• 1 Stubbs Paul, « Socialist Yugoslavia and the Antinomies of the Non-Aligned Movement », LeftEast, 17  (...)

1Étudier le mouvement des non-alignés (MNA) et, en particulier, appréhender le rôle complexe et contradictoire qu’y a joué la Yougoslavie socialiste, implique de conjuguer le socialisme et le décolonial. Toute compréhension critique de la relation entre la Yougoslavie socialiste et le MNA doit tenir compte d’un ensemble de « paradoxes, contradictions et antinomies1 » lorsqu’il s’agit d’explorer les divers imaginaires sociaux, économiques, politiques et culturels relatifs aux évolutions de la géopolitique globale au prisme de différents cadres spatiaux-temporels. L’hégémonie « liminaire » ou « modérée » de la Yougoslavie sur le mouvement doit être située dans le contexte de son appartenance européenne, par opposition à ses autres membres, presque tous exclusivement issus du « Sud global ». Adopter une sensibilité décoloniale à l’égard du MNA implique de prêter attention aux multiples points nodaux et aux espaces ayant permis l’émergence « par le bas » d’importants échanges transnationaux dans le domaine de la science, de l’art, de la culture, de l’architecture et de l’industrie, sans pour autant négliger les relations internationales s’exerçant « par le haut ».

• 2 Baker Catherine, Race and the Yugoslav Region: Postsocialist, post-conflict, postcolonial?, Manches (...)
• 3 Kilibarda Konstantin, « Non-Aligned Geographies in the Balkans: Space, Race and Image in the Constr (...)
• 4 Barabsi Albert-Laszlo, « The Architecture of Complexity », IEEE Control Systems Magazine, août 2007 (...)

3C’est bien la relation complexe entre la modernité, le développementalisme et l’ordre économique et politique qui est en jeu ici. Comme l’a fait observer Catherine Baker, si le « non-alignement a inscrit dans le récit de l’identité étatique yougoslave l’identification à la lutte anticolonialiste globale2 », cet anticolonialisme était la plupart du temps « aveugle à la race » et, bien trop souvent, eurocentrique3. Appréhender le MNA comme un réseau implique donc de prendre en compte une « architecture de la complexité4 » et de porter attention aux relations, flux et trajectoires qui le composent. Aussi est-il nécessaire, pour réinsérer la Yougoslavie socialiste dans l’historiographie globale, d’opérer un double mouvement : replacer la Yougoslavie dans les relations sociales, politiques, économiques et culturelles mondiales, mais aussi, simultanément, en décentrer la positionnalité, en s’assurant que d’autres sites d’analyses et de luttes, ainsi que les liens qui les unissent, soient pris en considération. Pratiquer une historiographie fermement ancrée dans les luttes anticoloniales africaines, asiatiques et latino-américaines est d’une importance vitale si l’on veut réexaminer la portée du non-alignement. Dans cette brève contribution, je cherche à réinterroger une approche du MNA qui place la Yougoslavie en son centre et que je dénommerai ici, de façon un peu sommaire, le yougocentrisme. J’aborderai les différentes dimensions de la relation entre la conférence afro-asiatique de Bandung (1955) et celle de Belgrade (1961), ainsi que les liens entre le MNA et le G77 dans le cadre de la création du nouvel ordre économique international (NOEI). Je conclurai en esquissant quelques éléments d’une historiographie décoloniale du non-alignement.

• 5 Drohan Brian, « Defying Decolonization: Anticolonial Nationalism and the Greek-Cypriot Liberation M (...)
• 6 Rajak Svetozar, « “Companions in Misfortune”: from passive neutralism to active un-commitment – the (...)

4Les chercheurs travaillant sur la Yougoslavie dans une perspective globale doivent considérer la conférence de Bandung d’avril 1955, où le pays ne figurait pas parmi les participants, dans les termes qui lui sont propres, au lieu de se conformer à l’argument de Svetozar Rajak, selon lequel la fédération socialiste serait parvenue, à la différence de Bandung, à faire du MNA une organisation véritablement globale. De fait, la Yougoslavie et Chypre étaient les seuls membres européens du mouvement (Chypre ayant déjà été représentée à Bandung, même s’il s’agissait à l’époque d’une colonie européenne dont le président, l’archevêque gréco-chypriote Makarios, ne prônait pas encore l’indépendance, mais le rattachement à la Grèce5) – les pays latino-américains ayant plutôt eu tendance à y adhérer plus tard, et en assez petit nombre. Toujours selon Rajak, la Yougoslavie aurait permis de transformer l’esprit de Bandung en un réel mouvement6. Cependant, même ici, nous devons garder en mémoire que celui-ci n’a rien eu d’officiel avant la conférence de Lusaka en 1970, et que même alors, pour ne citer que cet exemple, ce sont les Yougoslaves qui sont restés les plus opposés à la création d’un secrétariat général permanent. De toute évidence, l’incapacité à organiser un Bandung II – souvent imputée (mais pas toujours) à l’agression chinoise – a ménagé un espace qui a permis au MNA de cultiver l’esprit de la conférence initiale, ne serait-ce que dans son discours anticolonial, tout en émoussant, en un sens, ce qui relevait d’un radicalisme antiraciste.

