1Depuis une vingtaine d’années, la recherche historique et archéologique sur les régimes alimentaires des sociétés du passé a pris de l’ampleur. L’intérêt pour cet objet s’explique par les très nombreux aspects qu’il permet d’aborder. En effet, pour se nourrir, les êtres humains mobilisent leur environnement ainsi que des techniques diverses. Ils élaborent également tout un système de représentations qui donnent sens à leurs préférences collectives et individuelles. Par conséquent, les historiens et les archéologues abordent la question alimentaire selon des perspectives et des méthodes différentes, tout en se complétant et en balayant un très large spectre de problématiques. L’ouvrage codirigé par Marianne Brisville (historienne), Audrey Renaud (archéozoologue) et Núria Rovira (archéobotaniste) témoigne de cette dynamique et fournit un aperçu qualitatif des différentes approches mobilisées dans la recherche actuelle.

2Un workshop international s’étant tenu les 5 et 6 avril 2017 à la Casa de Velázquez (Madrid) et portant sur les « métiers de l’alimentation en Méditerranée occidentale : pratiques culinaires et traditions alimentaires (Antiquité - Temps modernes) » est à l’origine de cet ouvrage. Il rassemble neuf contributions qui abordent différents aspects des régimes alimentaires, de la production à la consommation. Le cadre d’étude est celui la Méditerranée occidentale, de l’Antiquité au Moyen Âge. Les directrices de l’ouvrage affichent deux objectifs. Le premier est celui de l’interdisciplinarité. Il s’agit de confronter différents types de sources, autant textuelles que matérielles, mais aussi plusieurs méthodes, qu’elles soient déjà bien implantées dans la recherche (carpologie, archéozoologie) ou plus innovantes (analyse de biomarqueurs et étude isotopique). La place accordée aux nouvelles techniques archéologiques y est centrale et s’explique notamment par le développement des recherches archéozoologiques et archéobotaniques ces dernières années. Il est aussi question de confronter les résultats des historiens et des archéologues. Le second objectif est de proposer une étude des modèles alimentaires en Méditerranée occidentale et d’en faire apparaître les disparités, les continuités et les évolutions grâce à une approche multiscalaire et de longue durée. La période choisie permet en effet d’interroger l’impact de l’apparition de nouveaux systèmes économiques, politiques, religieux et culturels (romanisation, repli de l’Empire, expansion islamique, apparition de nouvelles populations) sur les modèles alimentaires.

3Les neufs articles sont répartis en trois thèmes. Le premier met en évidence le renouvellement des sources et des méthodes dans l’étude des régimes alimentaires. Leïa Mion (« L’alimentation dans les villes de Gaule du Sud pendant l’Antiquité tardive. Une perspective isotopique », p. 15-25) propose une nouvelle technique d’analyse des restes humains. L’analyse isotopique des ossements de quatre-vingt-quinze individus retrouvés sur quatre sites provençaux, de la fin du iii^e à la fin du vii^e siècle, fait apparaître des différences de régimes alimentaires entre les sites. Elle montre par exemple que la consommation de ressources marines était plus marquée dans les vingt kilomètres au bord de la mer. Cette méthode permet également de noter des variations de régime entre les individus d’un même site, ce que peu d’autres techniques archéologiques ou sources textuelles révèlent. En revanche, l’auteure n’a pas pu corréler ces différences à d’autres critères comme le sexe ou l’âge. Elle postule qu’il s’agit d’une question de statut social, mais sans que les sépultures n’apportent d’indices sur ce point. Le second article, coécrit par Catherine Richarté-Manfredi et Nicolas Garnier (« Denrées et marchandises circulant à la fin de période proto califale au large de la Provence. Questions de conteneurs et de contenus », p. 27-36), est une étude des céramiques retrouvées sur quatre épaves islamiques échouées entre Cannes et Marseille au haut Moyen Âge. En combinant une analyse morphologique à une analyse chimique des parois internes des céramiques, les auteurs sont en mesure d’apporter des éléments sur leur contenu directement (résidus de vin notamment) ou indirectement (résidus du mode d’imperméabilisation indiquant plutôt un contenu liquide comme de l’huile, du vin ou du garum). L’exploitation de ces sources archéologiques et le développement de nouvelles méthodes d’analyse permet de mieux comprendre l’évolution du commerce maritime en Méditerranée occidentale après la chute de l’Empire romain : les contenants sont moins standardisés et peuvent être réutilisés selon les besoins et un commerce de cabotage semble avoir persisté malgré le silence des sources textuelles sur ce point. Marianne Brisville signe le troisième article intitulé « la viande jeune et tendre dans l’Occident islamique médiéval à la croisée des données textuelles et matérielles » (p. 37-55). En comparant les données archéologiques et les données textuelles, l’auteure se demande quelle était la place du jeune animal dans les stratégies de production et de consommation carnée en al-Andalus et au Maghreb entre le xi^e et le xiii^e siècle. Elle montre que la question de l’âge auquel un animal est abattu peut être abordée différemment selon les sources mobilisées. Les sources textuelles, en particulier les ouvrages d’agronomie, de cuisine et de médecine, mentionnent différents âges et affichent une préférence alimentaire pour l’animal tout juste sevré. Les études archéozoologiques témoignent également de cette préférence, mais avec de très nombreuses nuances, indiquant une adaptation des populations à leur environnement grâce à des stratégies productives diverses. L’étude des sources textuelles met donc en avant les préférences culturelles tandis que l’étude archéologique permet d’accéder à la réalisation concrète et variable, selon les lieux et les époques, de ces préférences.

