carhaix, Les Sables d’Olonne pour le Vendée Globe, ou La Route du rhum de Saint-Malo à Pointe à Pitre. On ajouterait volontiers, pour rester dans la couleur disciplinaire, le FIG (Festival International de Géographie de Saint-Dié), qui fait chaque année à l’automne vibrer la petite ville vosgienne aux rythmes de l’universalité intellectuelle, au même titre que son promoteur, l’ancien maire Christian Pierret, vantait l’innovation technologique de son IUT, qui avait mis au point un prototype de fabrication en impression 3D d’emballages spéciaux pour le transport d’objets d’art de grande taille. Le problème, c’est que ces événements sont isolés, souvent uniques, même quand ils sont réguliers. Au même titre que la centralité peut difficilement se concevoir sans condensation matérielle, seule la densité métropolitaine génère la contagion temporelle et spatiale des créativités. C’est un catalyseur d’intelligences collectives.
13Une autre évidence mérite d’être revisitée : l’hypertrophie du recours à l’horizontalité politique, à l’unisson de la défiance déjà analysée pour l’institution et le personnel politiques. On attend des initiatives citoyennes et locales et du militantisme des associations de riverains ou d’usagers des réponses mieux adaptées aux défis de la société, des territoires ou de l’environnement. Dans cette perspective, le fonctionnement normal des États démocratiques paraît inversé. Au lieu de candidats au pouvoir exposant aux suffrages de leurs concitoyens une vision du monde et un programme d’actions réformatrices, on a des élus, finalement assez timides, qui entendent s’inspirer, notamment dans les municipalités à forte présence des écologistes (Lyon, Bordeaux, Grenoble ou même Marseille), de propositions venues de la base. Dans cette démarche, qui s’apparenterait à un référendum « d’initiative citoyenne » plus que « d’initiative partagée », le danger apparaît double : le risque de réponses peu adaptées à l’échelle des enjeux (on peut s’opposer avec justesse et efficacité à la construction d’un nouvel aéroport ou d’une déviation autoroutière, sans pour autant résoudre le problème de pollutions sonores et environnementales de dizaines de milliers de riverains), la dérive de la confiscation de l’opinion par des catégories d’activistes influents (intellectuels, mouvements politiques minoritaires, réseaux sociaux). La démocratie n’est-elle pas un système trop fragile pour la laisser seulement à l’initiative de la participation citoyenne ?
14Question iconoclaste qui repose le problème de la nature des crises dans la ville actuelle (base économique, inégalité sociale, environnement menacé) et des moyens d’y répondre. La facilité c’est d’en attribuer la cause à une maladie du capitalisme financier, le « néolibéralisme », qui exacerberait, notamment dans les plus grandes agglomérations, les métropoles, les contradictions du système : produire plus pour consommer plus, polluer plus, et avoir toujours plus d’écarts de revenus et de patrimoines. Cette vision manichéenne des logiques urbaines ne correspond qu’imparfaitement à la réalité.
15Elle ignore les aspects positifs que nos contemporains ont vécus au cours des dernières décennies dans et par la grande ville : amélioration des conditions de logement et de travail, y compris dans les pays du Sud, espérance de vie meilleure que dans les campagnes (notamment grâce à l’accès aux soins), systèmes éducatifs plus complets, sinon plus performants.
16Elle néglige surtout le côté non linéaire de l’histoire : elle n’a pas plus de sens que ses acteurs n’ont d’intentionnalité. Pour preuve l’ubérisation de l’économie, qui peut aussi bien être lue comme une libération du salariat que comme un nouvel asservissement des prolétaires. Ne retombons pas dans les simplifications abusives de la Monopolville [Castells & Godard 1974] de la sociologie urbaine marxiste des années 1970 : la ville d’alors n’était pas seulement, contrairement à la doxa du moment, le produit du « capitalisme monopolistique d’État », mais le résultat des héritages accumulés, des luttes urbaines, et d’une République, qui essayait, sans toujours y parvenir, de tenir les trois valeurs de sa devise (liberté, égalité, fraternité), et surtout le témoignage intemporel, et toujours actuel, que pour redistribuer, il faut d’abord produire et accumuler.
