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Dossier : Autour des campagnes, XVIIe-XXe siècles

Réquisitions, marché noir et colis familiaux

Le rationnement sous l’Occupation et ses effets dans les campagnes françaises (1940–1944)
Margot Lyautey

Résumés

Dans le cadre de la question d’agrégation externe « Vivre à la campagne en France de 1815 aux années 1970 », le présent article traite d’un aspect particulier de la vie durant la Seconde Guerre mondiale, le rationnement, afin d’en expliciter les effets dans les campagnes françaises. Pensé comme une synthèse des travaux majeurs sur le sujet, il permet d’aborder l’histoire des campagnes françaises de cette guerre dans une perspective d’histoire du quotidien, « au ras du sol », comme le propose la lettre de cadrage du concours. L’article aborde la mise en place des premières mesures de rationnement au début de la guerre et les effets des rations insuffisantes sur les citadins, puis traite des divers contournements du Ravitaillement général et du développement de filières clandestines, où les ruraux jouent un rôle majeur. Il analyse enfin le rapport de Vichy à la paysannerie, l’échec de sa politique de ravitaillement, et la poursuite des mesures de rationnement malgré la fin de la guerre et de l’Occupation.

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Texte intégral

  • 1 Sur ces diversités régionales et les effets de l’Occupation sur les campagnes françaises, on trouve (...)

1Traiter de la vie à la campagne durant la Seconde Guerre mondiale de manière synthétique est une gageure. Quatre années d’occupation, presque six ans de guerre délimitent certes une période relativement courte de l’histoire de France, mais très dense en événements. Par ailleurs, la très forte diversité régionale qui caractérise l’histoire de la France rurale, se trouve renforcée pendant la Seconde Guerre mondiale par une emprise graduée de l’Allemagne national-socialiste et la présence plus ou moins marquée des soldats d’occupation sur le territoire : zone occupée, zone non occupée, zone annexée, zone interdite, etc.1 En réalisant une synthèse des principaux travaux sur le sujet, notamment de Fabrice Grenard et de Dominique Veillon, le présent article s’attache donc à décrire en profondeur un aspect particulier de la vie durant cette guerre – le rationnement – afin d’en expliciter les effets dans les campagnes françaises dans une perspective d’histoire du quotidien, « au ras du sol », comme le propose la lettre de cadrage de la nouvelle question d’histoire contemporaine au programme de l’agrégation d’histoire (« Vivre à la campagne en France, de 1815 aux années 1970 »). Suivant un plan globalement chronologique, on suivra tout d’abord la mise en place des premières mesures de rationnement au début de la guerre et les effets des rations largement insuffisantes sur les citadins, puis sur les ruraux lorsqu’il en vient à porter sur les produits non alimentaires. La deuxième partie traite des divers contournements du Ravitaillement général et du développement de filières clandestines, dans lesquelles les ruraux jouent un rôle majeur. On analysera ensuite le rapport de Vichy à la paysannerie et l’échec de la politique de ravitaillement de l’État français, pour finalement conclure sur la poursuite des mesures de rationnement malgré la fin de la guerre et de l’Occupation.

Mise en place du rationnement et niveau des rations officielles

La nécessité du rationnement envisagée dès la déclaration de guerre

  • 2 Dominique Veillon, Vivre et survivre en France (1939-1947), Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 36. Dé (...)
  • 3 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 36.
  • 4 Décret du 29 février 1940 relatif à la réglementation des boulangeries et des pâtisseries, Journal (...)
  • 5 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 38.

2Si la moisson française de 1939 est plutôt bonne et permet d’assurer les stocks, dès le 1er septembre 1939 le gouvernement français tente de devancer les difficultés d’approvisionnement et pose le cadre réglementaire du ravitaillement de la nation, attribuant aux préfets la responsabilité du ravitaillement de la population civile et dotant chaque département d’organismes pour orienter la production agricole en vue de satisfaire les besoins collectifs2. Les premières mesures de restriction, très limitées pour ne pas affoler l’opinion publique, interviennent dès décembre. Afin de garantir l’approvisionnement des troupes, la vente de viande de boucherie fraîche est interdite 3 jours par semaine, mais aucune quantité d’achat n’est prescrite ou interdite3, tandis que depuis l’automne 1939 les Allemands et Allemandes sont déjà contraints d’utiliser des cartes de rationnement pour s’alimenter et s’habiller. En France, des arrêtés se contentent de limiter les types de pain autorisés à la vente4. De fait, l’offre commence à se réduire, et certains produits, comme le café, manquent par endroit. En conséquence, les prix alimentaires augmentent rapidement. Mis en regard du blocage des salaires au même moment, on comprend les rancœurs de l’opinion publique5 : le pain est cher et commence à être moins bon, suite à la moindre qualité des farines.

  • 6 Ibid., p. 39. Journal officiel de la République française, 1er mars 1940, p. 1510-1512.
  • 7 Décret du 29 février 1940 relatif au recensement de la population et à la distribution des cartes d (...)
  • 8 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 39.
  • 9 Michel Gervais, Marcel Jollivet et Yves Tavernier, La fin de la France paysanne, depuis 1914, volum (...)
  • 10 Les termes agriculteur/agricultrice, cultivateur/cultivatrice et paysan/paysanne sont ici utilisés (...)

3En mars 1940, le gouvernement adopte une série de mesures pour limiter les difficultés d’approvisionnement : fermeture de certains commerces de bouche trois jours par semaine, interdiction de vendre du chocolat de luxe, restriction des achats d’essence, renforcement du contrôle des prix6. Une carte d’alimentation nominative est prévue (cette éventualité était déjà discutée en 1939), mais elle n’est pas encore mise en pratique7. Selon Dominique Veillon, une partie de l’opinion est alors favorable à l’instauration de ces restrictions, préférant des règles de rationnement communes à tous plutôt qu’un système où seuls les plus aisés peuvent se nourrir8. Parallèlement, les travaux agricoles se poursuivent jusqu’aux semailles du printemps 1940, plus difficilement qu’en temps de paix mais sans effet majeur sur la production, notamment grâce aux centaines de milliers de permissions spéciales9. Durant les huit mois de la « drôle de guerre », les campagnes françaises ont surtout été affectées par le départ des appelés puisqu’environ 1 300 000 agriculteurs10 ont été mobilisés et que l’armée a réquisitionné de nombreux chevaux.

