1Dans un essai intitulé La fabrique de l’enfant-transgenre, les psychanalystes Caroline Eliacheff et Céline Masson (2022 : 11, 45-47) expliquent les raisons qui poussent aujourd’hui des personnes, et notamment de jeunes personnes, à faire un coming out trans’’ :

[...] le besoin de vivre dans un genre différent du sexe assigné à la naissance relève d’une subculture contagieuse via les réseaux sociaux, se rapprochant par maints aspects de l’emprise sectaire. […] le recrutement se fait en ligne (impact des réseaux sociaux) et s’adresse aux jeunes souvent vulnérables et en quête d’identité […] Les influenceurs transgenres et les vlogueurs alpaguent la nouvelle recrue et l’incitent à rejeter ses parents nécessairement transphobes au profit de sa nouvelle famille […] les blessures infligées sur le corps et notamment la chirurgie sont un signe d’allégeance au groupe.

2Pour la philosophe Pauline Clochec (Clochec, Grunenwald, 2021) et la sociologue des médias Karine Espineira (2021), ce type de discours ne se fonde sur aucune donnée empirique et relève d’une transphobie « savante » cherchant, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, à fragiliser des droits difficilement acquis. On le retrouve également chez l’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco qui, lors d’un passage dans l’émission Quotidien diffusée sur TMC le 10 mars 2021, déclare :

Il n'y a pas un troisième sexe. Il y a une bisexualité, il y a un genre. Le transgenre a été inventé à partir de personnes qui avaient des problèmes avec l’identité, ce qu'on a appelé le transexualisme. Il ne faut pas les discriminer, ça existe, mais je trouve qu'il y a un peu une épidémie de transgenres. Il y en a beaucoup trop.

3Le philosophe Paul B. Preciado (2021) rappelle que les personnes trans’ représentent moins de 0,5 % de la population en Europe et moins de 0,7 % aux États-Unis. Il souligne :

[...] l’historienne de la psychanalyse s’improvise experte en politique queer et, comme quelqu’un qui confond la douche de chez elle avec un sauna pansexuel de Berlin, confond la bisexualité, un vieux concept platonico-freudien qui n’a rien à voir avec le fait d’être ou de ne pas être trans’, le troisième sexe, la notion de genre, les pratiques transgenres…

4Pour la chercheuse en sciences de l’information et de la communication (SIC) que je suis, les termes d’« épidémie » et de « secte » dès lors qu’ils sont associés à ceux de « jeunes » et de « réseaux sociaux » renvoient directement à celui de « panique morale ». Étant plus spécialiste des nouvelles formes de diffusion et de médiation de l’information engendrées par le web que des transidentités et de l’analyse du discours, je ne reprendrais pas à mon compte le terme de « transphobe » pour qualifier les propos de ces trois psychanalystes, car cela nécessiterait que j’en fasse une analyse approfondie pour justifier son emploi, mais je soulignerais leur manque de fondements théorico-empiriques lorsqu’ils ont trait aux pratiques informationnelles des personnes trans’.

5Un double constat peut être fait. Premièrement, le mythe du digital native en danger sur le web, déconstruit depuis plusieurs années par des spécialistes des pratiques numériques adolescentes (boyd, 2014 ; Cordier, 2015), renaît une fois encore de ses cendres et cible ici les jeunes populations LGBT+. Deuxièmement, il existe peu de travaux académiques consacrés spécifiquement aux pratiques informationnelles des personnes transgenres, laissant de fait un gouffre dans lequel les discours alarmistes se développent.

6Dans le champ des SIC, le concept de « pratiques informationnelles » permet d’étudier à la fois le besoin, l’appropriation et l’usage de l’information ou bien encore la manière dont les dispositifs informationnels sont utilisés (Gardiès et al., 2010). Il est défini comme suit :

[…] manière dont un ensemble de dispositifs, de sources formelles ou non, d’outils, de compétences cognitives sont effectivement mobilisés, par un individu ou un groupe d’individus, dans les différentes situations de production, de recherche, d’organisation, de traitement, d’usage, de partage et de communication de l’information. Nous englobons dans ce terme de « pratique » aussi bien les comportements, les représentations que les attitudes informationnelles de l’humain (individuel ou collectif) associés à ces situations (Chaudiron, Ihadjadene, 2010).

7Le besoin informationnel est entendu comme la prise de conscience par une personne d’une lacune dans son état de connaissance qui l’empêche d’agir ou de prendre une décision. Étudier ce type de besoin nécessite de porter une attention particulière à la « tâche » que doit accomplir la personne et pour laquelle une lacune est identifiée, mais aussi au contexte de cette tâche, à ses buts ou encore à ses caractéristiques (Boubée, Tricot, 2010).

8L’étude des pratiques informationnelles des personnes trans’ que je présente ici vise donc à étudier l’émergence et l’évolution de leurs besoins informationnels dans le contexte précis de la transition de genre (MtoF et FtoM), la nature des sources qu’elles mobilisent, le type d’information qu’elles y trouvent et les usages qu’elles en font pour avancer dans leur parcours de transition, pour faire des choix (changement de prénom, prise d’un traitement hormonal substitutif, etc.) et pour donner du sens à leurs actions. Ancré dans une démarche ethnographique et une approche anthropologique du savoir (Maury, Kovacs, 2014), ce travail a aussi pour enjeu de montrer que, si le parcours de transition est un parcours psychique, médical, social, administratif, il est aussi un parcours informationnel et documentaire qui favorise le développement de connaissances et la création de liens sociaux entre celles et ceux qui produisent l’information et celles et ceux qui se l’approprient.

Revue de la littérature

9Notons pour commencer que les personnes trans’ ne forment pas une catégorie homogène tant du point de vue de la classe, de la race, du sexe, que de la trajectoire sociale et des conditions de vie (Beaubatie, 2019). Si certaines souffrent d’une « pauvreté informationnelle » (Chatman, 1996) du fait de la précarité (économique, affective) dans laquelle elles vivent, d’autres sont dotées d’un capital scolaire, culturel, économique et social élevé qui facilite l’accès (physique, intellectuel) à l’information. Les parcours de transition ne se font donc pas dans les mêmes conditions. Certaines bénéficient du soutien de leurs parents quand d’autres sont confrontées à un rejet de leur part, voire à une rupture totale avec eux (Beaubatie, 2017).

Les besoins informationnels des personnes trans’

10Les pratiques informationnelles des personnes trans’ ont fait l’objet de recherches dans le champ international de la Library and Information Science (LIS) qui sont peu nombreuses mais offrent un premier éclairage sur le rapport qu’elles entretiennent à l’information. Pohjanen et Terttu (2016) étudient les activités de recherche d’information actives et passives conduites au cours de la phase de construction de l’« identité de genre » et du parcours de transition. Elles montrent que les personnes qui ressentent une incongruence de genre ne cherchent pas nécessairement à la comprendre par une démarche volontaire de recherche d’information, parce qu’elles ne possèdent pas la terminologie adéquate ou qu’elles ignorent l’existence même de la transidentité. La découverte de la transidentité se fait souvent de manière passive, hasardeuse, par une rencontre humaine, ou en tombant sur une émission à la télévision ou encore par sérendipité en naviguant au sein du web. Les démarches volontaires de recherche d’information et les besoins informationnels apparaissent véritablement à partir de cette découverte, lorsque les personnes prennent conscience d’une lacune dans leurs connaissances.

