• 1 Voir, suivant des ancrages idéologico-politiques assez différents, les travaux de Gene Brucker (Ren (...)
• 2 D’autres moments pourraient être évoqués, mais je mets ici en évidence ceux qui nourrissent des bas (...)

1Quiconque tente de réfléchir sur la construction, depuis une cinquantaine d’années1, d’un véritable paradigme historique autour de la république florentine se trouve confronté à un problème de méthode non négligeable à savoir l’hybridation entre une question de théorie politique et une question historique. Si l’on s’en tient à l’état des lieux quant aux références à la république florentine depuis la Révolution française, on peut distinguer trois moments particuliers2, chacun correspondant à une génération d’historiens de la question républicaine.

• 3 Voir Giuseppe Sciara, Un’oscura presenza. Machiavelli nella cultura politica francese dal Termidoro (...)
• 4 La phrase figure, en 1798, dans le long « discours » d’ouverture de la nouvelle édition des œuvres (...)
• 5 Dans son introduction, Sismondi écrit ainsi que « les républiques italiennes du Moyen Âge, dont l’a (...)
• 6 Edgar Quinet, Les révolutions d’Italie, t. II, Paris, Chamerot, 1851, p. 103 (le tome I était paru (...)
• 7 Des rééditions modernes de ces ouvrages sont disponibles (chez Slatkine pour Quinet ; chez Payot po (...)

2Le premier moment va de la Révolution française au milieu du xix^e siècle, un moment dans lequel la république est associée souvent à la question de la liberté. On remarquera à ce propos que la figure de Machiavel, dont l’œuvre est alors réévaluée et actualisée, y joue un certain rôle3 : en 1798, un de ses traducteurs, Toussaint Guiraudet, note que Machiavel est « le citoyen qui a montré le plus d’attachement, le plus de zèle, le plus d’ardeur pour la liberté et la prospérité de son pays4 ». De ce moment, je citerai trois illustrations : Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi notamment avec son Histoire des républiques italiennes à la fin du Moyen Âge (1807)5 ; Edgard Quinet écrivant, dans Les révolutions d’Italie (1851), que le dernier chapitre du Prince est « la Marseillaise du xvi^e siècle6 » ; Giuseppe Ferrari, enfin, analysant Machiavel juge des révolutions de notre temps (1849)7.

• 8 Voir sur ce point Ricardo Fubini, L'Umanesimo italiano e i suoi storici, Milan, Franco Angeli, 2001 (...)

3Le deuxième moment trouve son origine non en France mais en Allemagne (puis aux États-Unis) avec, notamment, les figures d’Hans Baron et de Felix Gilbert qui incarnent ce moment – « allemand », avant encore d’être « américain » (1935-1970) – où la république florentine devient la métonymie de la pensée et de l’action collective anti-tyrannique (puis anti-totalitaire) au travers de la notion d’« humanisme civique »8.

• 9 Titre original How to do things with words (Cambridge Mass., Harvard University Press, 1962 - tradu (...)

4Le troisième moment, des années 1960 aux années 2000, est fortement influencé par une réflexion anglo-américaine, qui s’inscrit à la fois dans l’héritage de Hans Baron mais aussi dans l’influence de la philosophie analytique et du linguistic turn, avec les travaux de John Pocock (The Machiavellian Moment, 1975), plutôt « baronien », et de Quentin Skinner (The foundations of modern political Thought, 1978), influencé par la parole pragmatique et performative pensée par John Austin (notamment dans Quand dire c’est faire9) : Florence y est le porte-drapeau d’un républicanisme classique antique, dont le lexique stabilisé et les idées migreraient presque naturellement vers les républiques modernes.

• 10 Outre les ouvrages cites dans la note n° 2, voir Christiane Klapisch-Zuber et David Herlihy, Les To (...)

5Toutefois, en marge de ce courant dominant qui s’ancre d’abord dans l’histoire des idées, se développe également une réflexion sur la société et la vie politique florentines, qui relève de l’anthropologie historique et de l’histoire sociale aussi bien aux États-Unis, avec Richard Trexler et Gene Brucker puis Samuel Cohn, David Kent et John Najemy, qu’en France, avec notamment les recherches de Christiane Klapisch-Zuber. Ces différents travaux qui tirent parti de l’impressionnante richesse des fonds d’archives florentins ont permis des avancées importantes pour la réflexion de longue durée sur les structures dominantes de l’espace social florentin. Dans le même temps, l’historiographie italienne sur Florence a souvent insisté, quant à elle, sur l’évolution capitale des rapports entre la cité dominante et le territoire qu’elle a conquis au fil des xiv^e et xv^e siècles - par exemple dans les travaux de Riccardo Fubini puis de Lorenzo Tanzini10.