Des rations officielles largement insuffisantes

  • 11 Sur l’organisation et l’activité du Ravitaillement général, voir Fabrice Grenard, La France du marc (...)
  • 12 Par souci de lisibilité, j’utilise les dénominations « loi », « décret », « arrêté » (plutôt que «  (...)

4Durant l’été 1940, la France est défaite très rapidement par l’Allemagne national-socialiste et l’occupation du territoire est réglée par l’armistice du 22 juin. Le régime de Vichy prend vite conscience du caractère crucial du ravitaillement pour s’assurer le soutien de la population. Avec le « Ravitaillement général », l’administration qui gère la collecte auprès des producteurs et la distribution auprès des consommateurs, il met en place un vaste système de rationnement au niveau national11. En application de la loi du 31 juillet 194012, les boulangers ne sont plus autorisés à commercialiser du pain frais (vente possible seulement 24 heures après la cuisson) ou des viennoiseries.

  • 13 Remarquons que le genre n’est pas un critère, à l’exception des femmes enceintes et allaitantes qui (...)
  • 14 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 116. À la fin de la guerre à Paris, elles ne garantisse (...)

5La carte de rationnement nominative est mise en pratique en septembre 1940 sous la pression des autorités d’occupation. Cette carte est délivrée par la mairie et permet d’obtenir des tickets pour des denrées spécifiques. Selon un objectif d’équité d’accès à l’alimentation, elle donne droit à chaque résident à la même quantité d’aliments (exprimée en grammes), suivant des catégories d’âge et de profession13. Les pouvoirs publics fixent dès lors les prix des produits par taxation (au niveau atteint le 1er septembre 1939) et la part qui revient à chaque consommateur. Cependant, dès leur instauration, le niveau des rations officielles est trop bas pour une activité normale : autour de 1 300 kcal par jour14.

Une agriculture de la pénurie grevée par les prélèvements allemands

  • 15 Cité par Fabrice Grenard, « Les implication politiques du ravitaillement en France sous l'Occupatio (...)

6La faiblesse des rations s’explique par la conjonction de la productivité moindre de l’agriculture française, de l’ampleur des prélèvements allemands et des difficultés rencontrées par le Ravitaillement général dans la collecte des denrées. À partir de septembre 1940, les paysans sont contraints de livrer tout ou partie de leurs récoltes au Ravitaillement général. Comme l’écrit le préfet du Puy-de-Dôme, cette obligation « inspire des craintes aux agriculteurs qui la croient inspirée par les autorités d’occupation »15. Or, il faut bien distinguer deux éléments, certes concomitants : d’une part la nécessité pour l’État français d’agir pour réguler les marchés et de garantir (tant que faire se peut) l’alimentation des Français de manière équitable, et d’autre part les livraisons à l’Allemagne nazie.

  • 16 Margot Lyautey et Christophe Bonneuil, « Les origines allemandes et vichystes de la modernisation a (...)

7Pour cette dernière, la France doit devenir le grenier à blé d’une Europe sous son hégémonie. L’objectif de la politique agricole de l’occupant est donc de tirer un maximum de produits du sol français16. La France livre chaque année un contingent de denrées pour l’entretien des troupes d’occupation, auquel il faut rajouter les réquisitions faites par des unités allemandes directement auprès des producteurs et les achats individuels faits par des soldats – souvent pour envoyer ces denrées dans leur famille en Allemagne. Le régime de Vichy tente durant toute l’Occupation de négocier à la baisse les impositions allemandes, mais, lancé dans une politique de collaboration économique, il n’obtient que des résultats très limités.

  • 17 Margot Lyautey, Apprendre de l’occupant ? Modernisation de l’agriculture française entre 1940 et 19 (...)
  • 18 Michel Cépède, Agriculture et alimentation en France durant la IIe Guerre mondiale, Paris, M.-T. Gu (...)
  • 19 Ibid., p. 313 et p. 359.
  • 20 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 22.

8Au total, on estime qu’entre 10 et 15 % de la production agricole française a été accaparée par l’occupant17. Ce chiffre est à mettre en regard de la diminution drastique de la production agricole française, d’environ 27 % par rapport à l’année 1938 en raison de la pénurie généralisée et durable des moyens de production et de l’indisponibilité d’une bonne partie de la main-d’œuvre agricole18. Environ 200 000 hommes ont été blessés lors de la campagne de France, 55 000 tués et 700 000 sont prisonniers de guerre. Si les fermes continuent d’être gérées par les paysannes et des paysans non mobilisés, l’agriculture manque de bras, mais aussi de chevaux et de mulets, dont 50 000 ont été réquisitionnés par l’armée française au début de la guerre, et 750 000 ont été pris par l’occupant ensuite19. En outre, l’économie française fonctionne au ralenti et elle est coupée de ses partenaires commerciaux habituels par le blocus britannique puis par le ralliement progressif de l’empire colonial à la France libre. Cela réduit fortement (voire totalement) la disponibilité des moyens de production tels que les engrais minéraux (en provenance d’Afrique du Nord et d’Alsace), la ficelle-lieuse (on recycle la ficelle et on en fabrique à base de papier, mais elle est moins résistante que la ficelle habituelle de sisal – une fibre végétale – provenant d’Afrique), le carburant pour les quelque 35 000 tracteurs du parc (le gouvernement encourage la conversion des tracteurs au gazogène à bois et charbon), les pièces détachées pour réparer les machines agricoles. Certains moyens de production comme les carburants, les pièces de rechange et les pneus font l’objet d’une répartition officielle sous la houlette de l’Office central de répartition des produits industriels (OCRPI), et leur acquisition et utilisation sont soumises à autorisation et présentation d’un « bon matière »20. L’un dans l’autre, il découle des prélèvements allemands et de la réduction de la production que, durant la guerre, les denrées alimentaires ne sont disponibles qu’à hauteur de 64 % de la normale (1938), avec une part non négligeable qui part vers les marchés clandestins.

Des écarts considérables d’accès à l’alimentation entre villes et campagnes

  • 21 Cité dans D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 121.
  • 22 Enquête du service national des statistiques, citée dans F. Grenard, La France du marché noir, op. (...)
  • 23 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 167.