11Les démarches de recherche active visent d’abord à comprendre ce que signifie être trans’, à enrichir le vocabulaire et trouver des témoignages de personnes ayant fait une transition, ce qu’avait déjà mis en avant J. K Taylor (2002). Viennent ensuite les recherches d’information dédiées à la transition médicale (traitements hormonaux, opérations chirurgicales) et à la transition sociale (changement de prénom d’usage, coming out). Pour ces différentes recherches, les personnes préfèrent Internet et les groupes de discussion (en ligne/hors-ligne) aux bibliothèques qui ne constituent pas un lieu sûr et manquent souvent de ressources documentaires adéquates (Beiriger, Jackson, 2007 ; Jardine, 2013).

L’accès à l’information en bibliothèque

12Des recherches nord-américaines pointent plusieurs barrières dans l’accès à l’information en bibliothèque auxquelles sont confrontés les publics LGBT+ (Pierson, 2017). Tout d’abord, le contexte sociopolitique influe sur la constitution des fonds documentaires. L’existence, dans certains états américains, de lois interdisant d'évoquer l'identité de genre et l'orientation sexuelle à l’école conduit à la censure de ressources dans les bibliothèques scolaires. Les bibliothèques en milieu rural reçoivent peu de financements, ce qui limite les nouvelles acquisitions, et sont susceptibles d’être dirigées par des personnes peu favorables à la cause LGBT+. Les convictions (politiques, religieuses) du personnel et son niveau de connaissance de ces publics ont aussi un impact sur les collections. Les personnes résidant en zone rurale accèdent donc à moins de ressources que celles vivant en zone urbaine.

13En outre, dans les environnements urbains, les ressources à destination des gays et des lesbiennes cisgenres sont, bien que limitées, plus nombreuses que celles à destination des trans’. Cependant, des erreurs de catalogage ou une mauvaise indexation empêchent souvent leur visibilité. Ce constat est également fait en France. On relève dans la littérature professionnelle un engagement en faveur des publics LGBT+ qui passe par une nouvelle façon de penser l’accès à la documentation dans les bibliothèques publiques et universitaires et dans les centres de documentation et d’information (CDI) de l’enseignement secondaire, à travers le catalogue, l’indexation et la cotation (Beyron-Whittaker, 2018). Dans une logique d’inclusion, l’Openbare Bibliotheek d’Amsterdam accueille une section consacrée à l’homosexualité et à la diversité sexuelle dont le fonds est géré par l’association IHLIA LGBT Heritage (Hubert, 2021). Pour pallier les manques constatés en bibliothèque publique, de nombreuses associations disposent, quant à elles, de leur propre bibliothèque (Jean, 2020). Dans la même lignée, le collectif français Archives LGBTQI+ œuvre depuis 2017 pour l’ouverture d’un centre de sauvegarde et transmission des mémoires autonome et géré par « la compétence communautaire, qui permet d’indexer avec les bons mots-clés », qui dispose du « queersaurus » (Bourcier, 2020).

14Dans le contexte des bibliothèques universitaires, Nehra et Braquet (2011) montrent que des variables émotionnelles (honte, peur d’être stigmatisé) empêchent les étudiant·es de demander, rechercher, consulter ou emprunter certaines ressources. Cela renvoie au phénomène de library anxiety qui n’est pas propre aux LGBT+ et ne concerne pas spécifiquement la recherche d’information mais l’inquiétude éprouvée au sein du lieu (Boubée, Tricot, 2010). De même, les femmes trans’ rencontrées au début des années 2000 par Adams et Peirce (2006) évitent les prêts en bibliothèque ou les achats en librairie et vivent la démocratisation de l’Internet et l’arrivée des médias sociaux comme un moyen de conduire des recherches de manière plus sereine et plus discrète. Les personnes rencontrées près de vingt ans plus tard par Miller (2020) affirment que les sources d'information les plus utilisées pour leurs recherches actives sont les médias sociaux.

L’accès à l’information en ligne

15L’explosion des plateformes numériques au début des années 2000 permet d’accéder à de nouvelles représentations des transidentités, au sein de groupes de parole en ligne ou de chaînes/comptes sur des médias sociaux animés par et pour des personnes transgenres. Cela donne accès à des images plus positives que celles jusqu’alors renvoyées par les médias, oscillant entre fétichisme et sensationnalisme (Alessandrin, 2012). Ces plateformes jouent un rôle important dans l’accès à l’information en lien avec la transition sociale et administrative, mais surtout en lien avec les hormonothérapies, les chirurgies et la santé mentale (Hawkins, Gieseking. 2017 ; Hawkins, Haimson, 2018 ; Lallet, Delias, 2018). Si elles peuvent faire sauter certaines barrières (découverte de la « communauté » et de lieux de sociabilité en ligne qui permettent de rompre un certain isolement, confidentialité des échanges au sein de groupes de discussion fermés), elles en font apparaître de nouvelles (Karami et al., 2019).

16Tout d’abord, toutes les personnes ne sont pas équipées en outil informatique ou connexion Internet. Dans le cas des jeunes publics, il est démontré que, quand bien même il est possible de se connecter à Internet à la maison, le degré avec lequel les parents encadrent les pratiques numériques et la place où se trouve l’ordinateur (le salon, la chambre) jouent un rôle dans l’accès à l’information (Cordier, 2015). Par ailleurs, il existe des barrières cognitives qui ne rendent pas les recherches en ligne plus aisées qu’en bibliothèque. En Suède, Pohjanen et Terttu (2016) ont par exemple souligné une difficulté pour certain·es de trouver des contenus rédigés dans leur langue maternelle. D’autres travaux ont pointé une difficulté à comprendre des termes médicaux non vulgarisés (Deutsch, 2016) ou une confrontation difficile à des discours pathologisants, des discours haineux ou des images pornographiques (Adams, Peirce, 2006 ; Augustaitis et al., 2021). En France, le site Wiki Trans a été créé en 2018 à l’initiative d’une femme trans’ qui, au cours de sa propre transition, a pu identifier un manque d’information médicale vulgarisée ou rédigée en langue française (de nombreuses ressources sont en anglais), mais aussi une dispersion de l’information à différents endroits du web la rendant inaccessible car perdue dans le flux. Le site regroupe aujourd’hui une communauté hybride de personnes trans’ partageant des savoirs expérientiels et de médecins allié·es s’assurant de la fiabilité des contenus médicaux publiés (Stassin, 2021).