• 11 Jean Sismonde de Sismondi, Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge, Zurich, Henri Gessner, (...)
• 12 Roscoe est l’auteur d’une biographie de Laurent le Magnifique (The life of Lorenzo de Medici called (...)
• 13 D’ailleurs, ni Burckhardt, ni Ruskin, deux des principaux historiens européens de la Renaissance it (...)

7Repartons donc de l’Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge de Sismondi publiée en 1807. En introduction, l’auteur proclame que l’Italie « devint non pas une nation mais une pépinière de nations » car « elle compta autant de peuples qu’elle compta de villes toutes libres et républicaines ». Il ajoute aussi de façon lapidaire qu’après la chute de la république florentine en août 1530, « l’Italie cessa d’être indépendante et ses peuples n’exercèrent plus d’influence sur le reste de l’Europe et n’eurent plus de part à leur propre gouvernement »11. À la différence de son contemporain William Roscoe12, Sismondi n’éprouve aucune fascination pour les Médicis et dénonce dans leur prise de pouvoir une logique d’ordre tyrannique13. Quoi qu’il en soit, il est ainsi loisible d’inscrire le cas florentin dans une histoire de longue durée des républiques italiennes – une histoire qui jouit depuis plus de deux siècles d’une attention infinie, au nom de l’éloge des supposées démocraties ante literam de l’Italie du centre-nord. On remarquera quand même que ce qui est au cœur de la logique de Sismondi (petit état, gouvernement mixte, science du bon gouvernement) ne recoupe pas tout à fait ce qui importe pour les tenants de l’humanisme civique (qui insistent quant à eux sur une politique de la « vertu » et sur la participation des citoyens animés par un ethos républicain).

• 14 Voir Gabriele Pedullà, « Humanist Republicanism : toward a new paradigm », History of Political Tho (...)
• 15 C’est en tout cas souvent la situation qui prévaut hors d’Italie, par exemple en Grande-Bretagne, e (...)
• 16 Voir par exemple la présence du paradigme républicain dans une réalité historique singulière comme (...)
• 17 Voir, dans les années 1970, les deux volumes importants Venice and Florence. Comparisons and Relati (...)
• 18 Le numéro 36 (2009) de Raisons politiques consacré à l’« Actualité de l’humanisme civique » ou celu (...)
• 19 Il n’est que de voir le nombre impressionnant d’études qui, dans la bibliographie machiavélienne, s (...)
• 20 Voir Anthony Molho, « The Italian Renaissance, Made in the U.S.A. », dans A. Molho et G.S. Wood (di (...)

8Il y a cependant quelque paradoxe à constater que, si la thèse de Sismondi qui fait la part (trop) belle aux comuni dans l’histoire politique est fortement contestée depuis longtemps14, le tropisme « républicain » affirmé de la critique sur l’histoire de Florence ne semble pas souvent soumis à des discussions contradictoires15. De ce fait, si, surtout en Italie, la question républicaine n’est plus réservée à l’Italie communale du centre-nord16, ni même à un tête-à-tête un peu convenu entre Florence et Venise17, il n’en reste pas moins que, dans l’historiographie politique des dernières décennies, notamment de l’autre côté de la Manche et de l’Atlantique, et notamment dans les « sciences politiques », un véritable cas, voire un paradigme, florentin a été construit, autour de la notion de « république »18 et surtout des conflits animant la vie de la république toscane.19 Anthony Molho remarquait encore en 1998 que depuis les années 1930, aux États-Unis, la Renaissance italienne a été ancrée dans la constitution de ce nouveau paradigme républicain.20

• 21 Il existe deux autres lignes de critique historique s’écartant des travaux de Baron, Pocock et Skin (...)
• 22 Voir James Hankins, Virtue Politics. Soulcraft and Statecraft in Renaissance Italy, Cambridge (Mass (...)
• 23 Voir sur ce point la première tentative – nuancée mais réelle – de relecture critique de la questio (...)
• 24 Tout se passe comme si Hankins, dans cette logique, renonçait (cf son chapitre sur l’idée de vertu (...)