9Durant toute la guerre, l’accès à l’alimentation est radicalement différent selon que l’on habite en ville ou à la campagne. Les agriculteurs et agricultrices peuvent prétendre à la catégorie de ration « C – travaux de culture », plus riche que la « A – adulte ». Surtout, les ruraux ont l’avantage de pouvoir produire eux-mêmes une partie de leur alimentation assez facilement. Ainsi selon Alfred Sauvy, dans la production de viande durant la guerre, en moyenne 21,7 % revient aux producteurs pour la consommation familiale21. Selon une enquête du service national des statistiques, c’est même 35 % pour les œufs et plus de 40 % pour les pommes de terre en 194322. Dominique Veillon note ainsi un véritable écart dans les recettes proposées par la presse aux ménagères des villes (Marie-Claire) et des campagnes (Rustica) en termes d’ingrédients utilisés, ce qui témoigne d’un accès contrasté aux différents types de denrées selon le lieu d’habitation (ville ou campagne)23.

  • 24 Cité dans ibid., p. 91.
  • 25 Comme l’exprime L’éclaireur de Nice et du Sud-Est dans son édition du 4 août 1940 cité dans ibid., (...)

10Même entre les départements à dominante rurale, la situation diffère d’une région à l’autre et la mise en place du rationnement a des conséquences variables en fonction de la nature des productions agricoles locales. Dans la Dordogne ou le Gers étudiés par Dominique Veillon, qui sont à dominante de polyculture-élevage, la mise en place du rationnement au début de la guerre n’a que peu de conséquences immédiates dans les campagnes : à Sarlat, Marthe Massenet décrit la vallée de la Dordogne à l’automne 1940 comme « un vrai pays de cocagne, un paradis dans lequel on trouve poules, canards et grands troupeaux d’oies »24. À l’inverse, les départements s’appuyant avant-guerre sur des productions extérieures pour leur approvisionnement se voient tributaires des envois qui leur viennent d’ailleurs, comme pour le Midi viticole qui dépend du blé produit dans d’autres régions de France25.

Le rationnement des produits non-alimentaires : une rude contrainte pour les ruraux

  • 26 Ibid., p. 140.

11Au fil du temps, le rationnement en vient à porter sur des produits non-alimentaires que les ruraux n’ont pas la capacité de produire eux-mêmes comme le textile ou les bougies, ce qui pose problème au quotidien. Un arrêté de décembre 1941 limite l’achat des bougies aux foyers qui n’ont ni lumière électrique, ni lampe à pétrole26. Les ruraux concernés doivent dès lors s’inscrire en mairie pour obtenir un « bon matière ». Le pétrole d’éclairage est lui aussi rationné. Le rationnement du charbon a un moindre effet sur les foyers ruraux, dans lesquels le chauffage peut la plupart du temps être assuré par du bois collecté localement, mais il renforce la pression sur les forêts rurales.

  • 27 Ibid., p. 158.
  • 28 Ibid., p. 158. Loi du 3 janvier 1941 relative au ravitaillement de la population en chaussures, Jou (...)
  • 29 Ibid., p. 155.
  • 30 Ibid., p. 202.

12Afin d’économiser le cuir, les semelles doubles et triples sont interdites et la hauteur des souliers limitée dès décembre 194027. À partir de 1941, l’achat de vêtements, de chaussures et de textiles est conditionné à la présentation de « bons d’achat » délivrés par les mairies et dont l’attribution dépend de critères d’âge et de profession28. En théorie, un facteur rural (faisant sa tournée à pied), un ouvrier ou un paysan ont davantage de chance d’obtenir de tels tickets pour leurs tenues de travail, sauf que l’offre n’est pas en mesure de suivre la demande, pourtant réduite à portion congrue par le rationnement29. Même avec une autorisation d’achat, les textiles nécessaires à la réalisation de tenues de travail résistantes, indispensables aux travailleurs de la terre, sont difficiles à trouver. Dominique Veillon relève ainsi les doléances récurrentes des ruraux auprès des pouvoirs publics, simplement pour obtenir une paire de brodequins et de quoi se vêtir pour travailler dans les champs30. Le recours aux sabots de bois redevient plus fréquent. Les jeunes ménages (qu’ils soient ruraux ou citadins) ont également beaucoup de mal à se procurer leur trousseau domestique pour s’installer (draps, torchons, ustensiles divers).

Les divers contournements du Ravitaillement général

  • 31 Ibid., p. 126.

13L’insuffisance durable et marquée des rations officielles pousse les consommateurs à trouver en moyenne plus de la moitié de leur alimentation ailleurs, et à s’approvisionner directement auprès des producteurs ou sur des filières clandestines31.

Le colis familial

  • 32 Arrêté du 13 octobre 1941, Journal officiel de l’État français, 13 octobre 1941, p. 4434.
  • 33 Cité dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 111.
  • 34 Cité dans D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 173.

14Ayant conscience de l’insuffisance des rations, le gouvernement autorise les producteurs à faire profiter leurs proches d’une partie de leur production à travers des « colis familiaux », dont la composition est encadrée. L’arrêté du 13 octobre 1941 fixe ainsi les quantités maximales autorisées par produit, à raison de 50 kilos maximum par colis (25 kilos à partir de l’été 1943) : 10 kg de fruits frais, 50 kg de légumes frais (hors pommes de terre), 5 kg de conserves de fruits et légumes, 1 kg de conserves de poissons, 5 kg de gibier et 3 kg de volailles ou lapins, deux douzaines d’œufs, 10 kg de pommes de terre (exclusivement par colis à main)32. Ces colis peuvent être envoyé par courrier postal et peuvent être transportés à pied. Très vite, les envois dépassent largement le cadre familial et des centaines de milliers de tonnes de nourriture circulent dans ces « colis familiaux » durant le conflit. Pour la seule année 1942, Alfred Sauvy estime qu’environ 279 000 tonnes de produits alimentaires circulent via 13 547 000 colis33. Dans certains départements, les envois représentent un volume particulièrement important, comme dans les Côtes-du-Nord en décembre 1941 où le préfet indique que plus de 5 000 colis sont expédiés chaque jour, ce qui représenterait, à raison de 2 kilos par colis en moyenne, environ 10 tonnes de denrées envoyées quotidiennement34.

  • 35 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 175.
  • 36 Ibid., p. 112.
  • 37 Cité dans ibid., p. 112.

