1Géographe de formation, je conçois le terrain comme une matière première pour la recherche. Cependant, la succession de terrains révèle une mise en abyme de ma relation de chercheur au terrain. Quel est mon premier terrain ? Est-il véritablement un terrain premier ? Répondre spontanément à la première question semble assez facile pour chaque chercheur. Le plus souvent, il s’agit du terrain qui a fondé la réalisation d’un premier travail scientifique, généralement un mémoire de fin d’année universitaire. Répondre à la deuxième question est moins évident qu’il n’y parait. L’inversion des termes « premier terrain » pour « terrain premier » n’est pas anodine. Que faut-il entendre par « terrain premier » ? S’agit-il des premiers enseignements reçus hors les murs ? Ceux où l’étudiant apprend à étudier sur/le terrain. S’agit-il d’un rapport à l’espace antérieur ou extérieur à la formation scientifique reçue [André-Lamat et al., 2015 ; Gentelle, 2011 ; Vergnaud et Le Gall, 2017 ; Zrinscak, 2010] ? Dans quelle mesure les espaces de recherche perçus sont-ils biaisés par l’ensemble des espaces antérieurement vécus ? Quelle est la part de l’imprégnation disciplinaire ou pluridisciplinaire dans le rapport au terrain (Blanckaert, 1996 ; Dubois et al., 2011] ? Quelle est l’empreinte scientifique d’un terrain sur la trajectoire d’une recherche, d’un parcours de recherche [Calbérac, 2009, Vergnaud et Le Gall, 2017] ? Quelle est l’empreinte individuelle et singulière d’un habitant du monde sur son regard de chercheur de terrain [Blidon, 2012 ; Collignon, 2010 ; Dupont, 2014 ; Jégou et al., 2012 ; Labussière, 2012 ; Quintard, 2011 ; Volvey, 2016 ; Volvey et al., 2012] ? Introspection, autoréflexivité, ma contribution propose d’articuler cette grille de questionnements avec des témoignages, des méthodologies, des réflexions sur des terrains pratiqués. Il s’agit plus largement de proposer un retour sur l’expérience de terrains multiples.

1. Une multitude de terrains scientifiques

1.1. Le terrain, regards croisés

2Depuis une vingtaine d’années, en Géographie notamment, la thématique du « terrain » a fait l’objet nombreux travaux :

• ouvrages [Blanckaert 1996 ; Daudel, 2008 ; Georget et al., 2017 ; Sanjuan, 2008],

• articles (dont une partie seulement mobilisée pour ce texte),

• conférences [Amico et al., 2014 ; Ayerbe et al., 2010 ; Dubois et al., 2011 ; Santiago et al., 2014 ; Romano et al., 2002 ; Volvey et al., 2008],

• formations [Barges, 2012 ; excursions de terrain du CNFG, etc.],

• une thèse de doctorat [Calbérac, 2010],

• • 1 Carnets de Géographes, http://www.carnetsdegeographes.org/

  une revue Carnets de géographes, créée en 2010 avec une rubrique « carnets de terrain »1.

3Ce regain d’intérêt épistémologique revisite la place du terrain en Géographie, non plus comme le matériau de la production de connaissances géographiques [Retaillé, 2010] mais comme objet/sujet de recherche en soi [Calbérac, 2010, 2011, 2015 ; Claval, 2013 ; Collignon, Retaillé, 2010 ; Lefort, 2012). Ce questionnement sur l’importance du terrain et ses modalités d’analyse ou d’observation [Claval, 2013 ; Ginsburger, 2014 ; Hallair, 2013 ; Poulot, 2013 ; Robic, 1996 ; Stadnicki et Benchetrit, 2012 ; Wolff, 2013] peut également s’observer dans d’autres disciplines en sciences humaines et sociales (Sociologie, Ethnologie, Anthropologie, Histoire, Archéologie, etc.) [Amico et al., 2014, Becker, 2000 ; Blanckaert, 1996 ; Boullosa, 2001 ; Chapoulie, 2000 ; Dubois et al., 2011 ; Gaboriau, 2018 ; Georget et al., 2017 ; Guerreiro, 2011 ; Mebtoul, 2018 ; Muamba Mumbunda, Mambi Tunga Bau, 2016 ; Romano et al., 2002 ; Santiago et al., 2014].