9Quant à la troisième grande génération d’historiens « républicanistes », celle de Quentin Skinner et John Pocock, elle a embrassé le plus souvent une logique anti-libérale qui contribue à une forme d’acclimatation de catégories interprétatives assez idéologiques (que ce soit celle d’« humanisme civique » ou de « républicanisme ») transformées en catégories neutres que l’on s’abstient d’interroger au fond. Dans ces reconstructions, un rôle crucial est conféré à la pensée machiavélienne21, même si la chose semble en partie remise en question, récemment, par James Hankins, avec la publication en 2019 d’une somme sur la pensée politique du Quattrocento intitulée Virtue politics22, qui rebat les cartes en modifiant les équilibres entre les références textuelles potentielles (dans la mesure où il fait la part belle aux textes des humanistes rédigés en latin, parfois négligés par les historiens des idées, par rapport à ceux qui furent rédigés en langue vulgaire) et en changeant la hiérarchie de certains critères d’analyse (la question de la vertu - et donc du mérite - prenant la place de celle du conflit - et donc de la force). On peut d’ailleurs se demander si cette position, qui redonne vie à la vieille théorie des élites de la fin du xix^e siècle, ne revient pas en fait à la fois à redonner, vingt ans après, une nouvelle vie au paradigme de l’humanisme civique, que ce même Hankins avait été pourtant l’un des premiers à analyser de façon critique23, et à conférer une nouvelle actualité à l’anti-machiavélisme straussien24.

• 25 Injonction formulée notamment par Philip Pettit (Republicanism. A Theory of freedom and government, (...)
• 26 Voir par exemple le dernier chapitre du livre de Maurizio Viroli From politics to reason of state ( (...)
• 27 Voir sur ce point les travaux de Laurent Baggioni cités plus haut.
• 28 Il n’est pas indifférent à cet égard que la ligne de lecture « républicaniste » ait aussi fortement (...)
• 29 Voir M. Vegetti et P. Pissavino (ed.), I Decembrio e la tradizione della Repubblica di Platone tra (...)
• 30 Sismondi présentait explicitement son œuvre comme une histoire du « déclin » de la liberté.
• 31 Pour la fortune italienne de Sismondi, voir Marco Manfredi, « La ricezione di Sismondi nella cultur (...)
• 32 Voir F. Benogno et E. I. Mineo (ed.), L’Italia come storia. Primato, decadenza, eccezione, Rome, Vi (...)

10Quoi qu’il en soit, si l’on veut échapper à une injonction25 qui conduirait à devoir choisir entre le libéralisme et le républicanisme pour construire une généalogie de la modernité politique, le cas florentin n’est pas sans intérêt, à condition toutefois de ne pas oublier que ce cas singulier pose un problème de méthode et un problème historique. Le problème de méthode est qu’il existe souvent un non-dit de l’analyse induit par une sorte de porosité entre discours historique et participation à un débat politique contemporain, voire de contamination du premier par la seconde26 : il existe de ce fait une ambivalence constitutive du néo-républicanisme en ce qu’il est à la fois théorie politique et thèse historique27. Quant au problème historique (qui pour partie en découle), il consiste dans le fait que l’on a fortement tendance à réfléchir sur la longue durée des républiques italiennes et non sur leur pluralité formelle et temporelle. Il existe en effet non pas une, ni même deux – Venise, on l’a dit, est souvent étudiée symétriquement à Florence28 –, mais plusieurs républiques italiennes selon un constat fort banal mais qui n’est pas toujours pris en compte, et qui doit aussi laisser une place à la présence du modèle républicain dans des institutions non républicaines29. De plus, on pense trop souvent la république florentine à partir de la notion de déclin30 selon le modèle heuristique mis en place pour la Rome antique dès le Quattrocento et qui connaît son sommet avec le grand œuvre d’Edward Gibbon (Decline and Fall of the Roman Empire publié entre 1776 et 1788). Une version résumée de Sismondi est ainsi éditée, traduite en italien, en 1833, sous le titre significatif de Storia del risorgimento, de’ progressi, del decadimento e della rovina della libertà in Italia (Histoire du Risorgimento, des progrès, du déclin et de la destruction de la liberté en Italie)31. Est ainsi privilégiée une forme de récit téléologique qui fait l’histoire des vaincus à la lumière de leur défaite, non sans parfois une certaine dose de romantisme et de préjugé idéologique. Les paradigmes de l’unicité et du déclin ont en commun de faire perdre de vue l’historicité radicale de la république florentine comme cas spécifique (lourd d’un sens particulier, source de pratiques, d’enjeux politiques et de formes institutionnelles spécifiques). La chose est d’autant plus prégnante dans l’historiographie italienne que ces deux paradigmes de l’unicité et du déclin sont constitutifs d’une pensée de l’Italie comme cas historiographique singulier32.

• 33 Il est notable que nombre de Florentins contemporains considèrent au début du xvi^e siècle que 1494 (...)
• 34 Sur la situation de Florence dans les guerres d’Italie voir Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zanca (...)