4Le deuxième thème est intitulé « consommation et spécialisation des pratiques ». L’objectif est d’interroger non seulement ce qui différencie les populations d’une époque et d’un lieu donné en matière d’alimentation mais aussi la manière dont les historiens et les archéologues peuvent détecter et étudier ces spécialisations. Pour l’archéologue, cette spécialisation se traduit d’abord dans la spécificité du mobilier retrouvé en fouille. C’est ce point qu’aborde Stéphanie Raux dans son article « L’intrumentum des productions de bouche. Quelques exemples de Gaule narbonnaise occidentale » (p. 59-97). Elle fait le point sur le mobilier retrouvé en Gaule narbonnaise occidentale et centrale, datant du i^er siècle avant notre ère au v^e siècle de notre ère et ayant servi à une ou plusieurs étapes de la chaîne alimentaire, de la production à la consommation. Les chaînes de production de la viande, des produits laitiers, des poissons, des fruits de mer et du sel, des céréales, et enfin des fruits et des plantes potagères sont ainsi passées en revue. Cet article descriptif est une première étape vers un travail plus important de comparaison qui pourrait mettre en évidence les particularités du mobilier liées à la production alimentaire en Gaule narbonnaise par rapport aux mobiliers d’autres époques ou d’autres régions. Comme le rappelle la contribution de Dimitri Tilloi d’Ambrosi (« Manger de la viande à Rome. Entre médecine et cuisine », p. 99-110), la consommation de viande est un des éléments les plus distinctifs entre les modèles alimentaires. En combinant les sources textuelles et archéologiques, il fait le point sur la place de la viande dans le régime alimentaire des Romains à la période impériale. Si celle-ci est souvent associée aux élites, aux banquets et aux sacrifices, il apparaît pourtant que les populations plus modestes y avaient aussi accès et qu’en réalité le végétarisme était un choix rare et souvent philosophique. Enfin, le texte d’Antonio Garrido-García et de Sophie Gilotte (« Posibilidades y limitaciones de los análisis faunísticos para la caracterización de los últimos momentos de un asentamiento fronterizo andalusí (Albalat, siglo XII) », [Possibilités et limites des analyses faunistiques pour caractériser les derniers instants d’un établissement frontalier andalou (Albalat, xii^e siècle)], p. 111-136) interroge l’évolution et la spécialisation du régime carné des populations du site d’Albalat en al-Andalus. Occupé à partir du x^e siècle et abandonné en 1142, Albalat est un site frontalier entre les terres islamiques et chrétiennes. Les archéozoologues qui ont travaillé sur ce site ont appliqué une méthode novatrice de SIG pour géolocaliser les restes animaux. Les résultats de cette étude sont prometteurs mais n’apportent que peu d’éléments nouveaux sur la question de la consommation de la viande en particulier. L’étude archéozoologique montre tout de même que l’autarcie forcée des populations du site à l’époque almoravide (fin xi^e - début xii^e siècle) se traduit par un régime carné assez différent de ceux constatés sur d’autres sites andalous de la même époque, avec moins de caprins et d’ovins, mais plus de produits issus de la chasse (grands cervidés) et des chevaux.