15Ces colis, contenant des denrées précieuses en période de pénurie, font l’objet de convoitise et n’arrivent pas toujours intacts. Au cours des quatre années d’occupation, entre 6 000 et 7 000 agents de la SNCF sont ainsi révoqués pour vol, dont nombreux pour avoir prélevé dans des colis postaux ou familiaux pour leur propre consommation ou pour alimenter des trafics35. Comme le fait remarquer Fabrice Grenard, si l’expédition de ces colis peut témoigner d’une sincère solidarité entre ruraux et urbains, certains producteurs ont pu tirer de ce système une activité très lucrative. Les fraudes sur la composition des colis ou leur poids étaient très fréquentes, de même que les envois en dehors du cadre « familial », si bien que le colis familial est vite apparu comme le « colis officiel du marché noir »36. Grenard cite ainsi le préfet de la Creuse qui rapporte en février 1942 que de nombreuses personnes, « sous couvert d’envois familiaux, avaient organisé des entreprises de ravitaillement ayant un caractère nettement commercial »37 : un même individu aurait envoyé pas moins 1 200 kg de lapin durant l’hiver dans un nombre élevé de colis.

Marché noir

  • 38 Ibid., p. 229.
  • 39 Marcel Boldorf et Jonas Scherner, « France’s Occupation Costs and the War in the East: The Contribu (...)
  • 40 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 194.
  • 41 M. Lyautey, Apprendre de l’occupant ? …, op. cit., p. 170.
  • 42 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 184.
  • 43 Ibid., p. 194.

16L’expression « marché noir » désigne les vastes réseaux d’approvisionnement clandestins par lesquels des spéculateurs, profiteurs de guerre, font des bénéfices considérables en vendant au plus offrant des denrées à des prix largement supérieurs aux prix officiels. Fabrice Grenard évoque ainsi les prix records du printemps 1944 à Paris où le beurre se vend entre 6 et 8 fois plus cher que le prix taxé, l’huile 20 fois38. De fait, le marché noir n’est accessible financièrement qu’à une poignée de Français fortunés. Les filières du marché noir comptent de nombreux intermédiaires (dont certains travaillent pour les autorités d’occupation) et dépassent largement le cadre des fermes produisant les denrées. Dès le début de l’Occupation, les autorités allemandes en font un véritable instrument d’exploitation économique à travers l’action d’unités ad hoc, les « bureaux d’achat » qui se fournissent exclusivement au marché noir39, ce à quoi s’ajoutent des achats individuels de soldats directement auprès de producteurs. En avril 1943, Hermann Goering interdit les achats allemands au marché noir et ferme les bureaux d’achat. À partir de cette date, les autorités d’occupation perçoivent le marché noir exclusivement comme des denrées soustraites à la comptabilité officielle et donc aux livraisons dues par la France au titre des frais d’occupation40. Elles exigent dès lors, et de manière répétée, une lutte toujours plus « énergique » contre le marché noir et les trafiquants41. En réaction, la répression se durcit en 1943 et certains trafiquants sont même envoyés en camps d’internement administratifs42. Pour Fabrice Grenard, cette nouvelle orientation revêtant un « caractère antipatriotique marqué », elle renforce l’impopularité de la lutte contre le marché noir auprès de l’opinion publique43.

Marché gris

  • 44 Ibid., p. 107.
  • 45 Ibid., p. 108.

17Parallèlement, se développe un marché gris (ou marché noir de subsistance), véritable système D pratiqué à petite échelle, qui permet de survivre en complétant les rations officielles, mais aussi de subvenir aux besoins de celles et ceux qui se cachent des autorités. À partir de la deuxième moitié de l’année 1941, nombreux sont les citadins qui se rendent à la campagne le weekend à bicyclette, en train ou en bus pour acheter directement des denrées à la ferme. Sur le marché gris, il n’y a pas, ou très peu, d’intermédiaires, et des liens directs entre producteurs et consommateurs s’établissent, ce qui permet de maintenir des prix plus bas qu’au marché noir : en moyenne 1,5 à 3 fois supérieurs aux prix officiels44. Les prix sont d’autant plus raisonnables en général que l’acheteur connaît bien le producteur, à tel point que l’on peut parler, selon Fabrice Grenard, d’un « marché amical », qui n’a plus grand-chose à voir avec le « marché noir »45.

  • 46 Ibid., p. 108.
  • 47 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 125.

18Certains font des voyages plus lointains et des séjours plus longs dans des territoires ruraux, profitant aussi des vacances d’été pour ramener dans leurs valises des produits alimentaires achetés à des producteurs locaux46. Cela amène par exemple le préfet de Haute-Savoie à interdire en 1941 aux vacanciers de rester plus de quatre jours dans le département pour limiter les flux de produits vers d’autres régions47.

  • 48 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 127 ; D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p (...)

19Compte tenu de la généralisation des achats clandestins et, bien souvent, de leur importance pour la survie des populations, l’opinion publique s’avère critique à l’égard de la répression, qui s’opère essentiellement contre les petits trafiquants, et décrie en particulier l’action des agents du contrôle mobile du Ravitaillement qui multiplient les barrages sur les routes48.

Troc

  • 49 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 176.
  • 50 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 112 W 100, rapport de J. Hiberty sur le troc du beurre (...)

20Le troc participe aussi de ces détournements du Ravitaillement général et est largement pratiqué par les paysans pour obtenir ce qui leur fait le plus défaut (textile, chaussures, pneus) ou un service (visite d’un médecin ou d’un vétérinaire), dans une période où l’argent n’a plus tant de valeur qu’en temps de paix49. En Ille-et-Vilaine en 1943, 10 kg de beurre s’échangent ainsi contre un semoir, tandis qu’un kilogramme s’échange contre une faucille, une pioche ou 1 litre de pétrole d’éclairage50.

Une difficile estimation de l’ampleur des filières clandestines

  • 51 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 148.

21Par définition, il n’existe pas de données statistiques précises sur les volumes de denrées écoulés par l’intermédiaire de ces marchés clandestins. Mais les pouvoirs publics étaient assez préoccupés par la question pour que le service national des statistiques mène entre 1942 et 1944 une enquête, qui permet à Fabrice Grenard de dessiner quelques ordres de grandeurs. Durant l’année 1943, concernant les principaux produits agricoles, entre 10 à 20 % de la production totale aurait été écoulée sur le marché noir, tandis que pour l’ensemble des filières clandestines (marché noir, marché gris et marché amical), on arrive à une fourchette d’environ 20 à 40 % de la production totale51. Pour la volaille, les légumes secs et les œufs, la part des transactions clandestines est même supérieure aux volumes collectés par le Ravitaillement général.