4Notre contribution s’inscrit dans le contexte épistémique de la recherche géographique et dans celui d’une pluralité/pluridisciplinarité de terrains pratiqués. Elle repose sur une base narrative et autoréflexive du rapport entre de(s) terrain(s) et ma trajectoire scientifique déployée sur 25 années de géographie de l’environnement qui s’articule autour de problèmes concrets de terrains distants, vastes, furtifs ou récurrents, et de la nécessaire adaptation des méthodes aux contraintes thématiques et géographiques des terrains étudiés.

1.2. Le terrain, un enjeu pluridisciplinaire

5De nombreuses disciplines scientifiques, relevant des domaines des Sciences Humaines, Sciences de la Vie, Sciences de la Terre, fondent leurs évolutions théoriques, thématiques et méthodologiques sur un terrain d’étude [Claval, 2013]. Qu’il soit terrain d’analyse, d’expérimentation ou d’application, le terrain représente une réalité souvent complexe qu’il est quasiment impossible de transposer intégralement dans le confinement d’une salle d’étude (bureau ou laboratoire), d’un « cabinet » [Calbérac, 2011 ; Claval, 2013]. Cette expression « géographie de cabinet » fait écho à une mise en garde reçue de mon directeur de thèse (Armel Coudé) qui, me voyant développer une méthodologie SIG et statistique, avait utilisé cette même expression pour me mettre en garde contre une « géographie de cabinet » qui se préoccuperait moins de la réalité du terrain et de traiter l’essentiel que de ses modalités de restitution cartographique et quantitative sous la forme d’un inventaire de curiosités géographiques. Pour mon directeur de thèse comme pour beaucoup de géographes, la pratique du terrain est une étape essentielle, ex ante, dans le processus de recherche même s’il s’agit d’en extraire un élément qui sera ensuite analysé ex post. Cet « extrait de réalité », cet échantillonnage du réel, peut prendre plusieurs formes allant de l’observation naturaliste ou sociétale (notes in situ, photographies, etc.) à la reconstitution partielle (modèle physique ou numérique, simulation informatique, etc.) en passant par le « prélèvement » sur site (échantillon physico-chimique ou biologique, enquêtes, entretiens, etc.). Il constitue le matériau, le substrat, de la recherche scientifique. De ce fait, la distance entre l’objet étudié in vivo (sur le terrain) et in vitro (dans le laboratoire) fait l’objet d’une attention particulière de tous les chercheurs afin de produire des résultats scientifiques au plus proche des réalités observées sur le terrain. Dans certains cas l’intégralité de la recherche (observation, prélèvement et analyse) se fait sur le terrain, l’interprétation des résultats se faisant ensuite (bureau ou laboratoire). Dans d’autres cas, il est nécessaire de séparer la partie terrain (observation, prélèvement) de l’analyse (traitements des données et interprétation des résultats) avec des échanges entre le terrain objet d’étude et le laboratoire moyen d’analyse (physico-chimique, biologique, statistique, cartographique, etc.) du prélèvement.

6Le rapport au terrain est souvent itératif et traduit le tissage du lien entre le chercheur et son objet de recherche tout en le positionnant dans une boucle récursive imprégnation/révélation/validation. Pour les disciplines qui relèvent du rapport au terrain celui-ci représente un élément incontournable de la fabrique de connaissances. Il constitue donc autant un objet d’étude qu’un enjeu disciplinaire théorique et méthodologique. Ce rapport primordial, « primal », du scientifique au terrain ne se conçoit que par la pratique d’une dialectique avec le terrain, conduite et instrumentée par le chercheur lui-même. Cette dialectique noue une relation particulière d’appropriation physique et intellectuelle vis-à-vis du terrain objet d’étude. Souvent, la pratique répétée du terrain associée à un engagement scientifique et intellectuel, parfois physique, affectif ou intime, introduit une formulation possessive dans les éléments de langage du chercheur : « mon terrain, mon bassin versant, ma vallée, mon île, ma ville, mon quartier ». Il y a là quelque chose d’initiatique dans le sens où il est nécessaire de se familiariser avec le terrain et d’y tisser une relation scientifique afin de pouvoir procéder à son apprentissage pour ensuite en produire l’analyse [Boulosa, 2002 ; Doucet, 2013 ; Gentelle, 2011 ; Petit, 2010 ; Piermay, 2010 ; Poulot, 2013 ; Retaillé, 2010]. La recherche de terrain passe par une étape auto-révélatrice, celle d’un terrain premier qui fonde tout autant le rapport à l’espace que la trajectoire scientifique qui en résulte. Ce terrain premier n’est pas nécessairement le premier terrain vécu mais celui qui sert d’appui, d’archétype, de modèle de référence plus les travaux suivants.

