Traian Sandu, Ceauşescu. Le dictateur ambigu
Sandu, Traian, Ceauşescu. Le dictateur ambigu, Paris, Perrin, 2023, 569 p., ISBN : 226203348X.
Texte intégral
1Que cela plaise ou non, Nicolae Ceauşescu (1918-1989) restera une figure marquante de l’histoire roumaine au xxe siècle et, partant, de l’histoire balkanique. Que le personnage soit a priori antipathique ne dispense pas de chercher à comprendre quel fut son rôle historique et, dans la mesure du possible, de comprendre quelles furent les motivations qui structurèrent ses décisions. Catherine Durandin a intrépidement tenté cet exercice à chaud, immédiatement après la mort du dictateur (Nicolae Ceauşescu, vérités et mensonges d’un roi communiste, Paris, 1990). Depuis lors, une trentaine d’années se sont écoulées – une bonne distance temporelle pour passer à une démarche historique plus académique. Les archives ont été ouvertes entre temps ; une abondante documentation historique a été publiée, qui donne accès aux rouages les plus intimes du pouvoir. Lavinia Betea et son équipe ont proposé une biographie monumentale en trois volumes (Viaţa lui Ceauşescu [Vie de Ceauşescu], Bucureşti-Tărgovişte, 2012-2015) qui fait référence.
2Il était donc temps que le lectorat français puisse revenir sur le personnage historique de Ceauşescu, à la lumière de ce socle de connaissances désormais disponible. C’est la tâche à laquelle s’est consacré Traian Sandu, sous la forme d’un gros volume d’une lecture assez exigeante. L’auteur est connu des étudiants pour son Histoire de la Roumanie (2008) et des chercheurs pour Un fascisme roumain. Historie de la Garde de Fer (2014). Passer de l’extrême droite à l’extrême gauche, n’est-ce pas tenter le grand écart ? Le thème de la dictature fournit bien sûr une large base commune aux deux approches. Quelques aspects de continuité entre légionarisme et communisme sont d’ailleurs esquissés, qui ne manquent pas de susciter la curiosité. Si l’insertion roumaine du « phénomène Ceauşescu » est présentée de façon très convaincante, l’auteur est moins à l’aise avec le mouvement communiste international : quelques allusions un peu vagues au Komintern, quelques maladresses dans l’usage du vocabulaire consacré (p. ex. non-immixtion au lieu de non-ingérence, moscovite au lieu de moscoutaire), l’association automatique de l’industrialisation avec le stalinisme… L’extrême faiblesse du Parti communiste roumain dans les années 1930 et l’absence de résistance communiste durant la Deuxième Guerre mondiale (à la différence des autres pays balkaniques, même la Bulgarie) sont des clés majeures pour comprendre les spécificités du cas roumain.
3Traian Sandu a mené des recherches approfondies dans les archives du Comité central et du Bureau politique (Comité politique exécutif), préoccupé des processus de prise de décision au cœur du pouvoir roumain. Nous suivons pas à pas la carrière de Nicolae Ceauşescu au sein d’un cercle restreint de militants communistes, qui tourne toujours, quelle que soit l’époque, autour d’une vingtaine de personnes. Dans ce cercle, son principal atout a d’abord été sa jeunesse : il a 47 ans à peine quand il accède au sommet du pouvoir en 1965. Dans les années suivantes, il se débarrasse de ses potentiels rivaux et s’entoure de personnalités assez ternes, les « barons » du régime, bientôt de simples comparses.