L’échec de Vichy en matière de ravitaillement

Une délégitimation de la politique de l’État français

  • 52 F. Grenard, « Les implication politiques du ravitaillement… », art. cit., p. 199 ; François Marcot, (...)
  • 53 Rapport du préfet pour la partie non occupée du département du Jura, 5 juin 1942, cité dans F. Marc (...)

22Si l’État français a conscience dès le début de l’Occupation du caractère crucial du ravitaillement pour s’assurer le soutien de la population, Fabrice Grenard montre que l’échec de Vichy en la matière est probablement le facteur qui délégitime le plus toute la politique du régime aux yeux de l’opinion, et ce dès 194052. Cette formule lapidaire du préfet du Jura à l’été 1942 est on ne peut plus claire : « C’est d’après les résultats en la matière [le ravitaillement] qu’est jugée l’action des pouvoirs publics »53. Cet échec manifeste entache négativement tant la politique intérieure de Vichy, et sa Révolution nationale, que sa collaboration avec l’occupant, dont l’une des justifications était justement d’obtenir des contreparties pour adoucir les difficultés matérielles de la population. Du côté des producteurs, le ravitaillement pointe un malentendu originel entre le régime de Vichy et le monde rural. Pour les consommateurs, le ravitaillement ne remplit pas ses objectifs et l’opinion est convaincue qu’il y a une mauvaise répartition, entre les rations qui ne sont pas toujours disponibles, les incohérences entre les catégories dans le niveau des rations et l’essor du marché noir. Dans les faits, les échecs du ravitaillement s’expliquent certes par les difficultés croissantes de la collecte (production en berne et « guerre des livraisons » menée par les paysans) mais surtout par l’ampleur des prélèvements allemands, toujours plus intenses.

La « guerre des livraisons » par les paysans

  • 54 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 104.
  • 55 Cité dans ibid., p. 104.

23À travers le ravitaillement, Vichy voulait confier aux paysans le rôle de nourriciers des grandes villes, une mise en valeur de la paysannerie à comprendre comme un élément de la propagande agrarienne traditionnaliste du régime. Mais les promesses affichées par l’État français en faveur d’un idéal corporatiste unissant tout le monde paysan sont vite balayées et laissent place à une véritable étatisation de l’agriculture selon Fabrice Grenard, avec contrats de culture, engagements de livraison au Ravitaillement général et contrôles réguliers54. Le Ravitaillement remet en cause le droit des paysans à disposer librement des fruits de leur travail, contraints qu’ils sont de vendre leurs récoltes aux prix taxés. Ils perçoivent la « taxation », c’est-à-dire le prix des produits agricoles fixés par l’État (volontairement bas pour limiter les effets inflationnistes du côté consommateur) et surtout la collecte par le Ravitaillement général comme une intrusion injustifiée d’un État dirigiste dans des affaires privées. Cette remise en question de valeurs fondamentales dans le monde paysan (liberté, travail, droit de propriété) donne lieu à de vives protestations de la part d’agriculteurs qui dénoncent par exemple les « chinoiseries administratives imposées par des fonctionnaires ignorant les choses de la terre », comme en témoigne un rapport du contrôle technique d’octobre 194155.

  • 56 F. Marcot, « Étude régionale », art. cit., p. 643.
  • 57 Ibid., p. 643.
  • 58 M. Lyautey, Apprendre de l’occupant ?…, op. cit., p. 407-408.
  • 59 Ephraïm Grenadou et Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 20 (...)
  • 60 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 101.

24Cela amène de nombreux paysans à écouler (une partie de) leur production dans des filières clandestines. François Marcot insiste ainsi sur le fait qu’aux yeux de la majorité des paysans, cela relève plus de la simple utilisation des produits de leur travail que d’une participation délibérée au « marché noir »56. Si l’on considère l’ampleur du phénomène, on peut parler d’une véritable « guerre des livraisons »57, dans laquelle les producteurs s’opposent à la collecte de diverses manières : en sous-déclarant leur production (les déclarations permettent ensuite le calcul de leurs impositions)58 ; en dissimulant une partie de leur récolte (comme le raconte après la guerre le paysan beauceron Ephraïm Grenadou)59 ; en refusant tout simplement de livrer au Ravitaillement général. Dans certains cas, cette transgression contre les mesures de collecte prend une dimension collective selon Fabrice Grenard, évoquant cette commune du Cher où la décision de ne rien livrer aux organismes officiels est prise à la suite d’une réunion sur la place du village60.

  • 61 F. Marcot, « Étude régionale… », art. cit., p. 643.
  • 62 Cité dans ibid., p. 644.

25François Marcot ajoute que les paysans peuvent aussi légitimer leur refus de livrer comme un acte patriotique : en s’opposant à la collecte, ils s’opposent aussi aux prélèvements allemands61. Cela dit, cette opposition à la politique de collaboration peut être à géométrie variable comme l’exprime le préfet du Jura : « On se dérobe aux impositions de ravitaillement, car on ne veut pas approvisionner les armées occupantes, mais les cultivateurs et les commerçants acceptent volontiers de vendre au soldat allemand pour peu qu’il consente à ignorer les taxes »62.

  • 63 F. Marcot, « Étude régionale… », art. cit., p. 643.
  • 64 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 101.

26Cette « guerre des livraisons » est perdue par l’État français et ce, malgré les amendes et confiscations, malgré les pressions sur les maires, et malgré les efforts de propagande répétés de la part de la préfecture, de certains curés et instituteurs63. Le Ravitaillement général note un net fléchissement des livraisons par les paysans à partir de l’automne 1941 (pour le beurre elle diminue de 35 % au niveau national)64. En outre, la mise en place du Service du travail obligatoire et le départ forcé de dizaines de milliers de jeunes hommes pour travailler dans le Reich au début de l’année 1943 alimente et renforce l’opposition des paysans à la collaboration et à Vichy, ce qui se matérialise dans un refus plus marqué des livraisons et pour certains par l’alimentation des maquis.

Les effets du ravitaillement sur les communautés villageoises

  • 65 Ibid., p. 118.
  • 66 Ibid., p. 116-117.
  • 67 Ibid., p. 118.

