Françoise Des Boscs, Yann Dejugnat, Arthur Haushalter (dir.), Le détroit de Gibraltar (Antiquité – Moyen Âge).Représentations, perceptions, imaginaires
Françoise Des Boscs, Yann Dejugnat, Arthur Haushalter (dir.), Le détroit de Gibraltar (Antiquité – Moyen Âge).Représentations, perceptions, imaginaires, Madrid, Casa de Velázquez, 2019, 455 p. ISBN : 9788490961612
Texte intégral
1Le programme ANR-DETROIT – plus précisément intitulé « Le détroit de Gibraltar, à la croisée des mers et des continents (époque ancienne et médiévale) » – porté par la Casa de Velázquez, livre ici le premier volume d’une série qui en comptera trois et qui offrira aux lecteurs les résultats de plusieurs colloques tenus en 2013 et 2014. Ce premier volume, consacré aux représentations, aux perceptions et aux imaginaires du détroit de Gibraltar aux époques antique et médiévale, réunit un total de 23 articles accompagnés d’une introduction et d’une conclusion générales. Son ambition est de renouveler l’étude des représentations de cet espace, jusqu’ici centrée sur l’imaginaire mythique et merveilleux, à partir d’une approche interdisciplinaire (l’équipe est composée d’historiens et de philologues) et diachronique (depuis la seconde guerre punique jusqu’aux premiers temps de l’expansion européenne aux xive et xve siècles). Pour ce faire, le choix a été fait de partir des différents types de sources (sources littéraires ; sources géographiques et cartographiques ; récits de voyages et sources documentaires ; sources historiographiques), afin de mieux saisir la pluralité des représentations qu’elles mettent en œuvre. Il se matérialise dans l’organisation de l’ouvrage en quatre thèmes : les représentations mythiques et merveilleuses ; celles des milieux savants ; celles des acteurs du détroit (marins, voyageurs, marchands) ; et celles, enfin, des pouvoirs.
2La première partie, composée de sept articles inégaux, traite des mythes et de l’imaginaire merveilleux que le détroit inspire. Plusieurs articles offrent une contextualisation fort intéressante de ces mythes. Manuel Albaladejo Vivero montre comment on passe d’une conception mythique du détroit comme limite de l’œkoumène à une représentation rationalisée de l’Ibérie à la fin de l’époque archaïque avant que le rôle géographique des colonnes d’Hercule ne soit mis en avant à l’époque hellénistique. De même, l’étude de Gwladys Bernard et Jean-Baptiste Guillaumin propose une relecture d’un poème géographique, l’Ora maritima d’Avenius (ive s. ap. J.-C.) qui avait jusque-là été lu en fonction d’un contexte antérieur de plusieurs centaines d’années. En analysant son contexte de production, les auteurs parviennent à mettre au jour le parti pris politique de l’auteur et à comprendre son intérêt pour les noms, les langues et les peuples. Très prégnante dans les sources grecques, la dimension mythique l’est tout autant dans les sources arabes comme le montre Jaafar Ben El Haj Soulami. Du mythe de la mer rebelle à celle de mer de l’éternité, en passant par les conquérants de l’Antiquité et de l’islam, les sources arabes témoignent de la diversité des récits mythiques mobilisés. Toutefois, la contextualisation de ces sources ainsi que la place de l’une ou l’autre des dimensions mythiques qu’elles mobilisent en fonction des contextes de production, auraient mérité d’être abordées et analysées plus avant.
3La deuxième partie (5 articles) traite des représentations du détroit par les milieux savants (physiciens, géographes et cartographes). Ce sont les savants grecs qui, les premiers, se sont essayés à penser les détroits d’abord du point de vue de la physique, puis progressivement, de la géographie (Didier Marcotte). Les représentations du détroit sont alors étroitement liées aux évolutions que connaît la discipline géographique elle-même, que ce soit à l’époque antique ou durant la période médiévale. Emmanuelle Tixier du Mesnil analyse ainsi quatre perceptions successives du détroit dans la géographie arabe de l’Occident islamique aux xe, xie, xiie et xive siècles. Un autre moment de bascule des représentations, dans le monde latin cette fois-ci, est mis en évidence par Nathalie Bouloux : à partir du xiie siècle, le détroit devient un espace stratégique, avant que les modalités de sa représentation ne se modernisent dans la géographie humaniste du xve siècle. Cette production scientifique s’accompagne parfois de la réalisation de cartes. Arthur Haushalter suit, étape par étape, le travail de Ptolémée pour tenter de saisir les modalités de construction de ses cartes régionales. Conçu comme une unité géographique à un moment donné dans son travail, le détroit disparaît pourtant de son projet d’atlas de cartes régionales. Au-delà des variations dans les représentations du détroit propres à chaque contexte, ce que mettent en avant plusieurs contributions de cette partie, c’est l’importance des circulations dont ces représentations sont l’objet. Les auteurs latins médiévaux s’appuient ainsi sur Orose et Isidore de Séville avant l’arrivée de Ptolémée en Occident au début du xve siècle (N. Bouloux). Quant aux géographes arabes, leurs écrits témoignent aussi de leur imprégnation d’une vision grecque du monde qu’ils réinterprètent (J.-Ch. Ducène, E. Tixier du Mesnil).