2. Définir les terrains premiers

7Les « terrains premiers » interrogent trois relations du chercheur au terrain : les premiers terrains, les terrains premiers sans être nécessairement des premiers terrains, et les méthodologies de terrains. Ces trois relations sont analysées selon une trajectoire de recherche géographique et pluridisciplinaire.

2.1. Les premiers terrains

8Appelons « premiers terrains » l’ensemble des rapports aux nouveaux terrains, aux terrains neufs, qu’ils soient ceux de chercheurs confirmés qui ouvrent des recherches sur des nouveaux terrains ou ceux de jeunes chercheurs qui débutent une première relation scientifique au terrain. Le chercheur, avec son bagage scientifique (théorique et méthodologique) et sa sensibilité [Collignon, 2010 ; Chevrier, 2013 ; Jégou et al., 2012 ; Quintard, 2011 ; Volvey, 2016 ; Volvey et al., 2012] s’expose au terrain, à la réalité du monde, hors les murs du laboratoire de recherche. Il s’est préparé à cette confrontation (concepts, outils et méthodes) « attaquer le terrain » dans une approche déductive ou hypothético-déductive qui donne la préséance à la théorie, aux savoirs antécédents. Il peut aussi choisir, dans une approche plus inductive, de favoriser l’expérience de l’altérité, de la mise en situation d’observant, de l’imprégnation par la « vérité terrain » pour la confronter ensuite avec les connaissances acquises par ailleurs. Dans les deux cas, il y a des connaissances antérieures et le chercheur arpente plusieurs pistes de questionnement :

• Quelles sont les difficultés rencontrées dans la pratique de ce terrain et comment façonnent-elles ma démarche scientifique en particulier pour la définition des limites scientifiques de mon étude ? Il y a en effet toujours un ajustement entre le bagage scientifique embarqué, ex ante, sur un premier terrain, l’accessibilité et la physionomie au terrain, les moyens scientifiques à développer et ce que le terrain et ou les moyens financiers et temporels permettent de déployer. Choisir/définir une méthodologie pour l’appliquer à un terrain c’est aussi renoncer à toutes les autres approches possibles en théorie (sur d’autres terrains) et introduire un biais méthodologique.

• Comment se saisir conceptuellement et méthodologiquement des multiples dimensions dynamiques de « mon terrain » en particulier celles de l’espace et du temps ? Toutes les disciplines scientifiques pratiquant le terrain sont confrontées à cette instabilité de l’objet d’étude qui doit impérativement être prise en compte dans une démarche scientifique. Quelle est son métabolisme, sa temporalité, sa permanence ou sa furtivité ?

• Quels sont les questionnements disciplinaires qui me permettent de circonscrire les limites spatiales et temporelles du terrain à analyser ? Cela revient à poser la question de la définition des objets d’étude sur un terrain, de la délimitation d’une fenêtre temporelle d’analyse et d’une zone d’intérêt. En géographie de l’environnement par exemple, cela implique un dialogue de terrain entre le paysage (le fonctionnement du territoire observé) et le géographe avec son bagage scientifique (théorique et méthodologique). Cet exercice de segmentation d’espace et de temps pour l’observation est cependant une réduction du terrain aux objets d’études. C’est un processus réductionniste de décomplexification.

• Comment échantillonner « mon terrain » pour en reconstruire la dynamique spatio-temporelle ? L’observation de terrain impose la création d’une grille d’analyse qui croise la dimension spatiale (surfaces/objets et sujets/acteurs géographiques) pour des temporalités qui correspondent à la dynamique temporelle ou au métabolisme de l’objet étudié. Compte tenu de sa dimension et de sa dynamique, qu’elle est la fraction de terrain que je peux observer dans une fenêtre de temps qui me permet de scientifiquement garantir une stabilité des objets d’études observés ? Cette fraction, cette réduction, cet échantillon du terrain seront-ils suffisants pour en restituer le fonctionnement, pour en produire l’analyse scientifique rigoureuse ?