17C’est à cette aune qu’il faut relire le concept d’altermétropolisation, néologisme créé en 2008 [Villes en Parallèle 2008], et dont Alexandre Grondeau a donné récemment une illustration magistrale dans son Habilitation à Diriger des Recherches [Grondeau 2022]. Né sur le modèle de l’altermondialisation, le terme ne signifie pas une antimétropolisation, mais en effet une autre métropolisation, une manière différente de concevoir et de vivre la métropole, de construire une croissance plus juste et plus respectueuse des équilibres environnementaux et sociaux : sauver la ville pour sauver la planète. Tel pourrait-être le mot d’ordre d’une « révolution » qui ne peut être que politique au sens étymologique du terme. La ville, principalement la grande ville, vit une crise de représentation politique, elle ne devra sa survie qu’à de nouvelles conceptions politiques, matérielles, morales et institutionnelles.
18On s’essaiera ici à en donner quelques illustrations qui pourraient se regrouper sous quatre rubriques : une nouvelle économie, des formes urbaines inventives, une société équitable à trouver, des territoires institutionnels à imaginer. Toutes relèvent autant du réalisme nécessaire que de l’utopie et du mythe, sans lesquels il n’y a pas de construction urbaine possible.
19C’est certainement dans le domaine économique que la pensée urbaine aura le plus progressé. À cet égard, la pandémie du Covid 19 et la guerre en Ukraine ont été des accélérateurs incontestables de mutations pour réfléchir aux contours d’une nouvelle économie productive et en esquisser des lignes directrices. La réindustrialisation de la ville apparaît de plus en plus incontournable, sinon pour assurer la suffisance des besoins, du moins l’autonomie de subsistance des stocks, dans les produits essentiels (médicaments, denrées alimentaires de première nécessité, composants électroniques). Elle n’en pose pas moins de redoutables problèmes de formation de main-d’œuvre, de réapprentissage de savoir-faire, d’implantation ou de réutilisation de bâtiments industriels, et surtout d’acceptation d’une « pénibilité », vraie ou supposée, du travail dont la récente réforme des retraites a bien montré le caractère sensible. En comparaison, les glissements de la politique énergétique, s’ils apparaissent souvent lourds d’investissements, peuvent sembler plus facilement supportables, dans leur technicité, par les populations urbaines : réduction des consommations, changement des approvisionnements, évolution vers des sources d’énergie moins carbonées, y compris l’atome. Et le recyclage des produits industriels en nouvelles matières premières (voir les « mines urbaines » chères à Maxime Schirrer [in Burgel 2021]) fait son chemin. Preuve s’il en fallait que les contraintes économiques sont souvent incitatrices d’innovation.
20Le chemin est parfois plus rude du côté des formes architecturales et spatiales, car le poids des habitudes sociales est ici plus lourd. Dans les couches moyennes et populaires, la ville est souvent assimilée à des connotations négatives : densité, verticalité immobilière, exiguïté, rigidité et impossibilité d’évolutivité du logement. Le rêve serait la maison individuelle au milieu d’un jardin dans un village rural ou un lotissement périurbain. La crise sanitaire aurait, on l’a vu, exagéré ces désirs refoulés, désastreux pour l’environnement (emprises foncières, mobilités) et dont la réalisation serait contraire au nouveau principe absolu de l’urbanisme contemporain de ZAN (Zéro Artificialisation Nette). Il est vrai que les architectes de renom sont souvent moins attirés par cette architecture du quotidien que par des prouesses formelles sur des immeubles de grande hauteur (cf. la tour de l’Arbre blanc du Japonais Sou Fujimoto à Montpellier : 17 étages d’une blancheur immaculée, hérissés de balcons vertigineux, couronnés d’un bar panoramique, dominent la vallée du Lez). Mais d’autres projets plus modestes mériteraient d’être popularisés et proposés en alternatives (altermétropolitaines !) au lotissement pavillonnaire [Burgel 2022]. Ainsi, à l’inspiration de l’agence d’architecture Lacaton et Vassal (prix Pritzker 2021, le Nobel de la profession), la tour Bois-le-Prêtre, située à proximité immédiate du Boulevard périphérique, dans le 17e arrondissement de Paris, fut sauvée de la démolition par une rénovation astucieuse du bâti (2011). Sans déplacement des habitants pendant les travaux, ce qui est capital pour assurer l’enracinement social, on accrocha aux façades de larges vérandas vitrées, avec le double bénéfice de l’isolation phonique et de gains de surfaces habitables très appréciées. Brutalement, un petit logement social inconfortable devenait un appartement urbain avec vue panoramique ! Avec la même inventivité, l’agence Leclercq a proposé dans le quartier du Bois Habité à Lille une alternance de maisons de ville et d’immeubles résidentiels et fonctionnels alignés le long d’un boulevard urbain. La métropole n’est donc pas condamnée à l’entassement du grand ensemble ou à l’étalement du périurbain.