4La troisième partie (5 articles) s’intéresse quant à elle aux acteurs du détroit, autrement dit à ceux qui l’ont effectivement pratiqué, parcouru, traversé tels les marchands, les marins ou les voyageurs. Des conditions de traversées décrites par les auteurs antiques (P. Arnaud) aux cartes marines (E. Vagnon) en passant par les récits de voyageurs (Ch. Gadrat Ouerfelli, Y. Dejugnat) ou les pratiques des marins (R. González Arévalo, A. Zumbo), les expériences du détroit sont multiples et diverses. L’image qui prédomine pourtant est celle d’un espace constamment parcouru pour des raisons économiques, politiques et militaires. La dimension économique du détroit apparaît notamment dans les sources mettant en scène les marchands comme les protocoles notariés génois étudiés par Raúl González Arévalo : en dépit des divisions politiques, les marchands italiens du xive siècle poursuivent leurs activités commerciales. Les cartes marines se font aussi l’écho de la pratique du commerce en Méditerranée tout en faisant du détroit une frontière entre deux espaces terrestres identifiés par quelques vignettes (E. Vagnon). Cette dimension politique du détroit apparaît également dans les récits de voyageurs latins qui, selon les périodes, mettent l’accent sur les fortifications ou les éléments de défense naturelle (Ch. Gadrat Ouerfelli). Dans le récit de voyage d’Ibn Baṭṭūṭa, Gibraltar est présenté comme une place frontière, un point d’appui pour le jihād mérinide et, à ce titre, joue un rôle décisif dans la construction de la légitimité califale de cette dynastie (Y. Dejugnat). Ces multiples expériences du détroit révèlent finalement les fortes tensions que suscitent les représentations de cet espace puisqu’il peut, tour à tour, être une voie de passage et une séparation.
5La quatrième et dernière partie (6 articles) aborde enfin les représentations des pouvoirs sur le détroit. Toutefois, plusieurs articles de cette partie proposent davantage un récit des affrontements qui s’y déroulent (M. Cheddad, M.A. Manzano Rodríguez, S. Coussemacker, G. Martinez-Gros), sans véritablement interroger les représentations dont cet espace est l’objet, comme le souligne Sophie Coussemacker en conclusion de son article (p. 367-368). Deux contributions se distinguent, en revanche, pour leur analyse de la construction du détroit en tant qu’espace de projection d’une domination impériale. Selon Françoise Des Boscs, le détroit est progressivement devenu partie intégrante de l’empire romain, acquérant d’abord une importance cruciale dans la compétition politique avant de perdre, une fois la zone pacifiée, ce poids militaire pour devenir alors une zone assurant la prospérité économique de Rome. Mehdi Ghouirgate propose quant à lui une analyse de la rupture que constitue la domination almohade sur les représentations du détroit : alors que le terme al-ʿudwa, utilisé pour désigner la région du détroit mais aussi les populations du Maghreb, révèle une vision hiérarchisée du monde opposant les Andalous aux habitants de la rive méridionale du détroit, les Almohades et leurs successeurs mérinides vont procéder à une réhabilitation des Berbères et mettre en œuvre des représentations différenciées des trois principales villes du détroit : Algésiras comme réceptacle de l’Orient, Tanger comme ville berbère et Ceuta comme l’archétype de l’arabité.
6L’ouvrage se clôt sur une conclusion générale de Patrick Gautier-Dalché qui, pour étudier cet « être géographique par essence ambigu, parfois même évanescent » (p. 382), propose de l’appréhender par un jeu d’échelle, les représentations du détroit se caractérisant par leur articulation du global et du local. P. Gautier Dalché souligne ce faisant l’un des apports de cet ouvrage qui envisage la pluralité des échelles spatio-temporelles dans laquelle s’inscrit le détroit.
7Par l’articulation multi-scalaire, l’analyse minutieuse des contextes de production et la place accordée à différents acteurs, cet ouvrage parvient à déconstruire cet objet géographique qu’est le détroit de Gibraltar. Les représentations, les perceptions et les imaginaires mis en récits ou en cartes (ou plus simplement à travers les noms donnés au détroit) par des groupes sociaux, à différentes périodes, résultent d’une construction sociale, fruit de savoirs théoriques pour certains, d’expériences pour d’autres, mais surtout des circulations entre différents mondes sociaux et différentes périodes. Parce que le détroit est à la fois un lieu de passage et une frontière, il apparaît alors comme un point d’observation privilégié de l’étude des sociétés et de leurs imaginaires. Le lecteur attend donc la publication des deux prochains volumes annoncés (respectivement sur les espaces et les figures de pouvoir et sur les circulations, les mobilités et les réseaux d’échanges) pour poursuivre ce périple à travers le détroit de Gibraltar.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jennifer Vanz, « Françoise Des Boscs, Yann Dejugnat, Arthur Haushalter (dir.), Le détroit de Gibraltar (Antiquité – Moyen Âge).Représentations, perceptions, imaginaires », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 35 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2021, consulté le 08 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/bcai/395 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.395
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