27Le ravitaillement et la mise en place de filières clandestines ont des effets sur les sociabilités au village. D’une part, les ruraux profitent de ces filières pour combler les insuffisances du Ravitaillement. Bien souvent, dans les affaires d’abattage clandestin, l’ensemble de la population du village était complice car elle pouvait ainsi obtenir un morceau de viande sans ticket de rationnement. Fabrice Grenard évoque l’exemple de la commune de Subligny dans le Cher où l’inspecteur de police se heurte au silence de l’ensemble des villageois lors de son enquête, y compris du maire qui ignorerait à qui appartient le local où ont été découvertes les bêtes abattues clandestinement… dans un village de cent habitants seulement65 ! Il apparait finalement que le boucher de la commune procédait à des distributions clandestines de viande, avec la complicité de tout le village. Plus largement, les relations sociales à l’intérieur des villages deviennent la clé pour accéder à ces produits clandestins au meilleur prix66. Grenard explique que des ruraux installés depuis peu à la campagne notamment pour fuir les bombardements, artisans et petits employés n’étant pas eux-mêmes producteurs, ont pu être coupés des réseaux de sociabilité nécessaires, « incarnant la figure de “l’étranger” aux yeux de producteurs méfiants à l’égard d’inconnus »67.

28Par ailleurs, les missions confiées par le Ravitaillement général au syndic local de la Corporation nationale paysanne ont un autre effet important sur la communauté villageoise. Le syndic est un paysan élu par ses pairs au sein de la commune pour les représenter vis-à-vis de la Corporation. À partir de 1942, il est chargé de déterminer les plans d’ensemencements et les impositions de chaque exploitation, produit par produit, en fonction des déclarations individuelles des agriculteurs. En cas de réclamation, c’est également au syndic de faire remonter les doléances des agriculteurs s’il estime la requête fondée, par exemple en cas de l’incapacité de travailler d’un membre de la famille (absence, maladie) ou d’une catastrophe naturelle localisée (grêle, gel, etc.). Il s’agit là d’une tâche délicate, qui peut attirer les foudres des voisins agriculteurs, car le syndic semble alors agir pour le compte de l’État français, ou pire pour celui de l’occupant. Dans de nombreux villages, ces potentielles tensions ne s’éteignent pas subitement à la Libération.

Le mythe des « lessiveuses pleines de billets » et l’exacerbation de rancœurs sociales

  • 68 F. Grenard, « Les implication politiques du ravitaillement… », art. cit., p. 215.
  • 69 F. Marcot, « Étude régionale… », art. cit., p. 643.
  • 70 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 105.
  • 71 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 208.
  • 72 Cité dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 105.

29Loin de sceller l’union de la nation, cet échec du ravitaillement attise au contraire les tensions sociales entre ceux qui souffrent le plus de la pénurie (urbains et classes ouvrières) et ceux à la situation moins défavorable (paysans et commerçants)68. En outre, les agriculteurs jouissent d’une considération particulière de la part du régime de Vichy qui glorifie le labeur paysan. Pour François Marcot, « élevés à la dignité de nourriciers de la patrie et confortés par les avantages matériels qu’ils tirent de leur position de productions, [les paysans] tiennent leur revanche sociale, morale et financière »69, et ce plus encore après la crise agricole des années 1930 et l’impression de déclassement social vécu par de nombreux agriculteurs lors de la décennie précédente. Avec la présence allemande, la pénurie des denrées alimentaires et l’instauration d’un régime politique autoritaire, le rapport de forces entre producteurs et consommateurs est bouleversé, comme l’écrit Fabrice Grenard70 et les paysans deviennent presque du jour au lendemain détenteurs d’un pouvoir qu’ils n’ont jamais eu71. L’écrivain Léon Werth, réfugié dans le village de Saint-Amour dans le Jura, note ainsi au début de l’Occupation que cette situation confère à certains paysans qu’il côtoie un « orgueil pédant », agissant tels des « seigneurs féodaux » appréciant être flattés pour concéder leurs productions72.

  • 73 Laurent Douzou, « La Résistance et le monde rural : entre histoire et mémoire », Ruralia. Sciences (...)
  • 74 Rapport du préfet du Cher de février 1944 (AN, F 1 CIII 1147), cité dans F. Grenard, La France du m (...)

30Face à cette « revanche sociale » du monde paysan, l’accès facilité à l’alimentation dans les zones rurales et les bénéfices supposés du commerce clandestin génèrent du ressentiment chez les urbains, aboutissant à la réactivation du mythe des « lessiveuses pleines de billets ». Ce motif prend racine dans une conception différente de l’argent entre villes et les campagnes et ce depuis la fin du xixe siècle, selon laquelle les ruraux dépenseraient très peu et préserveraient leurs économies des années durant, notamment pour acheter des terres73. À la fin de la guerre, le préfet du Cher témoigne d’une véritable « haine sociale » des citadins à l’égard des paysans : « Il naît des jalousies et des haines contre les favorisés de l’heure, cultivateurs notamment. On ne leur pardonnera pas d’avoir édifié des fortunes scandaleuses grâce à la guerre et l’Occupation »74.

  • 75 Christian Bougeard, « Le temps des restrictions dans les Côtes-du-Nord », IHTP, cité dans D. Veillo (...)
  • 76 Étude citée dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 148.
  • 77 M. Gervais, M. Jollivet et Y. Tavernier, La fin de la France paysanne depuis 1914, op. cit., p. 101

31Certains agriculteurs ont certes accumulé des fortunes, comme l’évoque Christian Bougeard pour les Côtes-du-Nord où, plutôt que des lessiveuses, des boîtes à sucre auraient servi à stocker les billets de 1 000 francs75. Mais ce sont des cas isolés. L’enquête du service national des statistiques notamment nuance cette image du paysan profiteur de guerre : la part d’autoconsommation est souvent égale, voire supérieure, à la part des produits vendus de manière clandestine, dont tous ne partent pas au marché noir à prix d’or, loin de là, mais surtout sur le marché gris et amical76. On sait depuis que cet enrichissement des paysans par rapport au reste de la population durant l’Occupation a été exagéré par les contemporains77. Mais cette étiquette fantasmée du paysan « accapareur » entache durablement l’image du monde rural.

Transactions clandestines et inégalités sociales ?

  • 78 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 113.