11Voilà pourquoi il peut s’avérer utile d’adopter pour notre propos un lieu d’observation singulier, choisi dans la mesure même où il peut être tenu pour un point de basculement de la question : la « nouvelle » république florentine née au début des guerres d’Italie à l’automne 1494, lorsque Florence chasse Pierre de Médicis qui vient d’accepter de livrer au roi de France Charles VIII les clés des citadelles défendant les frontières occidentales de l’État florentin. Cette république est perçue comme nouvelle par les contemporains eux-mêmes33. Il en va ainsi, entre autres choses, parce qu’est inventée une réforme institutionnelle importante qui donne lieu à la création d’un Grand Conseil, véritable « seigneur de la cité », accueillant en son sein plus de trois mille citoyens. Ce modèle républicain largement inédit ne s’écroule qu’en août 1530 avec le retour définitif des Médicis, après que la cité cède aux troupes impériales et pontificales après un siège interminable de plus de huit mois. Née de l’état de guerre, la république nouvelle meurt donc un peu moins de quarante ans plus tard d’un autre conflit armé contemporain de l’instauration de la pax hispanica impériale sur la péninsule34.

• 35 Voir sur ce point notre introduction à Machiavel, Le Prince/De Principatibus, J.-L. Fournel et J.-C (...)
• 36 Voir Alberto Tenenti, Stato : un’idea, una logica, Bologne, Il Mulino, 1987. Voir aussi l’entrée st (...)
• 37 Sur ce point, voir le livre de Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen au concept de go (...)
• 38 Voir sur ce point les travaux de Riccardo Fubini et Lorenzo Tanzini cités plus haut.
• 39 Francesco Guicciardini, Avertisssements politiques, J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini (éd.), Paris, (...)
• 40 Guicciardini dans un autre ricordo fait aussi remarquer plus particulièrement que, par comparaison (...)
• 41 Il n’est pas indifférent de remarquer que l’un des premiers écrits importants de Machiavel, le prem (...)
• 42 Voir Fabrizio Riciardelli, The Myth of Republicanism in Renaissance Italy, Turnhout, Brepols, 2015. (...)

12Le choix de ce poste d’observation s’impose pour plusieurs raisons dont la moindre n’est pas que, dans cette « époque », naissent à Florence quelques-uns des textes totémiques de l’héritage républicain de la Renaissance (ceux de Machiavel, bien sûr, mais aussi de Savonarole, de Francesco Guicciardini, voire de Francesco Vettori ou Donato Giannotti) au sein de ce qu’en d’autre lieux nous avons appelé, avec Jean-Claude Zancarini, le « laboratoire florentin »35. Il s’agit ainsi de mieux comprendre comment, si cette forme singulière de repubblica florentine (pas toujours aisée à nommer pour les contemporains) semble a priori émerger dans la péninsule italienne entre le comune (en amont) et le stato (en aval), cette chronologie schématique s’avère faussement simplificatrice. D’un côté, le comune (avec ses langages et ses traditions) continue à exister au-delà du xiv^e siècle même si on y parle parfois plus volontiers de la cité, de la civitas, ou de son « peuple » que de la république. C’est le cas même d’un Leonardo Bruni qui, pourtant, a imposé dans sa traduction d’Aristote la traduction de politeia par respublica, à l’origine de la fortune de la catégorie théorique de « république » comme régime singulier. De l’autre, le stato ne cesse jamais d’être déjà là comme arrière-plan de tout texte politique, au nom même de la polysémie du terme « état » (stato) dans la langue vernaculaire36. Il n’empêche que la question républicaine peut acquérir dans ce cadre une autonomie critique par rapport aux deux problèmes majeurs que sont, d’un côté, la vieille réflexion sur la naissance de l’État « moderne » et, de l’autre, l’identification d’un passage du regimen médiéval en gouvernement37, à condition toutefois de prendre en compte deux problèmes : d’abord, la confrontation entre la république et l’évolution du cadre territorial de son espace de référence (du fait de l’expansion des républiques les plus fortes et les plus riches)38 ; ensuite, les formes que prend cette expansion (la conquête militaire). La double question était déjà au cœur de l’articulation complexe et évolutive entre l’autonomie de la juridiction communale et la permanence de la juridiction impériale, en tant que cette dernière était avant tout un ordre lointain, distant dans l’espace. La république florentine existe et grandit dans un espace évolutif et dans un espace conflictuel. Guicciardini pourra ainsi écrire entre 1520 et 1530 dans ses Ricordi (Avertissements politiques) que tous les États sont violents « sauf les républiques établies sur le sol de la patrie et pas au dehors 39». Cette incise restrictive est à la fois une défense et illustration de la spécificité républicaine – il s’agit pour l’auteur du seul régime politique qui ne soit pas fondé sur la violence – mais aussi un constat des limites strictes de cette juridiction particulière (puisque la chose ne vaut que « sur le sol de la patrie et pas au dehors »).40 Pour dire les choses clairement, ce primat de la libertas sur la violence de l’État ne vaut que sur le sol de la patrie originelle et non dans les territoires éventuellement conquis par la république41. On est bien loin du mythe de Florence au xv^e siècle décrite comme dominatrix, nouvelle caput mundi, puis modèle de libertas (y compris dans les villes sujettes auxquelles Florence prétend rendre la « vraie » liberté)42. La contradiction entre les institutions républicaines et l’extension du territoire florentin atteint son comble au début des guerres d’Italie, à partir de l’automne 1494, quand l’enjeu et les effets de la guerre continuelle ne concernent plus une modification marginale de frontières mais la survie même de l’État. De ce fait s’impose une singularité de la conjoncture et des rapports de force (caractéristique de ce que Machiavel appelait « la qualité des temps »). Cela induit l’identification d’un nœud interprétatif particulier : le lien entre la guerre et la cité, avec le cortège des effets sur la pensée politique républicaine de ce que l’on peut appeler « l’état de guerre » inédit faisant peser une menace de mort sur la république.