21Plus encore que les contraintes sur le logement, les restrictions techniques ou économiques à la mobilité sont ressenties par nos concitoyens comme des atteintes insupportables à la liberté de circuler (révolte des Gilets jaunes contre la réduction de la vitesse à 80 km/h sur les routes nationales, résistance à « l’écologie punitive » des ZFE-m- Zones à faible émission mobilité). En milieu périurbain de basse densité démographique, aux trajets automobiles souvent courts, mais aléatoires dans leurs itinéraires et leur périodicité (courses, conduites d’enfants), l’équation efficacité/individualisme/réduction de l’émission des gaz à effet de serre, n’est pas simple. On ne la résoudra pas par des propositions d’un autre âge et d’une autre géographie : des RER dans les métropoles provinciales françaises, qui supposeraient pour être efficaces des volumes de voyageurs beaucoup plus importants sur des trajets identiques [Burgel 2022b]. Une altermétropolisation intelligente se doit ici d’être particulièrement imaginative et d’utiliser toutes les techniques algorithmiques pour concevoir un transport collectif automobile individualisé à la demande. La ville de demain doit s’inventer sans tabou.
22Pourtant les défis les plus redoutables ne sont pas matériels, mais éthiques et politiques. Qu’est-ce qu’une société urbaine équitable ? Question sans réponse évidente, faute sans doute de modèle existant, parce que nous avions l’habitude de traiter plus ou moins efficacement des inégalités spatiales (l’aménagement du territoire), ou sociales (les revenus de solidarité), mais pas des iniquités, manifestement plus qualitatives et subjectives. Elles n’en sont pas moins de plus en plus sensibles pour nos contemporains, notamment en France, où « La logique de l’honneur » [d’Iribarne 1989] l’emporte toujours sur la rationalité des causes. L’actualité fournit pourtant quelques pistes plausibles. L’accès réussi aux services publics, notamment l’école et la santé, dont la qualité et, surtout, la perception d’efficacité se dégradent aux yeux des usagers, figurent certainement parmi les exigences prioritaires. Le dédoublement de classes primaires dans des quartiers difficiles, la multiplication des bourses, la mixité du recrutement géographique de certains collèges, les essais de brassage social à l’entrée au lycée, parfois mal vécus par les familles, sont des tentatives insuffisantes, mais certainement plus intéressantes, dans le domaine de l’éducation, que le perfectionnement d’un enseignement professionnel, qui sous couvert d’apprentissage à des métiers manuels, sanctionne trop souvent l’inégalité culturelle des origines familiales. La refondation des services médicaux, mis à mal par la crise sanitaire, et plus encore par des décennies d’incurie dans le recrutement et la formation de médecins (numerus clausus), sera encore plus difficile. L’égalité des chances devant l’avenir et la maladie est pourtant le premier besoin de la société et de l’individu. Elle ne devrait souffrir d’aucun obstacle politique ou budgétaire.
23Dans le même registre de l’équité revendiquée, les inégalités croissantes de revenus et de patrimoines apparaissent de plus en plus provocatrices, générant dans le corps social envies ou jalousies pour des consommations inaccessibles, ou colères devant des investissements jugés attentatoires aux impératifs climatiques (les campagnes d’opinion contre les jets privés ou les piscines personnelles). L’intervention est ici délicate parce qu’elle touche à la capacité de décision des entreprises dans la fixation des salaires de leurs employés, et à la liberté des individus à choisir leur mode de vie. Et l’expérience de l’Union soviétique témoigne en quoi un système de contraintes collectives pouvait être mortifère, pas seulement pour les libertés publiques, mais aussi pour les potentialités d’innovation de la société tout entière. Une altermétropolisation redistributrice réussie ne peut pas se faire au détriment de sa capacité à produire de la valeur, matérielle et immatérielle.
