1C’est un ouvrage important pour les études méditerranéennes que livre Egidio Ivetic à travers l’édition anglaise de sa Storia dell’Adriatico, d’abord publiée chez l’éditeur bolonais Il Mulino en 2019. Spécialiste de l’Adriatique à l’époque moderne, Egidio Ivetic est aussi un Homo adriaticus. Fils de pêcheur, l’auteur comprend, à l’exception de l’albanais, toutes les langues parlées autour de cette mer, qu’il a parcourue dans toute la diversité de ses paysages maritimes et terrestres. Professeur ordinario à l’université de Padoue (l’Athènes de la Sérénissime), Egidio Ivetic est aussi un expert des sources vénitiennes, ce qui lui permet bien sûr d’envisager l’histoire de l’Adriatique dans la longue durée, une perspective consubstantielle aux études méditerranéennes.

• 2 Brunet Roger, « Modèles de Méditerranées », L’espace géographique, vol. 24, n^o 3, 1995, p. 200-202 (...)

Une Méditerranée est un ensemble quasi fermé, formé par un rivage relativement continu, entourant une masse d’eau de dimension suffisante pour que le rivage soit lui-même différencié des terres d’arrière-pays et que les liaisons ne soient pas immédiates, mais assez limitées pour que la liaison soit aisée et les trajets d’assez courte durée2.

4Dans son premier chapitre méthodologique, Egidio Ivetic affirme ceci :

• 5 « Historians […] are divided into categories of scholars of Antiquity, the Middle Ages, the Early M (...)

Les historiens [...] se répartissent en catégories de spécialistes de l’Antiquité, du Moyen Âge, de l’époque moderne, de l’époque contemporaine, et ils ne parviennent pas à percevoir les caractéristiques structurelles qui dépassent leur période d’étude particulière5.

5Après l’avoir lu, le contemporanéiste que je suis en est convaincu : la configuration géopolitique que l’on observe à la fin du xix^e siècle et au début du xx^e (un face-à-face stratégique entre l’Italie et l’Autriche-Hongrie, beaucoup plus déterminant, à mon sens, que la question de l’irrédentisme dans l’affrontement de ces deux puissances entre 1915 et 1918) n’est qu’une des trois ou quatre combinaisons que l’on peut observer dans cet espace depuis le premier âge classique jusqu’à nos jours. Une variable, en particulier, me frappe par sa permanence : aussi puissantes et riches que soient les constructions étatiques situées sur la rive occidentale de la mer, elles se trouvent stratégiquement vulnérables du fait d’une configuration naturelle plus avantageuse pour qui contrôle la rive est, pourtant moins florissante. Dès lors, le contrôle du mince liseré montagneux qui borde la rive orientale – et pas nécessairement de l’hinterland – constitue une nécessité récurrente.

7L’auteur pratique ainsi le jeu d’échelles de façon constante, ce qui ne contribue d’ailleurs pas peu à la vivacité de sa narration. Les échanges adriatiques sont envisagés tour à tour de façon purement locale, entre terroirs voisins, de façon transversale, d’une rive à l’autre, de façon longitudinale, d’un bout à l’autre de l’Adriatique, ou encore par compartiments d’échelle moyenne : haute, moyenne et basse Adriatique (Upper, Middle and Lower Adriatic), toutes ces perspectives se combinant à leur tour, à la façon de cette navigation en zigzag pratiquée par de petites embarcations navigant grâce à une connaissance intime des courants, des vents, des reliefs et des durées de trajets. Si la perspective est centrée, à la façon de Horden et Purcell, sur les conditions naturelles, elle n’est jamais déterministe puisque, précisément, cette étude de longue durée fait clairement apparaître les réussites (Venise, mais aussi son double moins connu : Raguse) et les échecs (les Normands, Naples, la Hongrie) dans la valorisation du commerce au service de l’influence et de la puissance. Un seul exemple traduit l’inégale exploitation des possibles : à l’aube du Moyen Âge, Comacchio, à l’extrémité du delta du Pô, bénéficie d’un site et d’une position tout à fait comparables à ceux qui feront Venise : elle n’est pourtant restée qu’une bourgade de pêcheurs alors que sa rivale devenait la Sérénissime.