Savoirs expérientiels et autodétermination dans le parcours

17Nous avons aujourd’hui autant accès en ligne à une information scientifique et médicale non vulgarisée, disponible dans les archives ouvertes ou les revues en libre accès, qu’à une information vulgarisée par les médecins eux-mêmes (Dupagne, 2011) ou par des patient·es devenu·es expert·es de la maladie qui les affecte, formant de véritables communautés autour d’un intérêt partagé (Legros, 2009). Les médias sociaux permettent de satisfaire certains besoins informationnels dans le domaine de la santé en offrant des ressources hybrides relevant de l’information spécialisée ou du témoignage et de la mise en commun des vécus (Paganelli, Clavier, 2011 ; Paganelli et al., 2014). Le développement de ces médias a favorisé le partage de savoirs « expérientiels » et « profanes » (Méadel, 2010), et a donné une audience à des personnes qui, par l’expérience quotidienne de la maladie, ont développé des compétences thérapeutiques. Bien que les personnes trans’ ne soient pas malades, elles n’en demeurent pas moins patientes lorsqu’elles s’engagent dans un traitement médical. Les échanges entre pair·es au sein d’une association ou d’un forum de discussion favorisent la formalisation de connaissances tacites, le développement de savoir-faire et le partage, voire la création, de nouvelles connaissances, donnant à ces lieux la forme de « communautés de pratique » (Wenger, 1998 ; Jouet, Las Vergnas, 2011). Ces connaissances issues de l’expérience peuvent être complémentaires au savoir clinique du médecin (Akrich, Méadel, 2002) et conduire à des hybridations. Les membres de ces communautés acquièrent des capacités d’agir qui les rendent autonomes face à leur maladie ou leur parcours de soins. Cela les pousse à remettre en cause le savoir clinique des médecins et le monopole des expert·es dans la diffusion des connaissances, et à s’imposer dans les débats publics, comme le firent, dans les années 1980, les personnes atteintes du VIH/sida au sein d’associations comme AIDES ou Act Up (Bonneuil, Joly, 2013).

18La remise en cause des experts est un élément essentiel du développement des savoirs sur la question trans’ par les personnes trans’ elles-mêmes. Dans les années 1990-2000, des associations militantes se créent en France pour partager ou vulgariser des informations médicales dans une logique d’entraide et d’auto-support, pour lutter contre la psychiatrisation des parcours et faire pression sur les pouvoirs publics. À titre d’exemple, on peut citer les associations Prévention action santé travail pour les transgenres (PASTT) ou l’Association du syndrome de Benjamin (ASB) créées en 1994 ou encore le collectif Support Transgenre Strasbourg, (STS67), qui est fondé en 2002 et se développe principalement en ligne, au sein d’un site web où des informations médicales sont mises à disposition, notamment sur les hormones, informations qui étaient jusqu’alors transmises sur support imprimé aux adhérent·es des associations précitées. Le mouvement trans’ a donc su s’emparer du numérique pour produire et partager de l’information et favoriser, par la même occasion, la création de liens sociaux autour de cette production et de ce partage (Espineira, 2007).

19Le 10 février 2010, un décret du ministère de la Santé sort le « transsexualisme » des maladies psychiatriques et troubles mentaux. Il n’est plus considéré comme une affection psychiatrique de longue durée (ALD). Au terme « transsexuel », issu du vocabulaire médical, sont alors préférés ceux de « transgenre » et « transidentité » permettant de dépasser une approche « socio-corporelle » et binaire (Thomas, 2010) selon laquelle la transition passe nécessairement par une chirurgie de réattribution sexuelle. La transidentité est reclassée en ALD hors liste qui permet une prise en charge des traitements par le système d’assurance maladie :

Déclassifier la transidentité de la liste des maladies mentales ne veut pas dire démédicaliser. Les trans’ ont besoin de soins (hormones, épilation définitive, chirurgie, etc.), d’accompagnement psychologique… ça ne veut pas dire qu’ils ont une maladie mentale (Reucher, 2011).

20L’année 2010 voit aussi se créer la Société française d'études et de prise en charge de la transidentité (Sofect) qui réunit des équipes hospitalières, déjà impliquées dans la prise en charge des personnes trans’, à des fins d'aide à la transition, de recherche et de formation. Pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens financiers de passer par le secteur privé, le passage par la Sofect est à cette époque le seul moyen pour que les soins soient remboursés. Ses méthodes et son hégémonie sont cependant contestées par les associations trans’ et par certains médecins qui lui reprochent le suivi psychiatrique de deux ans et les tests de vie réelle qu’elle impose aux personnes avant de commencer une transition médicale. Si de rares associations acceptent de collaborer avec elle, la plupart s’y opposent radicalement, et ce, malgré son changement de nom en 2020 – elle devient la French Professionnal Association for Transgender Health (FPATH) – et le fait qu’elle intègre plus de personnes trans’ dans ses équipes. Pour les personnes qui souhaitent l’éviter, la solution est de passer par le privé. Les endocrinologues peuvent prescrire des traitements hormonaux sans que les patient·es n’aient à fournir d’attestation certifiant d’un suivi psychiatrique. Mais dans les faits, nombreux sont les médecins qui les exigent. Dès lors, il incombe aux personnes trans’ de consulter un psychiatre. Ici encore, les savoirs communautaires jouent un rôle important pour leur permettre d’obtenir ce document sans trop de difficultés et surtout de rester les seules à même de définir leur identité de genre, dans une logique d’autodétermination. Il s’agit d’offrir les moyens de choisir librement et de manière éclairée les modalités selon lesquelles elles souhaitent mener leur transition, avec un suivi médical non discriminant. L’autodétermination vise en effet l’autonomie dans les parcours et non l’affranchissement du cadre médical (Alessandrin, 2018 ; Delias, Lallet, 2018).

Approches méthodologiques

21La recherche présentée ici est de nature ethnographique et a été menée entre 2020 et 2022 principalement dans le milieu trans’ de la ville de Reims. Plusieurs méthodologies ont été mobilisées : entretiens semi-directifs, observations non participantes au sein d’un serveur Discord, observation participante dans une association LGBTQI+ rencontres formelles et informelles avec les membres de l’association.

23Les personnes interviewées ne sont pas toutes dans la même tranche d’âge, ni à la même étape de leur parcours de transition (voir tableau). En outre, à Reims, certaines sont impliquées dans les activités culturelles et militantes de l’association, d’autres la fréquentent de manière ponctuelle. De façon générale, toutes sont insérées socialement. Elles sont soit dans la vie active soit étudiantes. Elles appartiennent à la classe moyenne. Leurs parents sont souvent commerçant·es, enseignant·es, ingénieur·es, infirmier·ères. Elles peuvent parfois être en conflit avec leur famille, mais jamais dans une situation de rupture totale. Certaines sont engagées dans une vie de couple et/ou ont des enfants, d’autres sont célibataires, mais sont entourées par un réseau amical et un réseau de pair·es. Aucune ne se trouve dans une situation de précarité au moment où je réalise les entretiens.