4Les documents du Comité central sont dans l’ensemble d’une lecture aride, même si, dans les débats, surgit parfois une boutade, qui jette un furtif éclairage sur la façon de penser du dictateur. À mesure que le régime se sclérose, ces documents normatifs perdent le contact avec les réalités du terrain. Traian Sandu a le souci constant de rappeler les conditions de vie des Roumains durant ces années difficiles, mais cela intervient dans un second temps, ce qui veut dire que le lecteur se voit infliger de longues séquences d’une langue de bois aride, avant d’en arriver à la « vraie vie ». Il y a là un problème de narration, avec lequel la jeune historiographie du « communisme réel » se débat et sur lequel il convient de se pencher. Clio, même dans les archives du Comité central, doit rester une muse…
5La politique étrangère occupe une place prépondérante dans l’ouvrage. Ceauşescu s’en est assuré très tôt le monopole au sein de l’équipe dirigeante roumaine. Les chercheurs en relations internationales pourront donc s’appuyer sur la biographie du dictateur pour suivre les tours et les détours d’une Roumanie ambigüe (c’est ainsi que nous interprétons le titre du livre). Au cœur de cette histoire tortueuse, la relation avec Moscou est bien sûr le facteur déterminant. Les années 1960, durant lesquelles la Roumanie dispose d’une marge de manœuvre limitée, mais réelle, sont présentées dans le détail. La célèbre visite de De Gaulle en Roumanie en mai 1968 (p. 146-158) est un épisode très attendu du lectorat français ; son récit rejette un peu dans l’ombre le refus de Ceauşescu d’intervenir en Tchécoslovaquie avec les forces du Pacte de Varsovie, au mois d’août, la décision qui donna à la Roumanie sa place particulière sur l’échiquier international pendant quelques années.
6L’ouvrage aborde peu l’attitude de la Roumanie de Ceauşescu envers ses deux voisins méridionaux et ces quelques lignes dans Balkanologie sont l’occasion d’ouvrir quelques pistes de recherche. On peut penser que Tito a fourni un exemple à Gheorghiu-Dej lors de sa prise de distance d’avec l’URSS, les deux hommes étant de la même génération de militants. En revanche, il ne semble pas avoir eu une très haute opinion de Ceauşescu. Leur seul moment de convergence se situe en août 1968 après l’invasion de la Tchécoslovaquie, mais le dialogue entre les deux hommes manque de chaleur (p. 164). Les « cas » yougoslave et roumain au sein du monde communiste, présentent des similitudes aux yeux de l’observateur étranger, mais elles ne se concrétisent pas dans une coopération politique. Voilà qui doit nous interroger…
7La construction du barrage roumano-yougoslave des Portes de Fer du Danube, inauguré en 1971, est évoquée rapidement (p. 156). Cet événement aurait dû être pour l’Europe centrale et balkanique aussi important – toutes proportions gardées – que le percement du canal de Suez pour la Méditerranée. Or ses résultats économiques restent décevants à ce jour et son impact environnemental discutable. Un beau sujet pour la recherche à venir.
8Par ailleurs, Ceauşescu et Živkov se sont rencontrés très fréquemment, une ou deux fois par an pendant un quart de siècle. Aucun différend majeur n’a opposé ces deux dirigeants communistes, dont le positionnement envers Moscou est diamétralement opposé. Tous deux sont issus de la paysannerie pauvre et ont fait des carrières d’apparatchik relativement ternes, tous deux accèdent au pouvoir à la charnière Khrouchtchev-Brejnev de l’histoire soviétique, tous deux ont joué la carte du national-communisme, tous deux ont honni Gorbatchev. Quel nouveau Plutarque écrira leurs « vies parallèles » ?
9Signalons, pour finir, un aspect agaçant de l’ouvrage : alors que le lecteur en est encore à l’instant t, on lui susurre à l’oreille ce qui se passera à l’instant t+10 ans ou t+20 ans. Si on ne laisse pas la narration historique ouverte sur les innombrables possibles que recèle le présent, le risque est fort d’aboutir à un récit téléologique. Traian Sandu, spécialiste du nationalisme roumain d’extrême droite, considère comme parfaitement « normal » que l’expérience communiste en Roumanie débouche sur le national-communisme. Que, dans le foisonnement des archives du Comité central, on en trouve des indices très précoces (vers 1950), voilà qui est intéressant, mais à les faire ressortir systématiquement, on biaise la lecture du fil des événements. Nous voulons croire qu’une histoire de la Roumanie est possible, qui ne mette pas systématiquement le nationalisme au centre de la réflexion.
Pour citer cet article
Référence électronique
Bernard Lory, « Traian Sandu, Ceauşescu. Le dictateur ambigu », Balkanologie [En ligne], Vol. 19 n° 2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/6686 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wax
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