32Cela dit, des élans de solidarité entre villes et campagnes ont bien eu lieu, à l’instar des « colis familiaux », ou de familles rurales qui n’hésitent pas à secourir des résistants et des juifs. De manière générale, les pratiques de contournement du ravitaillement, qu’elles soient illégales comme le marché noir ou tolérées comme les « colis familiaux », ont renforcé les inégalités sociales car les plus démunis en étaient exclus et ont dû faire face à des rations officielles insuffisantes, tandis que les plus fortunés pouvaient davantage en profiter et s’approvisionner régulièrement. Mais il faut souligner le fait que ces contournements ont en même temps permis à de très nombreux citadins, ainsi qu’à des clandestins, persécutés par le régime de Vichy et l’occupant nazi (juifs, gens du voyage, résistants, communistes, francs-maçons, etc.), de tout simplement survivre. Fabrice Grenard ajoute que les colis familiaux ont en outre permis de freiner la hausse des prix des filières clandestines en réduisant l’importance des acteurs intermédiaires78.

  • 79 Ibid., p. 116-117.
  • 80 Ibid., p. 117.
  • 81 Ibid., p. 117.

33Les ruraux ont globalement moins souffert que les citadins de la pénurie alimentaire, mais pour Fabrice Grenard, il importe de rester nuancé sur cette opposition ville-campagne79. On a évoqué plus haut le cas de ruraux récemment installés n’ayant que peu accès à la production de leurs voisins. On trouve aussi le cas inverse d’ouvriers citadins ayant encore des attaches dans les communautés rurales d’où ils sont originaires et pour qui il était relativement facile de se procurer des aliments auprès de connaissances, ou en troquant quelques heures de travail à la ferme80. Fabrice Grenard remarque que dans certains départements ruraux où les populations ouvrières sont encore assez bien intégrées au tissu social rural environnant, les critiques à l’égard du monde paysan étaient moindres, voire qu’on y louait la « solidarité » des agriculteurs81.

La poursuite du rationnement même après la fin de la guerre

  • 82 Ibid., p. 230.
  • 83 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 290.
  • 84 Ibid., p. 291 ; F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 258.
  • 85 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 313.

34Au moment de la Libération, la préoccupation principale des Français demeure le ravitaillement, après plusieurs années très difficiles, comme l’indiquent les statistiques mensuelles du contrôle technique analysées par Fabrice Grenard82. Néanmoins, le rationnement ne s’arrête pas avec la fin de l’Occupation puis de la guerre, contrairement à ce qu’espère la population, qui s’est forgée une « idée fausse […] [du] retour à la normale », « à la mesure de sa souffrance » pendant quatre ans, comme le remarque Dominique Veillon83. Puisque l’occupant, qui s’accaparait les ressources françaises, est parti, pourquoi les privations devraient-elles continuer ? Même avec l’augmentation du niveau des rations officielles à la Libération, la colère gronde. Les colis demeurent un moyen d’approvisionnement privilégié en 1945, de même que les achats directs à la ferme84. Le marché noir prend en ampleur, avec dorénavant de nombreux GI’s comme clients. Certains paysans peuvent ainsi se procurer des marchandises introuvables normalement comme des pneus, de l’essence, des bottes ou du savon provenant des stocks de l’US Army en troquant une partie de leur production, bien que les transactions entre soldats américains et civils français soient interdites à partir de septembre 194485.

  • 86 Ibid., p. 318.

35Dans les villages, les rancunes préexistantes à la guerre ou celles qui ont pu se développer durant le conflit ne s’apaisent pas avec la Libération. Les querelles à propos d’affaires de marché noir ou de potentielles dénonciations sont durables et peuvent être la cause de haines et de divisions tenaces dans la communauté villageoise86. Enfin, la production agricole met plusieurs années à revenir au niveau d’avant-guerre d’une part à cause de très mauvaises conditions météorologiques en 1945, 1946 et 1947, du lent retour à la normale dans la disponibilité des moyens de production, et de la difficulté à relancer les productions après plusieurs années au ralenti. Le système des restrictions et des cartes d’alimentation reste donc en place et n’est allégé que progressivement. Il prend définitivement fin en 1949.

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Notes

1 Sur ces diversités régionales et les effets de l’Occupation sur les campagnes françaises, on trouvera plus d’éléments dans : Margot Lyautey, « Les campagnes françaises durant la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation », dans Fabien Knittel (dir.), Vivre à la campagne en France, de 1815 aux années 1970, Malakoff, Armand Colin, 2024, p. 221-245.

2 Dominique Veillon, Vivre et survivre en France (1939-1947), Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 36. Décret du 4 octobre 1939 relatif à l’organisation du service du ravitaillement général et de la direction de la production agricole, Journal officiel de la République française, 5 octobre 1939, p. 12018.

3 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 36.

4 Décret du 29 février 1940 relatif à la réglementation des boulangeries et des pâtisseries, Journal officiel de la République française, 1er mars 1940, p. 1511.

5 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 38.

6 Ibid., p. 39. Journal officiel de la République française, 1er mars 1940, p. 1510-1512.

7 Décret du 29 février 1940 relatif au recensement de la population et à la distribution des cartes de rationnement, Journal officiel de la République française, 1er mars 1940, p. 1511.

8 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 39.

9 Michel Gervais, Marcel Jollivet et Yves Tavernier, La fin de la France paysanne, depuis 1914, volume de : Georges Duby et Armand Wallan (dir.), Histoire de la France rurale, vol. 4, Paris, Éditions du Seuil, [1977] 1992, p. 92.

10 Les termes agriculteur/agricultrice, cultivateur/cultivatrice et paysan/paysanne sont ici utilisés comme des synonymes, ce qui renvoie aux usages de l’époque. « Paysan » est certes plus utilisé dans la rhétorique agrarienne, le terme soulignant un attachement particulier (et fantasmé) à la terre, mais il n’a pas encore la connotation négative qu’il prendra par la suite. « Cultivateur » est alors utilisé par l’administration et par de nombreux agriculteurs et agricultrices pour se décrire eux-mêmes (quand bien même ils et elles sont bien souvent éleveurs également).

11 Sur l’organisation et l’activité du Ravitaillement général, voir Fabrice Grenard, La France du marché noir (1940-1949), Paris, Payot & Rivages, 2008.