9Dans ma pratique de géographe de terrain, intro/rétrospectivement, je peux retrouver ces questionnements qui, par itération et succession, ont participé à la construction/adaptation de méthodes par le terrain pour répondre à des besoins d’observation ou de collecte de connaissance à différentes échelles, d’un atoll polynésien aux parcs nationaux américains, en passant par les vallées du bassin versant de l’Eure, du Tangerois, de l’Escaut, le littoral de la baie de Galway ou les infrastructures portuaires et fluviales de l’Europe du Nord-Ouest. Avec un élargissement des perspectives thématiques et méthodologiques grâce à un ancrage pluridisciplinaire (Aménagement/Urbanisme, Sociologie, Économie, Histoire, Archéologie, Géologie, Écologie, Informatique appliquée, Génie civil), ces premiers terrains ont donc fondé (participé à) la construction de mon expertise scientifique singulière. Il y a donc d’une part des nouveaux espaces géographiques qui sont des premiers terrains, et d’autre part des terrains premiers qui résultent d’échanges et de questionnements pluridisciplinaires et qui balisent les bifurcations de ma trajectoire scientifique.

2.2. Les terrains premiers

10Les terrains premiers sont considérés comme des anciens terrains ou ceux qui fondent le parcours scientifique d’un chercheur. L’angle d’approche est davantage rétrospectif qu’introspectif, et a pour objectif la mise en œuvre d’une réflexivité ex post.

11Quelle est la part des apprentissages acquis sur les premiers terrains qui continue d’alimenter la recherche en cours des chercheurs plus expérimentés ? Rétrospectivement, compte tenu des thématiques scientifiques que j’étudie, je peux identifier des premiers terrains. Certains d’entre eux sont des espaces vécus, des terrains pratiqués avant la formation géographique (vallée et rivière de l’Iton) ou des espaces liés aux premiers travaux d’étudiant géographe (littoral de la baie de Galway, Irlande), terrain de la thèse (bassin versant de l’Eure), aux premiers terrains de projets/contrats de recherches (des premières expertises aux contrats européens), aux terrains méthodologiques : analogiques (prélèvements de terrains, archives, cartes et photographies argentiques), numériques (données satellites, aériennes, de paysages, d’objets archéologiques, de microscopie), sociétaux (entretiens, enquêtes, restitutions auprès des acteurs locaux ou institutionnels et des citoyens) ou aux terrains de la modélisation (SIG, télédétection, statistiques, systèmes complexes). Tous ces apprentissages ont été réalisés sur des premiers terrains, des terrains tests, parfois des terrains martyrs, desquels a émergé une expertise géographique par et pour le terrain, pour et au-delà de la discipline géographique. Ils sont ainsi devenus des terrains premiers, jalons scientifiques dans un parcours singulier.

12Quelle est la transmission des savoirs et pratiques de terrains, par quels procédés produit-on des héritages et une filiation scientifique de terrain ? Certains de mes premiers terrains se sont inscrits dans une filiation d’intérêt scientifique : le littoral de la baie de Galway [Coudé, 1977, 1994] le bassin versant de l’Eure [Dewolf, 1980]. Dans d’autres cas il s’agit de la transmission d’un terrain scientifique par le co-encadrement d’une thèse de doctorat dans le prolongement de la mienne [Kharroubi, 2013], ou par le soutien méthodologique comme base d’élicitation de problématiques liées à l’intégration/exploitation des données numériques d’une doctorante en archéologie [Peudon, 2021]. Dans les deux cas, filiation ou transmission, un rapport transactionnel et dialectique, entre chercheurs au centre duquel le terrain commun, partagé par sa narration, occupe une fonction de transfert de connaissances et de savoir-faire [Zrinscak, 2010]. Quel étudiant/chercheur n’a pas été tenté, écoutant une communication ou un cours, ou faisant une lecture révélatrice, de s’inscrire dans la poursuite d’une trajectoire scientifique d’un terrain qui deviendrait le sien ?