Tableau. Présentation des personnes rencontrées en entretien

Prénom, genre, année de naissance	Parcours de transition	Situation au moment de l’entretien	Année et lieu de l’entretien
Élodie – MtoF -1984	Transition sociale et médicale	Sans emploi par choix politique, impliquée dans les actions culturelles et militantes de l’association. Membre Discord.	2020, Reims, chez moi
Nathalie- MtoF - 1977	Transition sociale et médicale	Technicienne de maintenance. Impliquée dans les actions culturelles et militantes de l’association et dans différents serveurs Discord trans’.	2020, Reims, dans un bar
Agnès – MtoF - 1963	Transition sociale et médicale	Travailleuse sociale en reconversion. Impliquée dans les activités culturelles et militantes de l’association. A fondé le serveur Discord avec Nathalie.	2020, Reims, chez Victor
Sandrine – MtoF - 1996	Transition sociale et médicale	Ingénieure. Membre Discord. Impliquée dans les activités culturelles et militantes de l’association.	2020, Reims, chez moi
Hélène – MtoF -1999	Transition sociale partielle auprès d’ami·es	Vient d’intégrer une prépa arts plastiques après deux ans de prépa ingénieure. Membre Discord.	2020, Reims, chez moi
Colette – MtoF - 1998	Transition sociale partielle auprès d’ami·es	Vient d’arrêter des études en informatique. Recherche un emploi. Membre Discord. Fréquente l’association.	2020, Reims, chez moi
Réjane – MtoF - 2000	Transition sociale et médicale	Vient d’arrêter des études en informatique. Membre Discord. Fréquente l’association.	2020, Reims, en visioconférence
Reine – MtoF – 1993	Transition sociale partielle auprès d’ami·es	Professionnelle de la santé paramédicale. Membre du serveur Discord, commence tout juste à fréquenter l’association.	2022, Reims, en visioconférence
Léon – FtoM - 1996	Transition sociale et médicale	En fin d’études d’odontologie. Membre Discord. Fréquente l’association.	2020, Reims, chez lui
Victor – FtoM - 1993	Transition sociale et médicale	Ingénieur en reconversion professionnelle. Membre Discord. Fréquente l’association.	2020, Reims, chez lui
Mat – FtoM - 1999	Transition sociale et médicale	Étudiant en informatique (DUT).	2020, Nancy, au Starbucks
Raphaël – FtoM - 1998	Transition sociale et médicale	Assistant d’éducation en lycée. Envisage de passer un CAPES de Documentation.	2022, Nancy, dans un bar
Yan - FtoM - 2002	Transition sociale et médicale	Étudiant en informatique (L3).	2022, Nancy, dans un bar

24Les entretiens visaient à revenir sur la manière dont les personnes avaient découvert leur transidentité, la phase de questionnement qui avait suivi cette découverte et les recherches d’information réalisées pour les différentes étapes de leur parcours de transition. Plus particulièrement, il s’agissait d’identifier les sources d’information consultées (littérature scientifique, médias, sites web institutionnels ou associatifs, médias sociaux, groupes de parole en ligne/hors-ligne, etc.), le type d’information collectée et l’utilisation qui en était faite dans les différentes étapes du parcours.

25Certaines personnes avaient préparé pour l’entretien, sans que je leur demande, des documents qu’elles m’ont remis : listes de « sites » qu’elles jugeaient importants dans leur parcours, brochures, livres qu’elles me conseillaient de lire (figure 1). Lorsque j’ai présenté mon projet au groupe de parole, une personne m’a demandé ce qu’il allait leur apporter. J’ai spontanément répondu que je pourrais leur fournir une cartographie des ressources que j’identifierais à travers mon étude. En outre, à la suite des entretiens, il arrivait que des personnes continuent à me donner des informations, en m’envoyant par exemple un SMS pour me signaler la sortie d’un podcast ou d’une bande dessinée. Une forme de coconstruction des savoirs s’est progressivement mise en place avec certaines d’entre elles et cela m’a poussée à rejoindre l’association en tant que membre active en 2021. Le fait que je sois une femme cisgenre lesbienne a facilité mon intégration. J’y ai retrouvé régulièrement certaines personnes interviewées en 2020 et nous avons mené ensemble différentes actions : création d’un livret de ressources documentaires sur les transidentités remis à la personne chargée de la mission égalité filles/garçons-LGBT au sein de l’académie de Reims (l’association est agréée par l’Éducation nationale), organisation de rencontres avec des auteur·es trans’ au local ou au sein de collèges de la ville, etc. Sans cette expérience d’immersion et d’actions menées aux côtés de personnes trans’, les seuls entretiens n’auraient pas été suffisants pour comprendre le sens qu’elles donnent à leurs pratiques, pour saisir la diversité des parcours ainsi que le jargon et les routines de la « communauté ».

Résultats

« Mettre les mots »

26L’incongruence de genre peut se ressentir dès l’enfance, de manière plus ou moins forte. Certaines personnes déclarent l’avoir « toujours su », d’autres parlent d’un sentiment plus flou que quelque chose ne faisait pas sens. Quel que soit l’âge auquel les personnes remettent en cause le genre qui leur a été assigné à la naissance, toutes mettent un certain temps à poser le mot « trans’ » sur leur identité, notamment parce qu’elles ignorent son existence et/ou manquent de vocabulaire, comme l’ont déjà pointé Pohjanen et Terttu (2016).

De Ranma ½ à la Queer Zone

27Nathalie et Élodie grandissent à une époque où le « transexualisme » est considéré comme une maladie mentale, où de rares personnes trans’ dans les médias sont tantôt fétichisées, glamourisées, tantôt associées au crime, à la prostitution, où l’équipement informatique et la connexion Internet, pas encore démocratisés, sont absents de la plupart des foyers, et où les médias sociaux n’existent pas. Certaines productions médiatiques permettent tout de même de combler, de manière quelque peu détournée, un « déficit de représentations » (Espineira, 2015). Des anime diffusés dans Récré A2 puis le Club Dorothée permettent à Nathalie de rêver d’un monde où elle peut, telle une Magical girl, se transformer, en un coup de baguette, en tout ce qu’elle veut, ou, comme Ranma ½, se transformer en fille au contact de la pluie :

J’avoue que j’étais un peu jalouse. Parfois je m’endormais et je me disais « demain, en me réveillant, je veux être une fille, et surtout l’avoir toujours été ».