24On le voit, toutes les pistes jusqu’ici évoquées aboutissent à des arbitrages politiques sur les marges de manœuvre admissibles pour des sociétés urbaines évoluées. C’est le dernier chantier. Et c’est reposer la question des relations entre verticalité des décisions institutionnelles et horizontalité des initiatives citoyennes, et des rapports, dans la ville et pour la ville, entre démocratie représentative et démocratie participative. Dialogues souvent sans issue sur la légitimité comparée des unes et des autres, et sur l’inefficacité du millefeuille administratif. On ne les dépassera qu’en reposant différemment la définition des territoires politiques : comme souvent, l’espace, avec ses rugosités, peut se révéler une bonne médiation entre les défis et les contraintes, les rêves et la réalité, et surtout entre les perspectives larges de la collectivité nationale ou régionale, les projets limités des communautés locales, et les aspirations diffuses des individus et des groupes. Cela supposerait d’abandonner l’esprit de géométrie des Constituants de 1789, qui paraît toujours s’imposer aux réformes administratives en France, y compris celles de la dernière décennie. C’est l’uniformité du territoire national, sur qui on impose la même superposition des pouvoirs : État, Régions (où la seule nouveauté est la réduction de 22 à 13), communes, avec l’introduction supplémentaire des intercommunalités, et l’imbroglio de la décentralisation et de ses subsidiarités.
25Car l’espace français n’est plus homogène. Ce n’est plus seulement la « diagonale du vide » des années 1970 des Ardennes au piémont pyrénéen [Bontron & Mathieu 1976]. En un demi-siècle, sous l’effet d’un exode rural et d’une urbanisation longtemps retardés, la France est devenue un puzzle de zones très urbanisées, métropolisées (un quart du territoire, les trois-quarts de la population ?), au milieu de vastes ensembles de faibles densités avec des villes petites et moyennes. La logique ne voudrait-elle pas que soit généralisé le modèle lyonnais amélioré : un gouvernement démocratique des aires métropolitaines, élu au suffrage direct, en charge du fonctionnement et de l’aménagement des très grandes villes, le maintien de départements et de conseils départementaux pour la prise en charge de la ruralité et du destin des petites agglomérations. À ces niveaux fondamentaux de l’administration et de la planification pourraient être associés des échelons sous-jacents de la démocratie locale (initiatives citoyennes, actions des associations, projets des conseils municipaux), avec là encore une déclinaison territoriale différente : arrondissements urbains (Paris, Lyon, Marseille) et communes, pour les métropoles, intercommunalités pour la France restée départementalisée. Dans ce double schéma de simplification binaire de la carte administrative, les « régions », éventuellement encore élargies (l’arc atlantique, l’arc méditerranéen, la façade continentale ?) pourraient devenir de simples organismes de prospective à très long terme de l’État stratège… Il est permis de rêver.
26« Une autre ville est possible ». Ou plutôt d’autres villes sont possibles, plus durables, plus désirables, et surtout plus équitables [Villes en Parallèle 2023]. Les lignes précédentes n’avaient pas pour objectif d’en fournir la recette unique, mais une déclinaison parmi d’autres et une réponse au reproche banal de théoriser sans proposer (« Beaucoup de constats, et finalement peu de stratégie : un mal communément répandu chez les urbanistes », jugement de la revue Urbanisme sur [Burgel 2022]). Il y a des altermétropolisations, comme il y a des villes et des sociétés urbaines, toutes différentes par leur géographie, leur histoire, leur imagination. Deux exemples pour conclure ? Récemment, le ministère de la Justice a décidé de confier sur une très longue durée et pour un loyer symbolique un bien saisi à un marchand de sommeil à l’association caritative Habitat et Humanisme, pour en faire, après réhabilitation lourde, des logements d’accueil. À une autre échelle, une thèse récente [Miralles Buil 2022] montre comment en Espagne, les territoires (régions autonomes, municipalités, coopératives d’habitants) reprennent leur pouvoir d’innovation pour lutter contre le déficit de production des logements consécutif à la crise de 2008, notamment par la distinction entre usufruit et propriété. Remarquables communions du public et du privé, de l’institutionnel et de l’associatif. Y-a-t-il meilleures illustrations de « transition », de « communs », et finalement d’altermétropolisation politique ?