13Les terrains s’éteignent-ils, entrent-ils en dormance, sont-ils abandonnés par les chercheurs ? L’accumulation des terrains dans la trajectoire d’un chercheur peut parfois donner l’impression du « terrain jetable », à usage unique, dont le seul but serait d’apporter la preuve d’une réalité ou de donner réalité à une connaissance. Pourtant, chaque terrain pratiqué s’invite dans les bagages d’un chercheur. À côté de la bibliothèque de livres, il y a en outre l’accumulation, l’enregistrement, d’une « terrathèque ». Celle-ci est le plus souvent mémorielle et cognitive mais elle est aussi, de nos jours, numérique donc interrogeable même à distance du bureau, depuis le terrain. Par opposition au terrain à usage unique, il doit également exister des « serial terrains » pratiqués par des « serial chercheurs » dont l’objectif serait de focaliser la recherche sur un nombre très restreint de terrains (un seul ?) dans l’objectif d’augmenter la fréquence d’analyse, de production et d’accumulation de savoirs de détails/détaillés. La référence au terrain devient une référence scientifique : « vu sur le terrain ». Les narrations de terrains anciennement étudiés (productions scientifiques) deviennent sujets d’études [Calbérac, 2009 ; Doucet, 2013 ; Gaboriau, 2018 ; Gentelle, 2011 ; Georget et al., 2017 ; Hallair, 2013 ; Hugonie, 2007 ; Larsimont, 2013 ; Poulot, 2013 ; Robic, 1996 ; Sanjuan, 2008], ou les fondations de nouveaux ou futurs travaux de terrain. À l’instar d’un kaléidoscope, chaque évènement/ modification du terrain est une nouvelle facette ; il alimente la narration d’un nouveau chapitre de la réalité du monde à la manière d’un palimpseste. Les terrains ont donc des trajectoires de recherches comme les chercheurs ont des trajectoires de terrains. Elles peuvent être menées en parallèle, en série, être croisées ou hybridées à l’envie ou par nécessité.

14Cette question des premiers terrains interroge donc la trajectoire, la trace scientifique d’un terrain à l’autre, d’une méthode à l’autre dans les parcours individuels ou collectifs [Griselin, 2010] des chercheurs de terrain.

3. Méthodologies et transactions de terrain

15Les méthodologies de terrain questionnent également la relation et les échanges entre le chercheur et ses terrains (premiers terrains ou terrains premiers). Nous proposons d’aborder ce questionnement selon trois aspects : vieilles méthodes et premiers terrains (i.e. nouveaux), terrains premiers (i.e. anciens) et nouvelles méthodes, enfin nouveaux terrains et nouvelles méthodes.

3.1. Vieilles méthodes - nouveaux terrains

16Les « vielles méthodes », robustes, largement utilisées et documentées par la communauté scientifique comme la photographie [Stadnicki et Benchetrit, 2012], les carnets de terrains [Ginsburger, 2014 ; Hallair, 2013 ; Sanjuan, 2008], l’enquête [Becker, 2000 ; Hérodote, 1977, 1978 ; Robic, 1996] les archives [Boullosa, 2001 ; Lachenal 2002] sont aussi appliquées sur des terrains neufs, dépourvus de connaissances de base et/ou pour servir un nouveau questionnement scientifique. Il s’agit alors de défricher, d’explorer, de définir le potentiel, à moindre coût théorique et méthodologique [Petit, 2010 ; Larsimont, 2013], pour un terrain qui n’a pas encore fait l’objet d’un questionnement scientifique bien documenté. Cette étape est souvent nécessaire avant de mettre en œuvre une méthodologie plus pointue (restriction du champ scientifique étudié) ou plus coûteuse (temps, moyens humains, technologiques ou financiers). Dans ma pratique de géographe, sur plusieurs approches thématiques, j’utilise comme beaucoup de géographe la photographie, la géolocalisation et le carnet de terrain. Ces outils de documentation in situ, d’abord analogiques dans les années 1990, photographie argentique (aérienne ou paysagère), cartes et carnets de papier, ont progressivement fait place aux outils numériques de l’imagerie (du satellite au microscope) des SIG embarqués (tablettes) et du GPS. Le carnet manuscrit, reste cependant un outil incontournable (toujours connecté jamais en panne). Si la technologie revisite les « vieilles méthodes », elle ne remplace aucunement les fondements de l’observation de terrain. Ces « vieilles méthodes » ainsi dépoussiérées [Becker, 2000 ; Larsimont, 2013 ; Petit, 2010] proposent toujours le même rapport au terrain géographique [Calbérac, 2009] : l’enregistrement de l’observation, de l’enquête, de l’entretien et de la localisation d’un lieu et d’un temps pour la documentation in situ d’une question posée sur le monde réel.

