• 1 Pour une revue de la littérature marxiste sur les facteurs socio-économiques de la Renaissance nati (...)
• 2 En Europe orientale, depuis les années 1960 surtout, les sciences sociales ont revendiqué la nécess (...)
• 3 Voir, par exemple, Verdery Katherine, What was Socialism and what comes next?, Princeton, Princeton (...)

2Les premiers ouvrages à vocation scientifique, parus au xix^e siècle, sur les économies de cette partie du continent européen que l’on commençait à appeler les Balkans ne s’interrogent guère sur le changement. Leurs auteurs, qu’ils se trouvent à Londres, à Paris ou à Vienne, sont des adeptes convaincus de l’économie politique. En se penchant en particulier sur l’agriculture et la manufacture locales, ces savants s’accordent à dire que le degré de développement de l’Europe occidentale est tellement supérieur à celui de sa périphérie que les structures économiques de cette dernière devraient purement et simplement être remplacées par celles de l’Europe occidentale. Ce paradigme interprétatif change au tournant du xx^e siècle, comme le montrent par exemple les travaux de Jovan Cvijić. Selon le célèbre géographe serbe, en effet, la vie économique d’une communauté humaine est indissociable du contexte environnemental qui l’entoure. Les économies du continent européen, intimement dépendantes des spécificités géographiques et historiques régionales, ne peuvent plus être appréhendées à travers un seul modèle d’explication. Un tournant radical s’opère ensuite avec l’instauration du socialisme d’État dans la plupart des pays des Balkans (1945-1989). En effet, le paradigme marxiste qui y est imposé identifie les protagonistes collectifs des transformations économiques et sociales1. Selon ces analyses, consacrées en tant que doctrine officielle, la bourgeoisie entrepreneuriale victorieuse du conflit de classe aurait pris la barre de la modernité industrielle, domination à laquelle l’avènement des États socialistes aurait mis fin2. Dès la chute des régimes socialistes, la « transitologie » a imposé pour un temps sa lecture normative et téléologique, consistant à identifier un point de bascule et un objectif final à atteindre pour les sociétés postsocialistes, objectif qui faisait, disait-on, la prospérité des sociétés occidentales, à savoir l’alliance entre l’économie de marché et la démocratie3. Une pléthore d’approches se sont développées depuis, certaines revisitant des paradigmes plus anciens, d’autres proposant des cadres conceptuels nouveaux, réexaminant des thèmes anciens à de nouveaux frais ou mettant en lumière de nouveaux objets. Les études réunies dans ce dossier se focalisent sur un tel objet, nettement sous-étudié dans l’aire géographique qui nous intéresse, à savoir les entrepreneurs.

• 4 De Reparaz André, « Mutations et permanences dans la géographie des campagnes méditerranéennes (196 (...)
• 5 Desse René-Paul, Lestrade Sophie, Mutations de l’espace marchand, Rennes, Presses universitaires de (...)

3Pour penser le changement dans le domaine économique, ce dossier s’appuie en particulier sur la notion de mutation. Issue au départ de la biologie, et plus précisément de la génétique, la mutation dénote une série de changements infimes qui, une fois cumulés, aboutissent à la modification de l’être vivant concerné. Emprunté par les sciences sociales, le terme de « mutation » est depuis devenu un concept abondamment utilisé en géographie francophone, tout d’abord pour appréhender les transformations dans le paysage4 avant d’être appliqué aux acteurs économiques5. La mutation est un processus qui ne possède ni début ni fin, au cours duquel de nouvelles caractéristiques apparaissent sans toutefois effacer entièrement ce qu’il y avait auparavant. Dans cette perspective, les articles s’intéressent à des transformations économiques mineures et concrètes qui, sur de courts laps de temps, finissent par changer en profondeur un domaine économique donné. Pour certains auteurs, il s’agit de déceler, par l’examen des accumulations diachroniques des mutations, les causes de l’extension et des contractions des marchés. Ainsi, l’article d’Andrea Gritti analyse les actions des opérateurs du crédit dans les Balkans ottomans qui, dans les conjonctures de la mondialisation au xix^e siècle, profitent à la fois de l’affermage des impôts et des transactions pour le compte des banques européennes. Le texte de Domna Iordanidou se penche pour sa part sur les agents qui, au tournant des xix^e et xx^e siècles, coopèrent avec les maisons de commerce actives dans les Balkans pour l’exportation de matières premières. Avec un saut temporel en avant d’à peu près un siècle, Mimina Pateraki et Aliki Angelidou s’intéressent aux petits commerçants qui, dans la Grèce d’après la crise de la dette publique de 2010-2011, sont incités à adhérer aux plans de développement d’une économie circulaire promus par les institutions européennes, plans qui leur semblent bien éloignés des défis de survie auxquels font face leurs petites entreprises.

• 6 Grendi Edoardo, « Micro-analyse et histoire sociale », Écrire l’histoire, n^o 3, 2009, https://doi.o (...)