28Elle entend pour la première fois le terme « transexuel » au lycée, dans une conversation que des camarades ont à propos du passage d’une femme trans’ dans l’émission Coucou c’est nous. Cela attire son attention. Elle essaye d’en savoir plus, mais ses premières recherches, en librairie et bibliothèque, sont infructueuses. Ce n’est qu’au début des années 2000, lorsqu’elle a son premier accès à Internet qu’elle finit par trouver, au milieu de contenus pornographiques, le blog d’une personne qui lui permet de comprendre qui elle est :

J’ai enfin pu mettre des mots sur ce que je ressentais. Elle se définissait comme transgenre, mais pas transsexuelle. C’est là que j’ai découvert le mot transgenre, je ne savais pas que ça existait avant. On a discuté un petit peu et surtout elle était comme moi, elle était attirée par les femmes. Moi, ce que j’avais lu jusqu’à présent sur les femmes trans’ et sur les transidentités c’est qu’il fallait être hétéro à l’arrivée. C’était pas moi.

29Élodie grandit dans une petite ville où elle ne croise jamais aucune personne qui lui ressemble. Contrairement à Nathalie qui s’identifie très jeune comme une fille, Élodie ressent les choses de manière plus floue :

PD, j’ai longtemps cru que c’était une insulte avant de savoir ce que c’était parce que j’avais pas de… Il y avait aucune personne LGBT que je pouvais voir. On m’avait dit que j’étais un mec hétéro, alors je suivais le truc sans trop chercher, mais je voyais bien qu’il y avait ce truc…

30Sa première rencontre avec des personnes trans’ se fait derrière la télévision. Si elle trouve d’abord un écho à ce qu’elle ressent, elle est vite stoppée par des considérations sur son propre physique :

Je me rappelle d’une émission C’est mon choix que j’avais regardé à l’époque du lycée, où il y avait des nanas trans’ et ce qui m’avait impressionnée, c’est pas le sujet qui était bien traité, mais leurs jambes. J’étais là « elles ont des trop belles jambes, bah moi je pourrai jamais parce que j’ai des jambes de bûcheronne ».

31Plus tard, à l’Université, elle fait des lectures essentielles à la manière dont elle pensera par la suite sa place dans le monde :

Je lisais pas mal parce que j’étais en philo, je lisais pas mal de trucs queer, j’ai adoré les trois Queer zone […] je suis tombée sur Trouble dans le genre qui a été quand même impressionnant et puis des trucs plus de témoignages. Et puis tu lis et tu commences à te dire « ça pense comme moi je pense » et tu commences à te poser des questions.

32De même, des rencontres humaines lui permettent, comme Nathalie, de dépasser les idées reçues absorbées durant son adolescence au sujet du physique et de l’orientation sexuelle :

J’ai rencontré une meuf comme moi, qui se définissait comme transgenre, qui avait un look un peu plus masculin et qui m’a dit « mais non il y pas de problème tu peux ». Et j’ai rencontré des trans’ qui était homosexuelles… parce que je me disais si je deviens une meuf trans’ bah les hommes ça m’intéresse pas quoi.

« Je suis de la génération Tumblr »

33Les personnes nées après 1990 sont adolescentes entre le milieu des années 2000 et la fin des années 2010, à une époque où le transexualisme sort des maladies mentales, où les savoirs expérientiels se diffusent plus aisément au sein du web « 2.0 », où des communautés en ligne émergent plus facilement, où, chaque jour, des milliers de « jeunes » postent des contenus témoignant d’une quête de soi à travers l’autre (Balleys, 2018).

34Léon se définit assez jeune comme bisexuel : « je suis sorti de la norme cis-hétérosexuelle vers 12, 13 ans, un truc comme ça ». Vers l’âge de seize ans, alors qu’il navigue depuis quelques années sur des blogs lesbiens et féministes, il tombe sur des contenus trans’ :

Moi je veux aussi dire que je suis de la génération Tumblr donc j’ai eu pas mal d’infos comme ça par Tumblr finalement juste de fil en… Sans chercher une information et ben on dérive vite sur internet. Et c’est là la première fois que j’ai vu des parcours trans’. Et j’étais là « ah c’est bien, c’est cool » sans forcément… En fait c’est resté en suspens à peu près deux ans.

35C’est en suivant des comptes LGBT+ et en arrivant aussi par « sérendipité » sur des comptes spécifiquement trans’ que Sandrine identifie son ressenti :

De fil en aiguille, tu vois des gens qui sont en questionnement, des personnes qui ont déjà fait une transition, des personnes non binaires, donc ça ouvre à tout un univers que je ne connaissais absolument pas. Et j’ai commencé à m’identifier à me dire « ah ça c’est des expériences que je vis aussi ». Donc petit à petit j’ai un peu compris ce que c’était, j’ai fini par comprendre que j’étais trans’, par mettre le mot dessus.

36Hélène grandit dans une famille évangélique, où l’on consomme très peu les écrans, où l’homosexualité et la transidentité sont considérées comme l’œuvre du démon. En cachette, elle se travestit, mais n’en parle jamais à personne. Elle doit attendre la fin du lycée pour faire ses premières recherches d’information en connectant son premier smartphone à des bornes wifi en libre accès. C’est autour du travestissement que commence son parcours informationnel :

Je savais bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, mais je savais pas quoi, je savais pas mettre de mots. Donc j’ai commencé à faire des recherches sur Internet, […] en tapant sur Google tout simplement pourquoi on se travestit, est-ce qu’il y a des personnes aussi qui sont dans ce cas-là.

37Victor fait un coming out lesbien en classe de Seconde. Il se pose parfois des questions sans trop savoir vers où chercher :

Moi, dans ma tête, transgenre, transexuel, travelot, travesti, voilà, je mettais tout dans le même sac.

38Les choses s’éclaircissent lors d’une rencontre qu’il fait en école d’ingénieur :

J’ai la copine d’une très bonne amie, qui a fait une transition, donc qui est devenue un garçon, et là, ça m’a un peu fait tilt, je me suis dit « ah, c’est possible finalement ».

39Il garde cela pour lui et se concentre sur ses études. Quelques années plus tard, il traverse une phase dépressive et questionne, aux côtés de sa psy, son identité de genre. Il recontacte le garçon trans’ qui lui indique des ressources où il pourrait trouver des réponses :

Et après en quelques heures de YouTube, de témoignage, je me suis complètement reconnu dedans, et c’était parti.

L’importance (relative) de la configuration sociotechnique

40L’époque et la « configuration sociotechnique » (Rebillard, 2007) dans lesquelles les personnes grandissent influent sur leur parcours informationnel. Sans nécessairement comprendre plus tôt ou plus vite qui elles sont, les personnes de la « configuration Tumblr » ont accès à une information plus diversifiée et à une plus large palette de représentations de personnes gays, lesbiennes, transgenres, non binaires, que celles de la « configuration Ranma » qui peinaient à se reconnaître dans les représentations fétichisées, glamourisées et stéréotypées des femmes « transexuelles » et dans les inexistantes représentations des hommes et garçons trans’, puisque ces derniers ont longtemps souffert d’une totale invisibilisation (Espineira, 2014).