3.2. Vieux terrains - nouvelles méthodes

17Appelons « nouvelles méthodes », celles qui sont « à la pointe » disciplinaire, plus innovantes, émergentes. Elles sont moins utilisées et moins documentées, parfois issues de disciplines scientifiques connexes ou éloignées. Elles peuvent être déployées sur des terrains déjà bien étudiés, bien documentés et disposant d’une base de validation robuste apte à tester ces nouvelles méthodes. Elles peuvent également répondre au besoin de dépasser un état de connaissances antérieures pour un terrain donné. Elles requestionnent le vieux terrain qui reste incontournable, y compris dans ses toutes des formes de rugosité [Griselin, 2010 ; Claval, 2013].

18Depuis quelques années, je revisite mes « vieux terrains » des années 1990. Le changement méthodologique le plus flagrant vient de la révolution numérique portée par le déploiement d’internet amorcée il y a un peu plus d’une vingtaine d’années et accompagnant (ou accompagnée de) l’augmentation des puissances de calcul et de stockage des ordinateurs. Je me souviens qu’en 1994, scanner une carte réalisée à la main (Rotring® et feuille de calque) pour l’insérer dans un fichier de traitement de texte était une plus grande source de problèmes que de faire un montage sur feuille de papier pour photocopie. Le poids numérique des images était trop lourd pour la microinformatique de l’époque. Aujourd’hui les données s’accumulent sur les ordinateurs par Gigaoctets (bibliothèques d’images satellites) ou sont disponibles par accès distant en Petaoctets (Earth Engine) et les références bibliographiques autrefois comptabilisées par dizaines sont maintenant disponibles par milliers et dans toutes les langues. Cette révolution numérique n’a pas effacé la pratique de terrain, bien au contraire [Griselin, 2010]. Les vieux terrains deviennent des terrains de validation pour les « nouvelles méthodes » qui ont besoin de mesurer leurs nouvelles performances à l’aune des connaissances acquises par les « vieilles méthodes ». Dans ma thèse de doctorat [Masson, 2002], j’ai réalisé un retour sur expérience à l’échelle du bassin versant de l’Eure sur une crue trentennale : une enquête de terrain, distribuée à pied dans les zones inondables de 151 des 170 communes (avec autorisations : préfectorales, services DDE d’annonce des crues et celles des 151 maires volontaires) des 454 km de vallées principales. Avec 8 000 dépôts en boîtes aux lettres de zones inondables, un questionnaire de deux pages en mode auto-administré, 23,5 % de taux de retour (dont 1 453 questionnaires complets et exploitables), une collecte en mairie ou une réponse par courrier au laboratoire de recherche de l’Université de Caen, c’était une enquête papier, de terrain, à l’échelle régionale. C’était aussi une recherche citoyenne et participative [Goodchild, 2007] impliquant acteurs institutionnels et habitants riverains des vallées du bassin versant de l’Eure. J’attends avec l’impatience du chercheur la fenêtre de revisite, 30 ans après, avec des « nouvelles méthodes » ou des « vieilles méthodes » dépoussiérées [Larsimont, 2013], des nouvelles données numériques, sur un « vieux terrain » de recherche en dormance, selon toute apparence. Il existe des terrains à haute fréquence, sous observation permanente, mais aussi des terrains à basse fréquence dont la récurrence d’observation est plus espacée dans le temps. Dans le domaine de l’imagerie de terrain, les nouvelles méthodes (LiDAR et données à très haute résolution spatiale) permettent de revisiter les anciens terrains, d’en dépasser les contraintes qui jusqu’alors limitaient l’acuité de l’observation scientifique. Dans le domaine de la topographie, par exemple, les objets du sursol (bâtiments, végétation, infrastructures) peuvent être effacés au profit d’un modèle de terrain « nettoyé », utile à l’interprétation des formes fines du relief et des écoulements de surface. L’observation de terrain est renouvelée, l’œil du photo-interprète et la précision du relevé, de l’échantillonnage spatial est « augmenté ». Cela ne renseigne pourtant pas le géographe sur les vocations d’usages du sol ou leur valeur symbolique et culturelle qui ont besoin d’être appréhendées et validées par le terrain.