• 43 Voir Jean-Louis Fournel, « Du parlamento au Grand Conseil florentin (1494-1530) : essai d'interprét (...)
• 44 La formule figure dans les sermons sur Aggée VIII et IX des 7 et 8 décembre 1494 (Prediche sopra Ag (...)

13Revenons-en donc à cet étrange automne 1494 où Savonarole monte en chaire pour transformer radicalement la perception qu’ont les Florentins de leurs institutions républicaines. Il rend possible du même coup une reprise et un approfondissement de la vieille question communale qui ne passait pas d’ailleurs explicitement par le lexique de la « république ». Pour bousculer l’état de la réflexion sur la république à Florence, le dominicain propose un raisonnement assez simple selon lequel l’état de guerre et la débâcle militaire montrent trois choses : d’abord, la vieille république guelfe a failli (l’intervention étrangère qui la bouscule est le prix payé pour cet échec et pour la corruption de son élite) ; ensuite, il faut changer d’institutions tout en préservant la république car cette dernière est « naturelle » à Florence (il s’agit donc bien de « réinventer » la république) ; enfin, il faut, face à la guerre extérieure, reconstruire un bien commun en luttant contre factions et clans. Pour ce faire, il convient d’instaurer une « paix universelle » au sein de la cité pour garantir sa cohésion, son unité et donc sa capacité de résistance aux aléas de l’histoire. Les propositions rappelées plus haut deviennent très vite autant d’évidences pour une majorité de Florentins. En quelques semaines, la signification des vieux mots de « liberté », « égalité », « république », entre autres, est interrogée : les Florentins tentent de leur trouver une traduction institutionnelle inédite grâce à un bouleversement radical de l’ordre juridique et des instances. Cela passe par la création d’un Grand Conseil pouvant accueillir plus de trois mille membres permanents et qui devient « le prince de la cité »43. Au-delà des divergences politiques qui demeurent, une analyse politique est profondément partagée par les citoyens florentins, hormis dans le cercle très étroit des médicéens exilés à partir de novembre 1494 : quelque chose a changé et une nouvelle république a vu le jour (la traduction lyrico-mystique de Savonarole est que les Florentins doivent « chanter au Seigneur un cantique nouveau »44).

• 45 Francesco Guicciardini, Storie fiorentine, A. Montevecchi éd., Milan, Rizzoli (BUR), 1998, p. 196-1 (...)

