1Paru en anglais pour la première fois en 2011, le livre de David Abulafia est sorti en version française aux éditions Les Belles Lettres en juin 2022. C’est un magnifique ouvrage, densément illustré par des photographies de pièces de monnaie, statues, vases, fresques, portulans et planisphères, tableaux et dessins, etc. – conservés dans différents musées du monde – et rédigé dans un style vivant et clair (la qualité de la traduction d’Olivier Salvatori est à noter).

2En 38 courts chapitres, l’auteur, professeur émérite d’histoire à l’université de Cambridge, se propose d’écrire une page de l’histoire de la Méditerranée ou « Grande Mer » (pour reprendre la désignation biblique) sur une très longue durée, de la Préhistoire à l’année 2010. À cette fin, il identifie cinq cycles méditerranéens et, au demeurant, cinq visages de la Méditerranée, chacun d’entre eux étant défini par de grands bouleversements (économiques, sanitaires, politiques ou géopolitiques) qui en redessinent les caractéristiques. Le premier s’étend de -22000 à -1000, au moment supposé de la chute de Troie ; le second prend fin avec le déclin de l’Empire romain alors que le troisième ne survit pas à l’épidémie de Peste noire de 1347 qui ravage le continent européen et les rivages méditerranéens. Le quatrième temps méditerranéen, celui de la concurrence croissante entre pays européens pour le contrôle de la mer et de ses routes, s’achève au début du xix^e siècle, laissant place au dernier, celui d’une Méditerranée, devenue une « vaste artère » (p. 516) entre l’océan Atlantique et l’océan Indien, marquée de surcroît par d’importantes mobilités (dont le tourisme de masse après 1950), mais également par de nouveaux rapports géopolitiques entre puissances intéressées par cet espace et la quête d’une plus grande stabilité (avec l’émergence de projets politiques innovants comme l’Union pour la Méditerranée). Pour chacune de ces périodes, sont interrogés les processus (commerciaux et culturels, voire politiques avec le cas du Mare Nostrum romain) d’intégration et de désintégration de la Méditerranée comme la manière dont les Méditerranéens regardent au-delà de ses limites. Le terme « lac » est d’ailleurs souvent employé pour mettre en évidence cette transformation de la mer Intérieure : d’un lac athénien en lac spartiate après la guerre du Péloponnèse (p. 132), d’un lac romain (p. 178) en lac byzantin (p. 212), musulman (p. 232) ou ottoman (p. 374).

3En réalité, David Abulafia ne souhaite pas déterminer, de manière trop stricte, les limites temporelles de chacune de ces Méditerranée. En témoignent des dates parfois différentes qu’il propose pour chacune d’entre elles, dans la préface et la table des matières. Ainsi, la quatrième Méditerranée s’achève en 1830 avec la conquête française de l’Algérie et l’indépendance de la Grèce dans la table des matières alors que dans la préface, l’auteur insiste sur l’importance du tournant que représente 1869 et l’ouverture du canal de Suez.

4Chaque chapitre permet de comprendre – y compris visuellement grâce à la carte qui l’introduit – comment la Méditerranée se construit progressivement comme espace d’échanges, de circulations (d’idées, de croyances et de goûts) et de mobilités, par les relations nouées entre différents lieux à travers la mer, afin de constituer « un système de plus en plus cohérent » (p. 147) et sophistiqué (p. 179). Plus spécifiquement, le choix de l’auteur de suivre, sur la longue durée, certaines îles (comme la Sicile, Malte ou Majorque) ou villes portuaires (telles Alexandrie, Livourne ou Marseille) pour ne citer que quelques exemples, illustre bien comment, en fonction des périodes, certains lieux s’éteignent ou, au contraire, gagnent en vitalité.

6David Abulafia choisit dès lors de proposer une lecture originale de l’histoire méditerranéenne en déplaçant son regard « sur la surface de la mer elle-même », sur les peuples qui ont habité ses rivages, ses villes et ses îles ou l’ont seulement traversée ; sur leurs activités en rapport avec la mer et les conséquences qu’elles entraînent ; sur les interactions entre villes, sociétés, cultures, religions différentes, à travers la voie maritime ; enfin sur les conflits liés au contrôle des points stratégiques (dont les îles) ou bien à l’accès aux ressources, et les différentes puissances concernées. L’essor de la piraterie est dans cette perspective, largement présentée dans l’ouvrage pour chacun des cinq temps méditerranéens. Le rôle des marchands (qu’ils soient grecs, italiens ou catalans, juifs, musulmans ou chrétiens) est également essentiel et il est, dès lors, indispensable de voir à l’œuvre les réseaux qu’ils constituent, la manière dont ils se développent et se reconfigurent après certaines grandes crises (comme l’épidémie de Peste noire de 1347).

7L’auteur insiste, à plusieurs reprises sur « l’expérience humaine » de la Méditerranée qu’il souhaite entreprendre (p. xxii) en se situant à l’échelle des individus et de leurs prises de décision : le titre en anglais du livre, The Great Sea. An Human History of the Mediterranean en rend bien compte. Le choix heureux du titre français me semble plus proche du projet de D. Abulafia. Si quelques exemples fascinants de parcours individuels émaillent le récit, qu’il s’agisse, entre autres, du corsaire Barberousse, du grand maître de l’ordre de Malte Jean de La Valette, du duc de Naxos Joseph Nassi, ou encore du rabbin Benjamin de Tudela, du chroniqueur Ibn Jubayr, du kabbaliste Abraham ben Samuel Abulafia ou du marchand italien Francesco di Marco Datini, au final, il n’est que peu question d’individus dans ce livre. En tout cas il n’est pas question d’hommes et femmes ordinaires dont les histoires de vie auraient été reconstituées de manière aussi précise que possible à partir de sources diverses, comme l’auraient été leurs activités professionnelles, les liens qu’ils tissent, les choix qu’ils sont amenés à faire face aux changements de la conjoncture et aux aléas du quotidien, les déplacements qui sont les leurs dans la mer Intérieure, etc, afin d’approcher, au plus près, leurs perceptions et représentations de la Méditerranée, leurs pratiques inscrites dans cet espace de leur naissance à leur mort et ainsi, définir, autrement, la Grande Mer.

8Enfin, la dimension religieuse – trop souvent négligée dans de nombreuses recherches – est prise en compte à juste titre, aussi bien pour présenter les multiples frictions et confrontations que les modalités de coexistence et les interactions entre communautés différentes tant dans l’Espagne médiévale que dans les villes cosmopolites du xix^e siècle ou ailleurs.

9Il y aurait encore beaucoup à écrire sur ce livre tant les questions et les pistes de réflexion abordées sont nombreuses et passionnantes ; tant la Méditerranée qui nous est ainsi présentée mérite d’être (re)découverte avec ses visages pluriels, marqués par la diversité ethnique, religieuse, linguistique, politique de celles et ceux qui l’ont habitée ou traversée. Pour autant, cette Mer qui a si « souvent rapproché trois continents » est-elle vraiment devenue « une frontière qui éloigne ces continents les uns des autres » (p. 578) ?

11Ces quelques remarques n’enlèvent évidemment rien au plaisir que j’ai eu à relire, cette fois en français, cette belle synthèse.