12 Par souci de lisibilité, j’utilise les dénominations « loi », « décret », « arrêté » (plutôt que « acte dit loi ») pour désigner les textes règlementaires mis en place par le régime de Vichy, mais stricto sensu ces textes n’ont pas de valeur légale après l’ordonnance du 9 août 1944 du gouvernement provisoire relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental.

13 Remarquons que le genre n’est pas un critère, à l’exception des femmes enceintes et allaitantes qui bénéficient de la même ration que les travailleurs (« T »).

14 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 116. À la fin de la guerre à Paris, elles ne garantissent même plus 900 kcal quotidiennes.

15 Cité par Fabrice Grenard, « Les implication politiques du ravitaillement en France sous l'Occupation », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 94/2 (2007), p. 199-215, ici p. 202.

16 Margot Lyautey et Christophe Bonneuil, « Les origines allemandes et vichystes de la modernisation agricole française d’après 1945 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 69/2 (2022/2), p. 86-113.

17 Margot Lyautey, Apprendre de l’occupant ? Modernisation de l’agriculture française entre 1940 et 1944 : acteurs, influences, potentialités, thèse de doctorat, Histoire contemporaine, EHESS/Eberhard-Karls-Universität Tübingen, 2022.

18 Michel Cépède, Agriculture et alimentation en France durant la IIe Guerre mondiale, Paris, M.-T. Guérin, 1961, p. 324.

19 Ibid., p. 313 et p. 359.

20 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 22.

21 Cité dans D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 121.

22 Enquête du service national des statistiques, citée dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 149.

23 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 167.

24 Cité dans ibid., p. 91.

25 Comme l’exprime L’éclaireur de Nice et du Sud-Est dans son édition du 4 août 1940 cité dans ibid., p. 90.

26 Ibid., p. 140.

27 Ibid., p. 158.

28 Ibid., p. 158. Loi du 3 janvier 1941 relative au ravitaillement de la population en chaussures, Journal officiel de l’État français, 5 janvier 1941, p. 74. La loi du 17 juin 1941 instaure une carte pour acheter des vêtements et autres textiles à usage vestimentaire, mise en place en juillet de la même année.

29 Ibid., p. 155.

30 Ibid., p. 202.

31 Ibid., p. 126.

32 Arrêté du 13 octobre 1941, Journal officiel de l’État français, 13 octobre 1941, p. 4434.

33 Cité dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 111.

34 Cité dans D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 173.

35 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 175.

36 Ibid., p. 112.

37 Cité dans ibid., p. 112.

38 Ibid., p. 229.

39 Marcel Boldorf et Jonas Scherner, « France’s Occupation Costs and the War in the East: The Contribution to the German War Economy (1940-1944) », Journal of Contemporary History 47/2 (2012), p. 291-316.

40 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 194.

41 M. Lyautey, Apprendre de l’occupant ? …, op. cit., p. 170.

42 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 184.

43 Ibid., p. 194.

44 Ibid., p. 107.

45 Ibid., p. 108.

46 Ibid., p. 108.

47 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 125.

48 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 127 ; D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 184.

49 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 176.

50 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 112 W 100, rapport de J. Hiberty sur le troc du beurre contre les produits indispensables aux exploitations agricoles dans le département d’Ille-et-Vilaine, s.d., cité dans M. Lyautey, Apprendre de l’occupant ? …, op. cit., p. 498.

51 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 148.

52 F. Grenard, « Les implication politiques du ravitaillement… », art. cit., p. 199 ; François Marcot, « Étude régionale : la Franche-Comté », dans Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), Le régime de Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 640-646 (p. 641).

53 Rapport du préfet pour la partie non occupée du département du Jura, 5 juin 1942, cité dans F. Marcot, « Étude régionale », art. cit., p. 641.

54 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 104.

55 Cité dans ibid., p. 104.

56 F. Marcot, « Étude régionale », art. cit., p. 643.

57 Ibid., p. 643.

58 M. Lyautey, Apprendre de l’occupant ?…, op. cit., p. 407-408.

59 Ephraïm Grenadou et Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 206.

60 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 101.

61 F. Marcot, « Étude régionale… », art. cit., p. 643.

62 Cité dans ibid., p. 644.

63 F. Marcot, « Étude régionale… », art. cit., p. 643.

64 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 101.

65 Ibid., p. 118.

66 Ibid., p. 116-117.

67 Ibid., p. 118.

68 F. Grenard, « Les implication politiques du ravitaillement… », art. cit., p. 215.

69 F. Marcot, « Étude régionale… », art. cit., p. 643.

70 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 105.

71 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 208.

72 Cité dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 105.

73 Laurent Douzou, « La Résistance et le monde rural : entre histoire et mémoire », Ruralia. Sciences sociales et mondes ruraux contemporains, 4 (1999) [En ligne : https://journals.openedition.org/ruralia/88].

74 Rapport du préfet du Cher de février 1944 (AN, F 1 CIII 1147), cité dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 231.

75 Christian Bougeard, « Le temps des restrictions dans les Côtes-du-Nord », IHTP, cité dans D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 210.

76 Étude citée dans F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 148.

77 M. Gervais, M. Jollivet et Y. Tavernier, La fin de la France paysanne depuis 1914, op. cit., p. 101.

78 F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 113.

79 Ibid., p. 116-117.

80 Ibid., p. 117.

81 Ibid., p. 117.

82 Ibid., p. 230.

83 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 290.

84 Ibid., p. 291 ; F. Grenard, La France du marché noir, op. cit., p. 258.

85 D. Veillon, Vivre et survivre, op. cit., p. 313.

86 Ibid., p. 318.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Margot Lyautey, « Réquisitions, marché noir et colis familiaux »Bulletin de l’Association des historiens modernistes des universités françaises [En ligne], 46 | 2025, mis en ligne le 28 janvier 2025, consulté le 23 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/bahmuf/1577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/136k9

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Auteur

Margot Lyautey

Margot Lyautey a soutenu sa thèse de doctorat sur l’histoire de l’agriculture française sous l’Occupation, préparée en cotutelle franco-allemande entre l’université de Tübingen et l’EHESS, en 2022. Elle est depuis post-doctorante à l’université Helmut-Schmidt de Hambourg, où elle poursuit ses recherches en histoire environnementale et histoire des savoirs agricoles, autour de la culture du maïs en Europe durant la Guerre froide. Elle est également chercheuse associée au Centre Marc Bloch de Berlin.

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