41La configuration technique qui facilite l’accès « physique » à l’information (les médias sociaux, les smartphones) va de pair avec la configuration sociale qui rend plus aisée cette prise de parole au sein du web (réappropriation de la parole trans’ par les personnes trans’ grâce au combat mené par les associations militantes, évolution des droits et de la visibilité des personnes LGBT+, émergence d’une parole citoyenne et amateure dans différents domaines de connaissance). Cependant, bien que les personnes de la « configuration Tumblr » puissent engager plus rapidement des recherches d’information que ne le pouvaient celles de la « configuration Ranma », si tant est qu’elles disposent de l’équipement informatique/numérique nécessaire, ce n’est pas pour autant que leur « cheminement » s’en trouve écourté. Ce dernier suit plusieurs étapes, s’étale sur plusieurs années, comme on le voit avec Victor : découverte de son homosexualité, puis découverte de l’existence de la transidentité, et enfin découverte de sa propre transidentité qui ne fait pas disparaître son incertitude mais la déplace sur d’autres aspects. Lorsqu’il est convaincu d’être un homme trans’, il se lance dans une recherche d’information sur les traitements hormono-chirurgicaux. Cette recherche dure près de six mois et lui permet de découvrir quelles vont être les différentes étapes de la transition médicale dans laquelle il va s’engager à l’âge de 26 ans.

Contrôler sa transition médicale

Une volonté de savoir

42La phase de recherche d’information relative à la transition médicale est rarement négligée, car elle permet l’acquisition de nouvelles connaissances sur lesquelles les personnes vont s’appuyer pour faire des choix quant à la suite de leur parcours. Cette phase de recherche, qui s’échelonne sur plusieurs mois, voire années, permet à certaines personnes de réduire leur appréhension quant aux effets d’une prise régulière de médicaments sur l’organisme :

Moi, j’avais envie de me renseigner, de savoir avant de prendre un traitement ce que ça impliquait, si je prends un traitement quels effets ça va avoir, quels effets secondaires ça va avoir, savoir comment ça allait m’impacter, savoir comment ça fonctionnait un petit peu le système hormonal parce que c’est assez compliqué (Sandrine).

43Les personnes se positionnent comme actrices de leur parcours de soins, dont elles souhaitent contrôler et anticiper les différentes étapes :

Je m’étais renseigné sur les examens qui fallait faire. Donc, je suis arrivé, j’avais tout, j’avais fait une prise de sang, tous les trucs hormones, tout ce qui est thyroïde aussi, échographie pelvienne, et puis je suis arrivé avec tout ça, l’attestation psy, et comme ça j’ai eu mon ordonnance pour la testo dès le premier rendez-vous (Victor).

44Les parcours de soins « éclairés » sont rendus possibles par une phase d’acculturation au jargon et aux procédures de la transition médicale. Ils relèvent souvent d’un véritable professionnalisme au sens où :

[…] tout est pris en main avec rigueur et précision, comme s’il s’agissait d’un « dossier » de travail, voire d’une recherche scientifique pour laquelle il faut avancer des « preuves » (Beaubatie, 2017 : 276).

45Les sources d’information en santé trans’ sont diverses :

• échanges entre pair·es « hors-ligne » (au sein d’une association, d’un groupe de parole, avec le réseau amical) ou « en ligne » au sein de forums sur Reddit (Trans’ Bucket), de groupes Facebook (FTM francophones), de serveurs Discord (Paroles Trans’) ;
• chaînes YouTube (Crazyden, Laura Badler, Lyana) et comptes Instagram (Léon Salin-Chappuis, Aggressively Trans’) où des « influenceur·ses » rendent compte de leur transition ;
• sites d’association (Outrans, Chrysalide) ou de collectif (FTM-INFO, Wiki Trans) (figures 2 et 3) proposant des articles de vulgarisation sur les traitements et chirurgies.

46Bien que certaines sources puissent concerner la transition FtoM et MtoF, la plupart se consacrent à l’une ou à l’autre. Concernant l’ordre dans lequel ces sources sont utilisées, il semblerait qu’en phase de pré-transition médicale une entrée se fasse d’abord par les médias sociaux comme YouTube et Instagram pour une information de premier niveau. Cette information est ensuite complétée par celles et ceux qui ont le goût de la lecture par des articles plus complets. La plupart des femmes rencontrées ont souligné leur recours au site Wiki Trans auquel elles accordent beaucoup de crédit. Les échanges entre pair·es et au sein du réseau amical arrivent souvent en dernier lieu car les personnes commencent souvent seules leur « parcours informationnel » et les ami·es trans’ qu’elles se font sont rencontré·es en chemin :

Vers 2016, 2017, j’ai commencé à beaucoup beaucoup m’intéresser au parcours de transition des hommes trans’ et c’est là que j’ai appris la plupart des informations qui m’accompagnent aujourd’hui […] Donc c’est plutôt à ce moment-là que j’ai fait des recherches. Maintenant, c’est plus en discutant avec des gens, j’ai plutôt l’impression de retrouver des informations par retours d’expérience que par des études ou des choses plus classiques, scientifiques, parce que ça dans ma tête c’est acquis. Ça fait tellement longtemps que je m’informe (Raphaël).

47Inversement, en phase de transition et de post-transition médicale, les personnes privilégient le réseau de pair·es mais également leur médecin généraliste ou leur endocrinologue notamment pour les questions liées à des effets secondaires ressentis.

Trouver des médecins safe

48Les personnes rencontrées qui ont réalisé une transition médicale, l’ont fait dans un cadre médical. Deux ont été suivies par la Sofect/FPATH. Les autres ont choisi de passer par le secteur privé et ont essayé, autant que faire se peut, d’avoir affaire à des médecins aptes à les suivre de manière bienveillante. Deux d’entre elles ont commencé par l’automédication, mais ont rapidement arrêté, l’une pour cause de complication, l’autre jugeant plus aisé d’obtenir son traitement légalement en pharmacie plutôt que de multiplier les allers-retours à Paris pour se fournir au sein de réseaux parallèles. Différents outils communautaires sont aujourd’hui développés pour donner une visibilité à des médecins safe, à l’instar du site BDDTrans répertoriant des généralistes, endocrinologues, gynécologues, psychiatres, orthophonistes et dermatologues avec avis et commentaires de personnes les ayant consulté·es. Des personnes déplorent cependant que cette liste ne soit plus à jour, de nombreux médecins n’exerçant plus pour cause, par exemple, de départ à la retraite. Cette non-mise à jour peut s’expliquer par la constitution de réseaux informationnels locaux qui se structurent de plus en plus au sein de la plateforme Discord, à l’instar du serveur animé par Nathalie ouvert à destination des personnes vivant en Champagne-Ardenne et disposant d’un salon « médecins-friendly ». Il s’y échange des avis sur les médecins de la région ou des zones géographiques proches, sur leur degré de bienveillance ou encore sur leurs tarifs lorsqu’il y a des dépassements d’honoraires ou que les chirurgies sont réalisées en clinique privée.