5Le dernier thème aborde la question des permanences et des évolutions des modèles alimentaires méditerranéens. Jérôme Ros et Christophe Vaschalde proposent tout d’abord de faire le point sur l’évolution de la viticulture dans le Roussillon, de la haute Antiquité à la fin du Moyen Âge (« De l’exploitation de la vigne en Roussillon antique et médiéval. Bilan archéobotanique », p. 139-153). Grâce à une synthèse des données archéobotaniques, les auteurs montrent que la vigne sauvage était présente dès le Néolithique dans le Roussillon, et que sa culture remonte au moins au v^e siècle avant notre ère pour la consommation du raisin. La viticulture est ensuite orientée vers la production de vin autour du i^er siècle avant notre ère et du i^er siècle après, ce qui correspond au développement de la viniculture dans le monde romain. La baisse de production que l’on imaginait jusqu’alors au haut Moyen Âge ne semble pas avoir eu lieu, car la vigne reste très majoritaire et est insérée dans une polyculture aux débouchés locaux. L’absence des artefacts liés au vin est en fait due au remplacement de l’amphore par le tonneau en bois qui laisse peu ou pas de traces archéologiques. Une perspective chronologique est aussi proposée par Marcos García García et Marta Moreno García pour la ville de Cordoue (« Prácticas culinarias y cambio social en madīnat Qurṭuba (siglos VIII-XI). Perspectivas históricas y arqueozoológicas » [Pratiques culinaires et changement social à Cordoue (viii^e - xi^e siècle). Perspectives historiques et archéozoologiques] p. 155-172). Ces auteurs ont comparé les données archéozoologiques de deux sites cordouans à l’époque de l’émirat (viii^e-ix^e siècles) puis du califat (x^e-xi^e siècles) islamique : le quartier musulman de Shaqunda, et celui de Cercadilla qui était occupé depuis l’époque romaine et dont les populations étaient plutôt chrétiennes. En comparant la consommation du porc dans ces deux quartiers, les auteurs montrent que le processus d’islamisation de Cordoue s’est fait selon des modalités et des rythmes différents dans chacun des quartiers. Ainsi, le porc est absent à Shaqunda dès le viii^e siècle, tandis que ce n’est qu’à la période califale qu’il disparaît à Cercadilla. L’étude s’intéresse également aux modes de découpe des caprinés, et donc aux modes de préparation de la viande, ce qui permet de mettre en évidence des évolutions attestant d’une mutation culinaire. Le dernier article de l’ouvrage, coécrit par Annliese Nef, Elena Pezzini et Viva Sacco, porte sur la Sicile aux époques islamique et normande (« Production agricole, transformation et alimentation dans le Palermitain (ix^e-xii^e siècle) », p. 173-197). Cette contribution pose la question de l’évolution de la production agricole vivrière dans le Palermitain lors de l’intégration de la Sicile au monde islamique, puis lors de son passage sous domination normande. La combinaison des sources textuelles (traités d’agronomie, documentation notariée) et de la céramologie montre que la production agricole s’est développée dans la région de Palerme à partir de la conquête islamique. Cela ne semble pas s’expliquer par l’apparition de nouvelles techniques ou plantes mais davantage par le choix de développer Palerme et son arrière-pays au détriment de l’ancienne capitale Syracuse. S’il ne semble pas y avoir eu de révolution agricole en Sicile, les auteurs constatent en revanche que sa production agricole, y compris la terminologie botanique propre au monde sicilien, a été intégrée aux traités d’agronomie islamique.

6Les objectifs des directrices de l’ouvrage sont parfaitement atteints au fil des différentes contributions qui sont globalement excellentes. L’interdisciplinarité est recherchée par tous les auteurs et la lecture complète de ce livre permet d’avoir un très bon aperçu des méthodes utilisées par les historiens et les archéologues qui travaillent sur les régimes alimentaires. En outre, la volonté de comprendre les spécialisations géographiques et chronologiques est commune à de nombreux articles. Ce dernier point suscite une réflexion que les directrices n’ont pas réellement abordée dans leur préface mais qui nous semble pourtant nécessaire. Questionner la « spécialisation » des modèles alimentaires, ou même leurs « permanences et évolutions » suppose de s’interroger sur les critères pertinents pour les différencier. Quand et comment peut-on identifier une pratique ou une représentation modifiant de manière significative le régime alimentaire ? En effet, à l’intérieur d’une même famille, communauté ou société, les individus ne produisent pas, ne cuisinent pas et ne mangent pas exactement de la même manière. Or, les auteurs des différentes contributions n’ont pas tous la même appréhension de ce problème, sans pour autant l’exprimer clairement. Par exemple, L. Lion constate des différences de régimes alimentaires entre les individus d’un même site, sans pour autant réussir à les corréler à un autre critère, ce qui interroge la pertinence de ce constat. Si ce régime spécial n’est pas relié à une signification précise pour les individus (sexe, âge, statut social) quel sens, autre que la préférence individuelle, peut-il avoir et a-t-il seulement un sens social ? Dans de nombreuses contributions, la consommation carnée est mise en avant comme critère de spécialisation mais à des niveaux très différents. Dans certains cas elle témoigne de la transformation de toute une société, c’est le cas à Cordoue (García García et Moreno García) avec la disparition du porc comme marque d’islamisation, mais, dans d’autres cas, elle témoigne plutôt de l’adaptation des populations aux conditions locales (Brisville ; Tilloi d’Ambrosi ; Garrido-García et Gilotte). Pour aller plus loin, la question de ce qui marque un changement de modèle alimentaire peut être posée : est-ce le développement d’un nouvel instrumentum (Raux), d’une nouvelle manière d’utiliser les conteneurs (Richarté-Manfredi et Garnier), de nouvelles représentations (Tilloi d’Ambrosi) ? L’article sur la Sicile montre même que les pratiques peuvent rester relativement stables malgré un changement symbolique fort. Archéologues et historiens, selon leurs sources et leurs questionnements, ne partent donc pas tout à fait des mêmes présupposés.

7Bien édité et bien agencé, cet ouvrage rassemblant des contributions très variées est très cohérent et, outre l’intérêt que le lecteur pourrait porter à un article en particulier, sa lecture complète est intéressante. Elle permet non seulement de découvrir des méthodes, des sources et des questionnements divers, mais elle suscite aussi de nombreuses réflexions qui pourraient enrichir de futurs projets collectifs. Enfin, il fait apparaître le retard des études archéologiques sur le monde islamique, al-Andalus excepté, Sicile et Maghreb restant des terrains presque vierges pour les archéozoologues et archéobotanistes par rapport à l’Espagne, l’Italie ou la France.