• 7 Dinkel Jürgen, The Non-Aligned Movement: Genesis, Organization and Politics (1927-1992), Brill, Lei (...)
• 8 Stubbs, « Socialist Yugoslavia… », art. cit.

5Il existe entre Bandung et Belgrade une ressemblance intéressante, liée au statut performatif – ou iconographique – de ces deux conférences, qui ont l’une et l’autre fait partie des premiers « événements médiatiques internationaux7 », conférant ainsi au politique une forme de théâtre symbolique. Il est cependant capital d’établir une distinction entre Bandung – symbole du « réveil » de l’Afrique et de l’Asie postcoloniales, qui a délibérément tenté de montrer que les élites et les populations concernées étaient unies autour d’une « identité d’intérêts » – et la conférence de Belgrade, où la présentation de la modernité yougoslave est allée de pair avec l’idée de tendre une « main amicale » aux nations émergeant du colonialisme. Le positionnement de la Yougoslavie à l’égard d’autres rencontres et mouvements internationaux, sans avoir nécessairement renforcé le yougocentrisme, témoigne du moins de la nécessité d’appréhender ces initiatives dans les termes qui leurs sont propres. Il s’agit notamment de la Conférence afro-asiatique, de la Conférence islamique, du Congrès panafricain et de la Conférence des nouvelles forces émergentes (CONEFO), que Sukarno avait tenté d’organiser avant d’être renversé8.

• 9 Taylor Ian, Smith Karen, United Nations Conference on Trade and Development (UNCTAD), Londres, Rout (...)
• 10 Alden Chris, Morphet Sally, Vieira Marco Antonio, The South in World Politics, Londres, Palgrave Ma (...)

6La relation entre le MNA et le Groupe des 77 (ou G77), composé des pays signataires d’une déclaration commune à l’issue de la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED I) en 1964, et dont la première réunion ministérielle s’est tenue à Alger en 1967, prête tout autant à controverses9. Ici encore, il serait trop réducteur d’affirmer que le MNA pilotait le projet politique du Sud global, tandis que le G77 s’occupait de son versant économique10. Le MNA et le G77 doivent être considérés comme des constellations complémentaires, coïncidant parfois, ayant des membres et des objectifs similaires, tout en témoignant d’un certain degré de différenciation stratégique en raison du statut officiel du G77 au sein des Nations Unies, de ses organes et de ses agences.

• 11 Ramšak Jure, « Yugoslavia and Economic Cooperation with Developing Countries: An attempt to change (...)

8Le G77, la CNUCED, le MNA et plus généralement le NOEI ont adhéré à ce qui constituait, selon, Jure Ramšak11, à une conception évolutionniste du développement centrée sur l’État – modèle dominant à l’époque au sein de l’ONU –, malgré la condamnation souvent véhémente de Cuba à l’égard des multinationales, plus forte que celle des autres pays membres du mouvement. Tous ces éléments montrent qu’il est indispensable de prêter attention aux termes dans lesquels se pensaient ces organisations, ainsi qu’au rapport qu’elles entretenaient avec les programmes et les « ailleurs » politiques des institutions financières internationales, mais également qu’il est important de retracer les glissements de sens qui ont marqué les discours développementalistes au cours du temps. Là encore, il est impossible d’y parvenir en s’appuyant uniquement sur les sources de la Yougoslavie socialiste.

• 12 Taylor-Garcia Daphne V., « Decolonial Hitoriography: Thinking about land and race in a transcolonia (...)
• 13 Clarke John et al., Making Policy Move: Towards a politics of translation and assemblage, Bristol, (...)

9L’historiographie décoloniale ne se résume pas à une approche qui viendrait s’ajouter aux autres. Elle s’attache au contraire, comme le souligne Taylor-Garcia, à « redéfinir les conditions mêmes dans lesquelles les savoirs sont produits et légitimés, en conférant une place centrale aux relations éthiques et en reconnaissant que ce qui est exprimé nous permet de penser un autre monde12 ». Les historiographies décoloniales impliquent, dès lors, une « éthique de la traduction13 », favorisant l’émergence de nouveaux récits. Trois stratégies indissociables issues de l’anthropologie et/ou de l’ethnographie, présentées ci-dessous, peuvent dès lors être appliquées à l’historiographie décoloniale.