Ouvrir le champ des possibles

49Au besoin de comprendre le fonctionnement des traitements et des chirurgies se superpose le besoin de visualiser leurs effets. La publication de photographies de type « avant-pendant-après » est une pratique courante au sein des groupes privés en ligne, notamment pour ce qui est des images en lien avec les chirurgies de réattribution sexuelle, ou au sein des médias sociaux pour ce qui est des torsoplasties et des effets des hormones sur le visage et sur la voix. Par exemple, le Suisse Léon Salin-Chappuis documente quasi quotidiennement sa transition, sur son compte Instagram, par la publication de contenus permettant d’observer la progression de la cicatrisation de sa mammectomie, le développement de sa masse musculaire, l’évolution de sa voix sous l’effet de la testostérone. Les photos d’opération permettent également de montrer la manière d’opérer des chirurgien·nes, les techniques et les méthodes utilisées, les résultats obtenus. Il s’échange donc, au sein de ce « marché des réputations » (Alessandrin, 2012), des avis sur le degré de bienveillance des médecins mais aussi sur leur manière de travailler. Les personnes rencontrées, qui ont été réceptrices de ce type de documents, et, pour certaines, émettrices, ont toutes souligné leur caractère précieux, notamment parce qu’ils nourrissent le mouvement en faveur de l’autodétermination. Cette mutualisation des témoignages forme en effet une masse critique grâce à laquelle une personne accède à des exemples de parcours diversifiés dans leur contenu et dans leurs modalités, prend connaissance des différentes options s’offrant à elle et comprend qu’elle peut réaliser sa transition comme elle le souhaite et non selon un code de conduite qui serait préétabli :

Je pense que c’est important d’avoir, et des choses très cadrées, genre « alors dans l’ordre normal des choses on fait ça, ça et ça », mais c’est aussi important de dire « mais en fait tu pioches », et c’est aussi important qu’on ait des gens sur Instagram qui postent des photos et qui disent « moi j’ai fait ça et ça, mais pas ça », voilà, pour voir toute la pluralité des parcours en fait (Léon).

50La première fois que je rencontre Hélène, cela fait plus de quatre ans qu’elle a commencé sa toute première recherche d’information sur Google autour du travestissement. Depuis, elle passe plusieurs heures par semaine à s’informer sur les aspects sociologiques et philosophiques de la transidentité et sur la transition médicale dont elle dit vouloir tout comprendre. Quelques mois plus tard, j’échange à nouveau avec elle et elle m’informe être arrivée à la conclusion qu’elle est une personne trans’ non binaire et qu’elle n’entreprendra pas de transition médicale. Ces nombreuses lectures lui ont permis de dépasser le discours « transmédicaliste » qui la préoccupait alors et selon lequel le fait d’être trans’ ne peut être subordonné qu’à une dysphorie de genre et à une transition médicale « totale ». On voit alors que les personnes qui intellectualisent leur transition se familiarisent avec un ensemble d’auteur·es, de penseur·es et de théories (queer, transféministes) leur permettant de développer une autre forme de savoir profane complétant celui développé en santé.

Préparer sa transition sociale : se documenter et documenter son entourage

Et le truc c’est qu’avec toutes les lois qui passent, qui passent plus, et cetera, si je reste avec le F sur ma pièce d’identité, ça sera pris en charge, je serai accompagné […] Si je change, ça sera pas pris en compte, j’aurai beaucoup plus de difficultés et cetera. Donc je compte pas changer pour l’instant. Peut-être quand j’aurai eu des enfants, mais pas pour l’instant en tout cas (Yan).

52De manière générale, le coming out constitue la première étape du parcours de transition sociale, une étape qui peut être fortement chargée sur le plan émotionnel, notamment lorsque les personnes ne sont pas sûres que leurs proches vont réagir de manière positive. À la peur du rejet s’ajoutent parfois les sentiments de honte et de culpabilité (Chenelière, 2018). Les stratégies de révélation diffèrent d’une personne à l’autre. Certaines le font avant d’entamer une transition médicale, d’autres attendent que cette dernière soit lancée pour le faire, d’autres encore cherchent à collecter des « documents » à remettre à leur famille, leurs ami·es, leur employeur·euse, etc. pour appuyer leurs explications (Brumbaugh-Johnson, Hull, 2019). Les violences symboliques, institutionnelles, physiques auxquelles peuvent à tout moment être confrontées les personnes trans’ ne facilitent pas toujours leur parcours. Il leur incombe alors de se préparer, de se documenter, de s’adapter à une diversité d’interlocuteur·rices et de contextes. La logique de professionnalisme observée dans la préparation de la transition médicale se retrouve dans celle de la transition sociale. On trouve alors sur des sites d’associations ou de collectifs différentes brochures à destination des familles, des écoles, des entreprises… Réjane a par exemple remis celle du Wiki Trans à ses parents :

Je leur ai envoyé la brochure Dix idées reçues sur la transidentité qui est bien faite et surtout bien sourcée parce qu’il y avait quelques petits doutes de leur part et que je voulais, entre guillemets, leur remettre les points sur les i sur le sujet de la transidentité.

53Le Wiki Trans s’est imposé dans le paysage informationnel français ces dernières années tant pour ses ressources médicales que pour ses ressources administratives, ses guides, brochures, tutoriels (Stassin, 2021). Réjane, qui a été réceptrice des contenus au cours de sa transition est également devenue contributrice. Le site, ayant favorisé l’émergence et la stabilisation d’une communauté en ligne, est traversé, comme toute communauté, par des logiques de don/contre-don. Très informée sur les aspects administratifs et juridiques d’une transition, la jeune fille n’a pas hésité à partager son expérience du changement de prénom dans l’enseignement secondaire et supérieur :

J’étais sur Twitter et j’ai vu un appel de Menica Folden qui cherchait des informations sur les transitions administratives en milieu scolaire et universitaire. Donc je lui ai répondu que j’avais beaucoup d’infos dans le scolaire et un peu dans l’universitaire ayant été quelques fois confrontée à la démarche que ce soit à titre personnel ou pour des connaissances.

54De nombreuses ressources « communautaires » s’adressent donc aux personnes cisgenres qui souhaitent accompagner un proche dans sa transition. Des espaces de parole leur sont par ailleurs dédiés dans de nombreuses associations. De même, Nathalie délivre de nombreux conseils au sein du serveur Discord qu’elle anime et au sein duquel les parents sont les bienvenus. Elle invite par exemple les personnes souhaitant faire leur coming out à utiliser les brochures de Chrysalide ou de Wiki Trans ou à « préparer le terrain » en regardant un documentaire sur la transidentité avec leurs proches. L’idée est d’annoncer les choses en douceur et de maintenir le dialogue avec sa famille. Il s’agit d’endosser un rôle pédagogique et de développer certaines compétences psychosociales pour mettre toutes les chances de son côté et être en mesure de répondre aux besoins informationnels que cette « révélation » fait surgir au sein de l’entourage : faire preuve d’empathie, adapter son discours au contexte du coming out. Un phénomène de socialisation ascendante (des enfants vers les parents) au lexique de la transidentité et au fonctionnement d’une transition est de plus en plus observé au sein de la jeune génération susceptible de faire un coming out au cours de l’adolescence (Boulet, 2021). Cette transmission de connaissances n’est cependant possible que si les parents sont disposés à les recevoir.