3.3. Nouveaux terrains - nouvelles méthodes

19Mais quand tout est neuf, terrains et méthodes, comment positionner les concepts et déployer les nouveaux outils sur des nouvelles questions scientifiques sur des nouveaux terrains ? La réponse à cette question s’inspire de l’observation et de l’intégration de questionnements, mais également de méthodologies issues de disciplines scientifiques connexes. Mon engagement dans des recherches pluridisciplinaires, sur des nouveaux terrains de recherches tant géographiques que méthodologiques m’a souvent confronté à hybrider mes connaissances et savoir-faire de géographe avec d’autres chercheurs relevant des sciences humaines où mes compétences en géomatique (SIG, télédétection, bases de données) étaient appliquées à de nouveaux terrains d’investigations (services écosystémiques, régimes transfrontaliers de l’eau, représentations environnementale). Mes compétences en cartographie numérique ont également été valorisées dans le cadre de collaborations avec des chercheurs en informatique appliquée, en sciences de l’ingénieur, en écologie, en sciences de la Terre ou en chimie minérale, etc., permettant d’intégrer une dimension « science humaine » appliquée aux objectifs de sciences « inhumaines ». Nouveaux terrains, nouvelles méthodes appellent inévitablement à revisiter les gammes du géographe, à (re)questionner son propre rapport au terrain, non plus comme un espace, une topologie, un paysage ou substrat de la société mais comme un entrelacs de champs de recherches tout à la fois terrains géographiques, thématiques, méthodologiques, disciplinaires, pédagogiques et intimes [Volvey, 2016 ; Volvey et al., 2012].

Conclusions et (rétro)perspectives

20Ma démarche autoréflexive sur le sujet « premier terrain/terrain premier » débute en 1993 lorsque j’étudie l’érosion marine des dépôts glaciaires du fond la baie de Galway [Masson, 1994]. Je circule à vélo et à pied dans la campagne irlandaise, dans le vent et la pluie, entre deux éclaircies, de l’aube à l’aurore, marteau de géologue, sachets de prélèvement, cartes de l’OSI et du GSI à 6 pouces pour 1 mile, appareil photo, carnet de terrain et casse-croute dans un sac à dos, parti pour la chasse aux drumlins. J’ai suivi avec émerveillement les cours de géomorphologie en licence, lu le Précis de géomorphologie de Max Derruau [Derruau, 1988], et je veux en découdre sur le terrain avec ces merveilleux monstres. Mais, à force d’observations répétées, impossible d’isoler un drumlin dans le paysage, et d’appliquer les connaissances du cours de géomorphologie quaternaire ou du « Derruau » sur une forme du terrain. Ils sont pourtant là, et je ne les vois pas, je roule dessus depuis plus de 5 km. Ils font entre 300 et 800 m de large et jusqu’à 2 km de long, et sont empâtés, dissimulés, dans le till. C’est ainsi, par l’épreuve du terrain que je comprends les ordres de grandeurs géomorphologiques entre le modèle théorique de la littérature et la réalité physique de l’objet géographique à étudier.

21Voilà ce que je définis comme un premier terrain, une première confrontation au monde réel qui oblige à recaler son système de connaissances à la réalité du monde dans toute sa complexité, bien loin des théories génériques et du réductionnisme à vocation pédagogique. C’est aussi ce que je définis comme un terrain premier, car il a fondé mon rapport à l’espace, un surface peuplée d’objets géographiques dont il fallait prendre la mesure, définir le rapport d’échelle, relier l’observation au modèle, saisir les temporalités pour pouvoir ensuite déployer une méthodologie adaptée autant au terrain qu’aux moyens disponibles et à l’objet géographique étudié : photographie, imagerie aérienne multidates, cartes topographiques et géologiques anciennes et récentes, prélèvements pour le laboratoire, localisation des observations, croquis et carnet de terrain. Le terrain s’étudie dans une dialectique observant-observé. C’est aussi un premier terrain méthodologique dont les questionnements m’accompagnent à chaque nouveau terrain, pour chaque nouvelle question environnementale et pour chaque protocole d’observation que je déploie maintenant avec les technologies du XXI^e siècle.