14C’est bien la conscience profonde du caractère irréductible de cette nouveauté qui explique l’impressionnante accumulation, en une vingtaine d’années, de textes historico-politiques et institutionnels qui tentent de penser la nouvelle république et sa sauvegarde, et ce d’autant plus que sa jeunesse rend la république fragile en ces temps « étranges » et « insolites » de la guerre selon deux adjectifs que l’on retrouve le premier chez Francesco Guicciardini et le second chez Savonarole. Guicciardini, dès ses Histoires florentines rédigées en 1508, alors qu’il il traite la descente en Italie du roi de France Charles VIII, considère que la guerre nouvelle change « non seulement les États, mais aussi les façons de les gouverner et les façons de faire la guerre »45. Voilà donc pourquoi je privilégie ici une chronologie différente de celles qui sont proposées par Hans Baron, John Pocock ou par Quentin Skinner. Au lieu de considérer une longue durée républicaine cohérente et continue (de 1250, ou de 1380, à 1530) d’un espace (Florence) et de langages récurrents (pouvant justifier l’analyse analogique du cas florentin comme une matrice d’un second républicanisme classique), je préfère fonder mon propos sur une focalisation à partir d’un moment circonscrit (1494-1530) défini par une série d’événements guerriers et « révolutionnaires », d’un espace qui explose et se redéfinit (la péninsule italienne) et d’une ère du soupçon sur la langue de la politique héritée du passé, soit d’une rupture et d’un conflit aigu de temporalités (d’autant plus aigu qu’il est perçu clairement comme tel par les contemporains).

• 46 Voir Théologie et droit dans la science politique de l’Etat moderne, Rome, École Française de Rome, (...)
• 47 Sur laquelle on peut consulter l’ouvrage de Lauro Martines, April Blood. Florence and the plot agai (...)
• 48 Un danger que la guerre va faire ressentir comme encore plus lourd de conséquences dès lors que le (...)

16De ce fait, se repose autrement une vieille question : si l’on tient que le comune ne fut pas pensé contre le regnum au nom d’un paradigme républicain mais à côté de lui voire en articulation avec lui, au nom d’une réflexion sur les formes que peut prendre l’autonomie d’un corps politique constitué46, reste le problème de savoir à quel moment l’opposition entre la république (comme gouvernement du plus grand nombre) et le regnum ou le principat (comme gouvernement d’un seul) émerge en pratique dans cette pensée politique italienne, qui donne lieu à certaines des réflexions politiques les plus sophistiquées dans l’Europe de la fin du Moyen Âge et de la première Renaissance. Je dis « en pratique » car dans les énoncés théoriques cette opposition est fondée depuis longtemps à partir de la référence aristotélicienne obligée, revue par le Thomas d’Aquin du De regno (qu’on l’appelle alors De regimine principum et dont on ne sait pas encore que l’essentiel en a été rédigé par un autre dominicain proche de la culture communale, nommé Ptolémée de Lucques). Je propose de considérer que cela se produit par la réactualisation polymorphe de la question de la tyrannie, épouvantail récurrent de la réflexion politique mais aussi instrument utile de cohésion du corps politique communal et républicain lorsque celui-ci est menacé de l’extérieur, comme l’a montré la propagande anti-milanaise des chanceliers florentins au début du xv^e siècle (un corpus sur lequel Hans Baron fonde ses thèses sur « l’humanisme civique » pour l’essentiel). Or, à la fin de ce même xv^e siècle, c’est la crainte de la dégénérescence du gouvernement d’un seul (qui en soi n’est ni bon ni mauvais) en tyrannie qui conduit à un certain consensus citadin contre la famille régnante des Médicis : Laurent le Magnifique après la conjuration des Pazzi de 147847 puis son fils Pierre ont en effet donné le sentiment d’évoluer vers un glissement de leur statut, de primus inter pares à véritable seigneur de la cité. La réponse donnée au retour des questionnements variés sur ce danger tyrannique48 au sein de la cité, loin de passer par une critique du gouvernement d’un seul, repart justement de cette question-là.

• 49 On peut lire la traduction française de ce texte dans Savonarole, Sermons, écrits politiques et piè (...)
• 50 Voir sur ce point, J.-L. Fournel, « Du parlamento au Grand Conseil florentin (1494-1530) », art.cit
• 51 Avertissements politiques (Ricordi), op. cit., p. 55-56.