• 14 Marcus George, « Ethnography In/Of the World System: The emergence of multi-sited ethnography », An (...)
• 15 Ibid.
• 16 Zimmerman Andrew, « Africa in Imperial and Transnational History: Multi-sited historiography and th (...)
• 17 Ibid., p. 340.

10La notion d’historiographie multi-située – d’après l’adjectif éponyme appliqué par Marcus à l’ethnographie14 – permet tout d’abord de souligner l’importance des « multiples sites d’observation et de participation qui transcendent les dichotomies à l’œuvre, telles que le “local” et le “global”, le “monde vécu” et le “système”15 ». Pratiquer une historiographie réflexive et multi-positionnée invite ainsi la recherche à prêter attention aux nombreux sites interconnectés où « le global, l’impérial et d’autres facteurs régionaux ne constituent pas des contextes statiques du local, ni ne déterminent l’ensemble des forces qui s’exercent sur celui-ci, mais correspondent plutôt à des “dimensions émergentes” qui se manifestent dans des lieux spécifiques16 ». Suivre cette approche exige alors des chercheurs extérieurs aux mondes africains, asiatiques et latino-américains de se comporter comme « des collaborateurs plutôt que des touristes17 ».

• 18 Holmes Douglas, Marcus George, « Collaboration Today and the Re-Imagination of the Classic Scene of (...)
• 19 Serres Michel, The Parasite, trad. angl. Lawrence R. Schehr, Minneapolis, University of Minnesota P (...)
• 20 Smith Dorothy E., Institutional Ethnography: A sociology for people, Lanham, AltaMara Press, 2005.
• 21 Graham Janna, « Para-sites like us: What is this para-sitic tendency? », New Six Degrees Museum, 9  (...)
• 22 Mouffe Chantal, Agonistics: Thinking the world politically, Londres, Verso, 2013, chapitre 1.

11Deuxièmement, la para-ethnographie fait référence à des espaces récursifs et collaboratifs de coproduction qui s’articulent autour de « sensibilités critiques partagées, découvertes et négociées18 ». Une historiographie para-située permet d’ouvrir des approches « post-disciplinaires » et de donner la priorité aux réflexions émanant des « sources » ou de nos « interlocuteurs » sur le fonctionnement des systèmes et des procédures institutionnels dans lesquels celles-ci s’inscrivent19. Aussi s’agit-il d’un choix stratégique qui se prête particulièrement bien au travail sur le MNA : son objectif est en effet de rendre visible les différentes manières dont les agents « sont connectés au sein d’un vaste ensemble de rapports sociaux relevant du pouvoir, de l’économie, et de ce qui se passe entre les deux20 ». L’historiographie para-située est transversale dans sa praxis car elle « amplifie les contradictions afin de devenir plus conflictuelle »21 – ou davantage « agonistique » – au sens où elle constitue une forme à la fois réflexive et affective de lutte22.

• 23 Noblit W. George, Hare R. Dwight, Meta-ethnography: Synthesizing qualitative studies, California, S (...)
• 24 Buchanan Ian, Michel de Certeau: Cultural theorist, Londres, Sage, 2000, chapitre 3.

12Troisièmement, la méta-ethnographie23 cherche à systématiser, par le développement de modèles heuristiques, une interprétation des résultats à travers des sites et des études multiples, afin de préserver les qualités interprétatives du travail initial tout en générant de nouveaux apports concernant le système dans son ensemble. La « méta-historiographie » permet alors « au champ du discours historique » d’être abordé comme « un instrument de la culture, et non comme sa simple trace écrite24 ».

• 25 Kirn Gal, Partisan Ruptures: Self-management, market reform and the spectre of socialist Yugoslavia(...)

13Travailler sur le MNA implique de mener une réflexion et une collaboration globales, ainsi que d’écrire à partir du local, ou plutôt, dans une approche plus collective et multi-locale. Il est donc essentiel, dès le départ, de se livrer à une interrogation critique des relations entre le lieu (l’institution, le mouvement), les procédures analytiques employées et les textes produits. Cette approche s’apparente, selon les propos récents de Gal Kirn, à une rupture révolutionnaire, à une politique et à une pratique d’émancipation, de remémoration, de reconstruction, et in fine de traduction, en ce qui concerne « toutes les contributions anti- et décoloniales de la deuxième moitié du xx^e siècle [qui] ont été évacuées à une époque ayant soi-disant mis fin à l’histoire25 ». Se pencher sur la Yougoslavie socialiste semble être un aspect nécessaire, mais loin d’être suffisant, de ce processus.