8L’Adriatique est ainsi souvent bordée d’entités politiques modestes, depuis le premier âge classique, celui d’avant la Grèce et Rome, où personne n’est capable de l’emporter en dépit du dynamisme des échanges, jusqu’à nos jours puisque l’Italie est, des six États riverains, le seul d’un poids notable. Cette modestie récurrente fait le jeu des empires, qui sont nombreux à pousser jusqu’à cette enviable route maritime : Rome, les Francs, Byzance, Gênes, l’Espagne, les Habsbourg, les Ottomans, la France napoléonienne, l’Allemagne y ont accédé pour y chercher un surcroît de puissance. En la matière, c’est la maîtrise technique plus que politique de la mer qui est déterminante. À cet égard, les pages qu’Egidio Ivetic dédie à Venise sont saisissantes : « on n’a pas suffisamment insisté sur le fait que Venise était une partie essentielle de l’Adriatique, et qu’il est impossible de concevoir l’Adriatique sans Venise », affirme-t-il page 155. L’Adriatique apparaît en effet comme une prolongation du réseau lagunaire, l’ensemble étant intégré avant tout par le droit. Les Vénitiens se posent ainsi en médiateurs des conflits locaux, Egidio Ivetic préférant parler d’un « commonwealth » plutôt que d’un empire reposant sur la domination. Le tout est d’ailleurs grandement favorisé par un terreau culturel commun antérieur à l’expansion vénitienne, et dont l’auteur retrace la longue genèse de façon lumineuse.

9L’approche par la longue durée permet à Egidio Ivetic de définir de façon convaincante une Méditerranée en réduction, à savoir une île liquide entourée d’une mince bande de terres très peuplées, d’où partent des routes maritimes qui s’entrecroisent. Comme pour la Méditerranée, se pose alors la question de l’articulation entre unité et diversité humaine, entre interactions et conflictualité. Pour Egidio Ivetic, cette « parfaite région maritime » (perfect sea region) qu’est l’Adriatique, si elle est moins diverse que la Méditerranée proprement dite, n’en reste pas moins un carrefour extrêmement dense dont l’identité culturelle serait en revanche plus marquée que celle des autres secteurs de la grande mer. L’affirmation de cette identité n’est pas rhétorique : Egidio Ivetic démontre sa force en plusieurs moment de la longue histoire envisagée ici, avec des pages particulièrement intéressantes sur l’époque médiévale, l’auteur appelant à un programme d’études archéologiques comparées qui semblent manquer à ce jour, contrairement à l’antiquité romaine, mieux explorée.

12La division de l’Adriatique en compartiments nationaux constitue l’une des principales causes de la fin d’une civilisation. L’uniformisation des modes de vie par l’accès à la consommation en est une autre. Comme l’écrit judicieusement l’auteur, il ne s’agit pas de le regretter – la misère des populations montagnardes est une des constantes de l’étude –, mais il convient d’être lucide sur la dégradation des milieux naturels et sur l’extrême banalisation des paysages, notamment du côté italien. C’est désormais une seule ville qui court le long de la Botte, tout site regardant la mer faisant désormais l’objet d’une marchandisation. Le livre vise donc aussi à transmettre la mémoire d’un monde perdu, dont l’auteur a lui-même connu les derniers moments. À la façon d’un David Abulafia, Egidio Ivetic peint cet univers à travers une écriture attrayante, jamais jargonnante et parsemée de références captivantes nourries de la passion avouée de l’auteur pour l’archéologie et la monumentalité. C’est ainsi le visage de Justinien représenté sur les mosaïques de la Basilique San Vitale de Ravenne qui ouvre le chapitre sur cette « troisième antiquité » particulière à l’Adriatique.

13Ce beau livre est aussi propice à la réflexion. L’histoire de l’Adriatique proposée par Egidio Ivetic recèle, à mon sens, les éléments d’un programme pour une histoire mondiale de cette mer sur la longue durée. Cette perspective n’est explicitement affrontée que dans le chapitre relatif au xix^e siècle, à propos de Trieste comme hub de la mondialisation de cette époque. Pourtant, c’est très régulièrement que l’auteur caractérise l’Adriatique comme un pivot du commerce à longue distance : dès la néolithisation de l’Europe, en 6000 av. J.-C., puis avec son positionnement à l’extrémité méridionale d’un isthme européen où se développe notamment le commerce de l’ambre, ou encore, sur le plan symbolique, avec une première narration de l’Adriatique comme lieu de refuge et de repos pour plusieurs figures des mythes grecs, de Cadmus à Anténor et Andromaque. 1240 est également une date phare de cette mise en connexion du monde à travers l’Adriatique, puisque l’arrivée du Khanat de la Horde d’or sur la mer Noire fait de l’Adriatique la dernière section de la route de la soie. À l’époque contemporaine, l’émigration au-delà des océans de populations riveraines de l’Adriatique est rapidement évoquée, mais pourrait être versée au même dossier. Il s’agirait donc d’envisager une ultime échelle, l’échelle globale, dans le va-et-vient permanent que pratique Egidio Ivetic à partir des contextes locaux de l’Adriatique dont il possède une maîtrise rare. Cette maîtrise aboutit à la constitution d’un ouvrage de référence, qui pourra à son tour servir le comparatisme avec d’autres Méditerranées, dans et hors de la mer éponyme.