17De fait, Savonarole dans ses sermons de 1494 comme dans son traité « sur la façon de régir et gouverner Florence », datant de février 1498 trois mois avant son exécution49, mais aussi Francesco Guicciardini dans son Dialogue sur la façon de régir Florence, écrit entre 1521 et 1525, admettent comme socle de la réflexion le fait que le gouvernement d’un seul est le meilleur qui soit même si tous les deux se méfient des « sages de ce monde », des « philosophes » et autres « politiques » qui pensent la cité de façon trop abstraite, la méfiance frappant y compris Marsile Ficin, l’ami du père de Francesco et son parrain. Mais l’un comme l’autre tirent de ce topos deux conséquences qui déplacent la réflexion et rendent possible une vraie pensée de la république. En premier lieu, si le meilleur gouvernement est le gouvernement d’un seul quand celui-ci est bon, il devient le pire des gouvernements quand celui-ci est mauvais, ce qui est loin d’être rare, compte tenu des faiblesses humaines et de la force des passions (d’où le fait que le gouvernement républicain peut s’avérer une solution historique, concrète, pratique, moins mauvaise même si elle ne prétend pas à l’excellence). Telle est la logique où le syntagme guichardinien du « moins pire » qui conduit à l’affirmation selon laquelle la république est le plus mauvais des gouvernements à part tous les autres. En second lieu, admettre que le gouvernement d’un seul est le meilleur ne signifie en rien que ce détenteur unique du pouvoir de gouverner soit un individu en chair et en os, roi ou prince : il peut s’agir d’une instance surhumaine (par exemple le Christ qui étant symboliquement fait « roi de Florence », laisse dans les faits la place libre pour un ordre républicain) ; ou encore d’une instance humaine au sein de laquelle se focalise la souveraineté républicaine – c’est là le rôle du Grand Conseil que Savonarole et Guicciardini nomment « l’âme de la cité » ou « le prince de la cité »50. En cela, le Grand Conseil, établi à la fin du mois de décembre 1494 par un coup de force assez inattendu et prenant de court une partie de l’oligarchie anti-médicéenne qui pensait revenir au passé proche, devient non seulement la clé de voûte des nouvelles institutions florentines mais s’affiche comme le signe, l’icône d’une nouveauté radicale qui relance la réflexion sur la république, une république pratique et symbolique en même temps, moins mauvais des gouvernements et meilleur des gouvernements, réalité et utopie concrète. Depuis que les Florentins ont « goûté » (c’est le verbe imagé qu’utilise Guicciardini dans son ricordo 38)51 au Grand Conseil, rien ne saurait être plus comme avant et on ne peut plus revenir en arrière : Guicciardini l’écrit dans son Dialogue sur la façon de régir Florence comme dans ses « avertissements » et Machiavel le confirme lui aussi quand dans son Discursus florentinarum rerum il recommande la « réouverture de la salle » où se réunit le Grand Conseil.

• 52 Ce problème du territoire et de son expansion avait déjà pesé beaucoup dans l’évolution de la répub (...)

20Machiavel, quant à lui, tranche en proclamant – de façon d’ailleurs plutôt apodictique mais très compatible avec les rêves de gloire entretenus par le Bruni de la Laudatio florentinae urbis – que la bonne république est conquérante ou n’est pas, ce qui justifie d’ailleurs ses critiques de Venise et sa reprise du modèle romain, pour des raisons militaires mais aussi au titre de la place qu’y occupa l’extension progressive de la citoyenneté. Selon Guicciardini, la fuite en avant dans la conquête présente un double danger (il le souligne dans ses Considerazioni attorno ai Discorsi di Machiavelli et à la fin du Dialogo del reggimento di Firenze) : d’une part, Florence n’a pas objectivement les moyens de telles ambitions face aux grandes monarchies nationales compte tenu de la condition des temps (à savoir face aux guerres d’Italie); d’autre part, cette conquête s’inscrit dans une logique d’unification de l’espace italien dont Guicciardini ne pense pas qu’elle soit a priori positive pour les cités concernées. Il préfère donc les alliances solides entre petits États à l’hégémonie d’un seul sur les autres. On retrouve ici l’idée bartolienne selon laquelle un grand État ne peut être régi par des institutions républicaines mais aussi peut-être une des origines de la théorie plus tardive du petit État (à partir du xviii^e siècle) qui, ce n’est pas un hasard, est au cœur du patrimoine intellectuel de la formation allemande « libérale » d’un Baron ou d’un Gilbert.52

• 53 Une étude de Jérémie Barthas défend ainsi, au travers d’une analyse serrée du célèbre topos inversé (...)
• 54 Pour toutes ces questions machiavéliennes je me permet de renvoyer à Jean-Louis Fournel et Jean-Cla (...)