Discussion et conclusion

55Les personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche ethnographique ont globalement toutes un capital social, culturel et scolaire suffisamment élevé pour se mouvoir aisément au sein de différents dispositifs info-communicationnels, de groupes de parole et d’associations LGBT+ voire pour produire elles-mêmes des ressources documentaires ou animer des groupes « hors-ligne » et « en ligne ». Certaines sont par ailleurs mues par une curiosité intellectuelle qui les place dans une logique de développement de savoirs tant sur les aspects médicaux et juridiques de la transition que sur ses aspects sociologiques, philosophiques, psychologiques. Les études supérieures qu’elles font ou ont pu faire et les activités associatives dans lesquelles elles s’engagent favorisent de fait l’accès à certaines lectures. Les résultats que je viens de présenter ne prétendent donc nullement à l’exhaustivité ou à la généralisation, et nécessitent d’être complétés par une étude conduite auprès d’un échantillon de personnes aux conditions de vie précaires ou souffrant de pauvreté informationnelle, d’autant plus que la plupart des études sur les pratiques informationnelles trans’ publiées à ce jour se sont principalement déroulées au sein de milieux similaires à celui dans lequel j’ai moi-même enquêté. Malgré cette limite, mon travail apporte cependant un nouvel éclairage sur ces pratiques et donne quelques éléments de réponse aux discours alarmistes qui ont été exposés en introduction. Bien que les personnes rencontrées soient toutes majeures – je n’ai donc pas rencontré d’enfants ou d’adolescent·es qui sont actuellement au cœur des paniques morales – les « biographies informationnelles » (Cordier, 2018) qui ont, d’une certaine manière, été retracées ont permis de revenir sur des recherches d’information conduites à l’adolescence, une période qui est encore relativement proche pour Mat, Yan, Réjane et Hélène au moment où je mène les entretiens. Ces biographies ont également mis en exergue le rôle central joué par les médias sociaux (également au cœur des paniques morales) dans l’accès à l’information médicale et dans les représentations de la transidentité.

56Comme j’ai tenté de le montrer, l’arrivée de ces médias ne doit pas être pensée comme une révolution dans l’accès à l’information pour les personnes trans’, mais comme une accélération, une succession de « configurations sociotechniques » multipliant dans le présent des pratiques initiées dans le passé (Rebillard, 2007). Élodie, de la configuration « Ranma », découvre l’existence des femmes trans’ en « zappant » devant la télévision quand Sandrine, de la configuration « Tumblr », la découvre en « cliquant » sur son ordinateur. La première accède à une représentation stéréotypée et uniforme quand l’autre découvre un nuancier de genres et de sexualités. D’aucuns affirment alors que cela est le produit de la « bulle de filtre » qui conduit les « jeunes » en questionnement à une certaine homophilie, au sens où les profils se suivent et se ressemblent, et les enferme dans une vision du monde où l’autodiagnostic de transidentité est favorisé, voire imposé. En réalité, cette bulle donne accès à une diversité d’identité de genre (trans’, non binaire, genderfluid, gender queer, genderfuck) et surtout à une diversité de parcours de transition sociale et médicale, permettant aux jeunes d’explorer leur identité de manière sereine, à l’abri du regard des autres et surtout à l’abri des discours psychiatrisants, sensationnalistes ou encore alarmistes qui sont de fait écartés par le « filtre ». Pour les spécialistes des sociabilités des jeunes LGBT+, la bulle permet d’entrer dans un safe space où l’on n’est ni jugé ni discriminé. La bulle n’enferme pas, elle protège :

Ainsi, en marge des rencontres amoureuses ou sexuelles, les jeunes LGBT fréquentent aussi le cyberespace comme refuge où l’on peut être soi-même sans crainte, comme moyen de développer une identité LGBT positive et d’accéder à des savoirs d’expertise alternatifs sur l’orientation sexuelle et l’identité sexuée (Richard et al., 2019).

57De toute évidence, il ne s’agit pas de répondre à un discours alarmiste (« la dangereuse bulle de filtre ») par un discours euphorique (« la merveilleuse bulle de filtre »). Il conviendrait donc de mener une investigation plus poussée sur les effets réels de cette bulle informationnelle au sein des jeunes populations trans’, en termes d’évitement des discours de haine, de réassurance de la transidentité ou d’inscription dans un groupe de pair·es, mais également en termes de pression ou de mise en conformité qui peuvent, comme dans tout groupe social, s’exercer à un moment ou un autre (voir le discours transmédicaliste).

58Dans une logique d’autodétermination portée historiquement par les associations militantes, les personnes trans’ sont à la recherche d’une information diversifiée, leur permettant de choisir de manière éclairée les modalités d’une transition médicale, et d’une information fiable quant aux effets positifs et négatifs des traitements hormono-chirurgicaux. Ce besoin de fiabilité conduit, dans des logiques de don et de contre-don, à des initiatives individuelles (chaînes YouTube, comptes Instagram) ou collectives (Wiki Trans, serveurs Discord) visant à partager et mutualiser des savoirs expérientiels, profanes ou hybrides. Il est d’ailleurs nécessaire d’étudier plus en détail les critères selon lesquels les femmes et les hommes trans’ accordent leur confiance aux contenus informationnels consultés. On remarque aussi que des personnes acquièrent certains savoirs avant même de s’engager dans leur transition et que cette dernière est un choix mûrement réfléchi. Les personnes qui transitionnent le font rarement au péril de leur santé, et tentent autant que faire se peut de maintenir le dialogue avec leur famille. Pour éviter les risques de rupture avec les proches, la « communauté » s’organise et multiplie les activités de remédiation à destination de l’entourage familial, amical, professionnel, ayant bien conscience que les personnes cisgenres qui ne sont pas socialisées à la « question trans’ » peuvent se retrouver totalement démunies face au coming out d’un·e enfant, d’un·e conjoint·e, d’un·e collègue.

59Enfin, l’affirmation de besoins en information santé et en remédiation de l’information à destination des familles peut être perçue comme un appel du pied lancé aux professionnel·les de l’information-documentation qui désirent renforcer la vocation sociale de la « bibliothèque » en s’engageant dans une démarche d’inclusion des publics LGBT+ et en leur permettant de déjouer les risques multiples de désinformation qui peuvent tout autant émaner des paniques morales que d’autres personnes trans’ rencontrées en cours de transition.