4Ces trois articles proposent, chacun à leur manière, une analyse fine des continuités et des ruptures entre différents systèmes économiques et sociaux, tout en explorant les évolutions constantes au sein de ces systèmes. Ainsi, ces textes démontrent la richesse des lectures par le bas et le « micro », inspirées par la démarche ethnographique et la microhistoire6.

• 7 Schumpeter Joseph, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Leipzig, Duncker und Humblot, 1912 ; S (...)
• 8 Menger Pierre-Michel, « À la recherche de l’entrepreneur », in Pierre-Marie Chauvin (dir.), Diction (...)
• 9 Nikula Jouko, Tchalakov Ivan, Innovations and Entrepreneurs in Socialist and Post-Socialist Societi (...)
• 10 Parsons Stephen D., « Entrepreneurs and Uncertainty: Max Weber and the Sociology of Economic Action (...)

5Les entrepreneurs que les articles de ce dossier mettent au centre ont un trait en commun : ils et elles nuancent les représentations presque héroïques, d’inspiration schumpétérienne, de l’entrepreneur comme moteur par excellence du développement capitaliste, protagoniste d’une « destruction créatrice » qui transforme les structures économiques existantes pour en créer de nouvelles7. Comme le montrent plusieurs des articles de ce dossier, en Europe du Sud-Est (comme ailleurs8), le statut d’entrepreneur ou d’entrepreneuse est bien souvent temporaire et dépendant de circonstances parfois très volatiles. Les entrepreneurs ne constituent pas une classe sociale, mais plutôt un groupe sociologiquement hétérogène d’individus pris dans des liens familiaux et plus largement sociaux, qui agissent pour des motifs différents. Leur marge de manœuvre est variable selon le contexte politique et institutionnel dans lequel ils évoluent. D’ailleurs, comme le montrent les sociologues Jouko Nikula et Ivan Tchalakov travaillant sur les activités entrepreneuriales en Bulgarie, Estonie, Macédoine, Lettonie, Lituanie et Carélie russe, même sous les systèmes d’économie planifiée et au moment de leur démantèlement, de telles activités jouaient un rôle important9. Certains des articles montrent que les entrepreneurs dépendent fortement des investisseurs et des banques, qu’ils doivent convaincre pour obtenir du capital. L’activité entrepreneuriale demande également de s’adapter au contexte et aux besoins des consommateurs, tout en influençant et en remodelant ces besoins10. C’est notamment à ce titre que la figure de l’entrepreneur peut servir d’entrée idéale pour étudier les mutations économiques dans des espaces bien délimités.

• 11 Selon l’historiographie marxiste, qui a le plus réfléchi à l’intégration des Balkans dans le commer (...)
• 12 La famille Allatini, d’origine juive livournaise, est l’un des piliers de la bourgeoisie marchande (...)

9Les trajectoires entrepreneuriales esquissées ici se déploient à la croisée de circonstances locales et internationales. En témoignent les deux articles portant sur l’Europe ottomane du milieu du xix^e siècle, une période souvent interprétée comme une phase importante du processus de mondialisation11. Gritti suit la filière de la matière première séricicole à travers les lieux où elle est produite et commercialisée, dans les campagnes et les ports de Roumélie, et où les revenus de sa vente sont partagés entre cultivateurs, marchands et administrateurs, dans les nœuds régionaux du commerce. Pour Iordanidou, étudier les opérations minières de la famille Allatini dans la Salonique ottomane du xix^e siècle12 revient à s’intéresser autant aux sites d’extraction, situés aux alentours de la ville, qu’à la ville portuaire de Salonique, où se développent les réseaux qui associent les investisseurs européens à une bourgeoisie marchande balkanique et à ses agents locaux. Les connexions entre le local et l’international sont encore plus évidentes dans les articles qui portent sur la période postérieure aux années 1990. À travers le cas d’un centre commercial de Sarajevo, Belasri nous renseigne sur la Bosnie-Herzégovine postsocialiste, ouverte à la mondialisation des échanges commerciaux et financiers. Le travail de Čergić, également sur la Bosnie, s’intéresse aux lieux de distribution à Tuzla et à leur approvisionnement en produits, aussi bien locaux qu’importés. L’île d’Eubée, et plus précisément la ville de Chalcis, au centre de l’article d’Amarianakis, est le théâtre d’une désindustrialisation. Vu depuis cette île, qui longe le littoral grec, l’international est alors considéré comme l’espace qui favorise, par le biais des capitaux qu’il apporte – puis retire –, la concentration et la dispersion des activités économiques locales. L’influence des programmes de formation en économie circulaire développés par les institutions européennes dans un quartier de la banlieue d’Athènes est quant à elle non seulement financière mais aussi culturelle, comme l’analyse l’article de Pateraki et Angelidou, également focalisé sur la période qui a suivi la crise de la dette de 2010-2011.