21Mais à Florence, le « petit État », celui du comune et de son contado, est devenu au Quattrocento un État régional sans pour autant transformer radicalement son cadre institutionnel : il se fait jour alors ce que l’on pourrait appeler un « retard » des institutions sur la réalité de l’évolution du territoire dans lequel s’exerce l’autorité de la cité dominante, ce qui n’est évidemment pas sans effet sur les rapports sociaux à l’intérieur de l’État et de la ville ni sur la place qu’y occupe la question militaire. La contradiction se fait surtout sentir lorsqu’il ne s’agit plus pour Florence de conquérir mais de conserver et de défendre, quand la guerre nouvelle transporte le conflit au cœur de l’État et peut même le conduire à ruinare (c’est-à-dire à péricliter, à être entraîné dans une chute souvent fatale). On est là au cœur de la nouvelle pensée politique florentine qui, une fois réglé le principe du choix de base « républicain », doit trouver des solutions pour faire face à la faiblesse militaire endémique de l’État. C’est ce qui fait que la réflexion sur le mercenariat et les armi est placée au centre du Prince (et, pour partie, des Discours) dans une perspective qui ne veut pas seulement imiter la Rome antique ou l’Espagne contemporaine, les piquiers suisses ou les lansquenets allemands, mais inventer, selon ce que proclame le dernier chapitre du Prince, une « troisième voie » de l’infanterie qui, spécifiquement italienne, semble aussi pouvoir être la voie politique, celle d’une armée républicaine, ou tout du moins celle d’un « prince civil », à savoir un souverain qui serait lié aux lois de la cité et capable d’entretenir une relation d’« amour » avec son peuple et ses soldats. De fait, la question militaire ne relève pas simplement d’un choix de nature « technique » en faveur de telle ou telle arme (en l’occurrence l’infanterie) mais mobilise au passage une conception entière de la cité et de ses équilibres sociaux, financiers, économiques53. Machiavel, en proposant la création de l’ordinanza de 1506 (une sorte de petite armée de conscription destinée dans un premier temps à être une force d’appoint), n’intervient pas seulement dans le champ militaire mais investit tout l’espace de la politique intérieure. Rien d’étonnant d’ailleurs à cela pour celui qui, loin d’avoir peur des conflits, choisit d’en faire une des origines de la naissance et de la conservation de la liberté, s’élevant contre la centralité de l’idée de concorde encore au cœur du propos savonarolien. C’est bien le fait que la république soit en guerre qui détermine et conditionne la nature de la république (qui pose des frontières territoriales et conceptuelles et impose des conditions de possibilité selon la qualité des temps)54.

• 55 Dans son History of Florence, John Najemy choisit d’ailleurs d’intituler le chapitre qu’il consacre (...)

22Cette histoire est donc celle d’un paradigme républicain « réinventé » en 149455 puis progressivement écarté, tout du moins en apparence, après 1530, année de la chute de la république florentine au terme d’un long siège de huit mois. La question peut d’ailleurs être posée du lien structurel, consubstantiel, entre la question républicaine et la nécessité à chaque moment historique important de réinventer la république. La question même de la réinvention républicaine est une question républicaine. Au moment même où ils se posent cet objectif, les penseurs et les acteurs politiques des guerres d'Italie se réinstallent, en l'interrogeant, dans ce paradoxe républicain déjà actif au Quattrocento ; mais ils le font au nom d’une autre forme de républicanisme. Dans cette perspective, le cas de 1494 acquiert un statut qui n’est plus celui d’un simple épisode et la pensée politique qui en naît n’est pas seulement et pas essentiellement le produit de l’humanisme politique du Quattrocento. La question principale est dès lors la suivante : la république traditionnellement liée à la paix (à préserver ou à rétablir) peut-elle vivre comme régime de guerre, comme un régime en guerre (intérieure et extérieure, contre l’inimicus et contre l’hostis) ? C’est la question principale que posent l’histoire et la pensée florentines des guerres d’Italie et qu’elles transmettent au patrimoine commun de la réflexion européenne sur la république.

• 56 Voir, sur ce point, Q. Skinner et M. Van Gelderen (ed.), Republicanism. A Shared European Heritage, (...)
• 57 Voir Jean-Louis Fournel, « Qu'est-ce qu'un homme d'État ? Remarques sur l'écriture autobiographique (...)
• 58 Dans une certaine mesure, le Quinet des Révoltuions d’Italie se pose la même question quand il décè (...)
• 59 Sur l’État, voir supra note 37. « L’état » (lo stato) dans la Florence des guerres d’Italie n’est p (...)

24Dire cela signifie ne pas croire aux mirages idéologiques et rhétoriques du républicanisme vertueux56 sans pour autant se replier sur une négation, implicitement passéiste, de toute origine républicaine de la modernité politique au bénéfice d’un éloge quelque peu nostalgique et culturaliste du modèle classique. Il s’agit ainsi de voir dans quelle mesure se construit dans cette expérience toscane spécifique une aporie pouvant s’avérer inquiétante et justifier des glissements problématiques : celle de « l’homme d’état »57 républicain en tant qu’il est un acteur politique susceptible d’incarner à la fois la défense éthique des valeurs de liberté et d’égalité mais aussi la défense militaire de l’« état »58 comme régime autant que de « l’État » comme territoire, organisation ou dispositif politico-administratif59.