22D’autres événements vécus dans le cercle scientifique ou dans le registre de l’intime ont également fortement alimenté cette démarche autoréflexive sur mon rapport au terrain. Lors de ma soutenance de thèse, maladroitement je conclus, j’improvise, sur une note plus affective pour éliciter le lien personnel qui existe avec « mon terrain », cherchant ainsi à démontrer son inscription dans un long cycle d’observations d’un terrain vécu au-delà de la thèse et qui s’achève avec elle à cet instant. Ce que je n’avais pas anticipé, c’était la puissance de ce lien, alimentée depuis la petite enfance par un rapport sensible et affectif au terrain, à la rivière Iton, ses sédiments, son courant, ses poissons et sa végétation aquatique. En pleine conclusion de soutenance j’ai régressé, en public, brutalement. Pour un court instant, je suis devenu spectateur de ma propre soutenance, je n’étais plus en situation de contrôle, je ne voyais plus l’auditoire et le jury mais les prairies humides d’un paysage de 1979. Je n’entendais plus que le bruit de la rivière, je ne ressentais plus que la douce caresse de la vase sous mes pieds nus, je n’espérais plus rien d’autre qu’attraper ce petit poisson qui ne cessait de m’échapper, j’avais 8 ans. L’impétrant a dû reprendre le contrôle et refaire surface car il était débordé par ses émotions. Ce jour-là, j’ai vécu sur un autre terrain, celui de la soutenance, la puissance du rapport intime qui peut lier un individu à un espace pour lequel il existe un affect sous-jacent ou invisibilisé par le rationalisme scientifique que le chercheur déploie sur le terrain. Ce jour-là, j’ai inscrit ma trajectoire de chercheur dans celle de la vie au-delà de ma formation de géographe, dans un rapport sensible au monde réel. La vallée de l’Iton est « mon terrain » premier, celui qui depuis plus de 40 ans fonde mon rapport à l’environnement et à son observation par et depuis le terrain, les pieds dedans.

23C’est par une synthèse autoréflexive (Tableau 1) que se conclut cet article sur la notion de trajectoire de recherche à travers les terrains premiers et les méthodes de terrain. Dans celle-ci, les temporalités sont mises en perspective des terrains géographiques étudiés et des champs d’investigations (terrains thématiques, disciplinaires, méthodologiques pédagogiques et intimes) pratiqués depuis 25 ans. Elle apporte des éléments complémentaires, en réponse aux questions posées par cet article. Cette mise en perspective des terrains qui, au-delà de mon cas personnel et depuis plusieurs décennies, alimentent la réflexivité scientifique sur le rapport du chercheur géographe à des espaces perçus, vécus, étudiés et restitués. Elle élicite les bases du concept de « terrain premier » à la fois comme un objet scientifique et comme une clé d’interprétation de la production des connaissances géographiques et, au-delà de la discipline, des savoirs scientifiques issus de la pratique du terrain. Son positionnement épistémique, aristotélicien par nature, fonde son ancrage théorique de la trace du terrain sur le chemin de la production de connaissances et sur la formalisation des savoirs géographiques issus du terrain.

Tableau 1 : Synthèse autoréflexive des pratiques de terrains d’une trajectoire scientifique suivant différentes temporalités : 1 = enfance, 2 = études, 3 = doctorat, 4 = Maître de conférences

Terrains	Champs d’investigation	Temporalités
		1	2	3	4
Géographique	- lieux, espaces, temporalités, environnements et sociétés - terrains vastes, distants, itinéraires pédestres : France, Irlande, Maroc, Italie, États-Unis, Polynésie, Suisse, Europe du Nord-Ouest	x	x	x	x
Thématique	- géomorphologie : littoraux, bassins versants, montagnes - hydrologie : karst, risque inondation - données numériques : raster/vecteur, imagerie (optique, radar, hyperspectrale, microscopie élémentaire), photographie paysagère - théorique : modélisation et complexité		x	x	x
Intime	- sensorielle et émotionnelle - collaborations et projets avec des artistes - imprégnation à l’environnement (ludique)	x			x
Méthodologique	- enquêtes : retours sur expérience, cartes cognitives - jeux d’acteurs : services de l’État, municipalités, associations, citoyens, entreprises - archives : hydrologie, météorologie, imagerie, cartographie, photographie, bibliographie - échantillonnages : prélèvements, acquisitions d’images (satellites, aériennes, photographiques, microscopiques), parcelles d’apprentissage/validation, GPS		x	x	x
Pluridisciplinaire	- production scientifique : écriture (articles, chapitres, projets) et communications - expertises scientifiques : contrats et conseil (services de l’État, industrie, bureaux d’études), évaluations (articles, livres, réponses à appel à projets)			x	x
Pédagogique	- formation personnelle : études de géographie, formations scientifiques et professionnelles - enseignements (français/anglais) : géographes, urbanistes, géologues, archéologues, écologues, ingénieurs, chimistes, apprentis		x		x