Rémi Dewière, Du Lac Tchad à la Mecque. Le sultanat du Borno et son monde (xvie-xviie siècle)
Rémi Dewière, Du Lac Tchad à la Mecque. Le sultanat du Borno et son monde (xvie-xviie siècle), Paris, Éditions de la Sorbonne 2017, 472 p. ISBN : 9791035100377
Texte intégral
1Ce livre est la version remaniée de la thèse de doctorat que Rémi Dewière a soutenue en 2015. Les qualités de ce travail lui ont valu d’être récompensé du 2e prix de thèse de l’IISMM (Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman UMS 2000 EHESS/CNRS) en 2016. Elles lui ont également permis d’être publié rapidement aux Éditions de la Sorbonne.
2Il s’agit d’un travail pionnier sur l’histoire du Borno, dans la région du Lac Tchad, à l’époque moderne, et de son insertion dans le reste du monde. La multiplication des titres et sous titres, les introductions et conclusions systématiques, les nombreuses cartes permettent une lecture facile et agréable de ce livre.
3Dans l’introduction Rémi Dewière met d’emblée l’accent sur les liens qu’il entend mettre en valeur entre exercice du pouvoir et mobilités pour comprendre la place qu’a occupé le sultanat du Borno, principale puissance étatique du Sahel central aux xvie et xviie siècles, dans le monde. Il présente les sources principales de son investigation. Deux textes d’Aḥmad b. Furṭū, haut personnage religieux et politique de la seconde moitié du xvie siècle, à la fois témoin et acteur du sultanat, fournissent un éclairage sur les représentations « intérieures » et borno-centrées du monde. Le récit d’un chirurgien français fait esclave à Tripoli à la fin du xviie siècle offre, en contrepoint, un regard extérieur sur la situation politique de la région. Un quatrième ouvrage, le Kitāb al-Idāra de la fin xviiie siècle, reconstruit l’histoire du Borno et du système politique du sultanat au moment du déclin de la dynastie des Sefuwa.
4Pour contourner les vides laissés par une documentation parcellaire et éclatée, l’auteur suit une démarche originale qui le conduit à explorer les pistes de recherches qu’offrent différentes disciplines (paléographie, géographie, climatologie, hydrogéologie, économie, agronomie).
5Un utile « prélude » retrace l’histoire évènementielle du Borno de la fin du xive à la fin du xviie siècle, en distinguant trois périodes : une phase de consolidation régionale du sultanat, un moment tournant à la fin du xvie siècle et une période d’apogée.
6La première partie de l’ouvrage est consacrée aux représentations que les acteurs bornouans avaient d’eux-mêmes et du monde. Ce sont les textes d’Aḥmad b. Furṭū dont le témoignage atteste de l’implantation du malikisme dans la région, de la vivacité de la culture écrite, mais aussi de la pénétration balbutiante de l’islam confrérique en Afrique subsaharienne, qui en constituent la matrice. Un premier chapitre dresse un état des lieux de la recherche sur ces textes, présentant l’histoire des témoins manuscrits, les travaux d’édition, ainsi que l’auteur, savant musulman et homme de cour au service du sultan Idrīs b. ‘Alī (1564-1596). Ce statut conditionne ses écrits : à la fois inspirés des récits classiques de maghazī (conquêtes) et de son expérience, ils ont pour objectif de légitimer le pouvoir du sultan. À travers une étude du lexique topographique, ethnographique, politique et une approche statistique, Rémi Dewière tente de capter ces représentations borno-centrées d’un monde qui se déploie en trois espaces : le bassin du Lac Tchad, la bande soudano-sahélienne et le pourtour méditerranéen.
7Il s’attache, dans la deuxième partie, à décrire ces trois espaces notamment en convoquant la géographie physique et la paléo-climatologie. Le bassin du Lac Tchad, qui est le milieu dans lequel se construit le sultanat, est au centre et à la croisée des routes et des rivières. Le niveau du lac étant fluctuant, il conditionne l’implantation des hommes et les circulations. Si Rémi Dewière est attentif aux effets de l’hydrographie, du relief et du climat sur l’installation des populations, leurs activités et leurs déplacements, il ne perd pas de vue la façon dont le pouvoir utilise ces données pour produire son territoire. La capitale, Birni Nagazargamu, est, par exemple, établie loin des rives du Lac Tchad, son établissement servant le projet étatique des Sefuwa d’adapter le milieu pour renforcer leur pouvoir politique, culturel et économique au détriment de leurs voisins. Ces voisins ce sont avant tout les autres États sahéliens. La bande sahélienne, les circulations et les échanges qu’elle permet, invitent en effet Rémi Dewière à considérer un point de vue souvent délaissé, celui de l’axe horizontal, est-ouest, qu’il place au cœur des représentations borno-centrées. Il reconstitue une géographie historique novatrice du Borno, qui met en évidence ces itinéraires transversaux. Les rapports avec le nord n’en sont pas moins importants : le Sahara est perçu comme un espace à traverser et le Borno s’affirme comme un acteur essentiel du commerce vers la Méditerranée principalement par la route reliant le sultanat à Tripoli.
8Une troisième partie élargit encore le regard en s’attachant à la question des mobilités qui s'opèrent à l’intérieur de l’Afrique ou vers le Proche Orient, notamment lorsqu’elles sont liées au pèlerinage. Pour les étudier, Rémi Dewière distingue les migrations, la mobilité pastorale et les mobilités de longue distance (marchandes, religieuses et diplomatiques) en ne manquant pas de souligner la porosité entre ces différentes catégories. Il met en valeur la politique d’encouragement et de contrôle des déplacements mise en place par les sultans du Borno pour assurer la centralité du Lac Tchad, consolider leur pouvoir et leur influence économique, culturelle et symbolique, et maîtriser l’image véhiculée du sultanat dans le monde. Le dernier chapitre de cette partie introduit la suivante « La constitution du Borno comme puissance islamique » ; il est consacré au ḥajj, le pèlerinage à la Mecque, comme phénomène religieux mais aussi social et politique.
9La quatrième et dernière partie aborde dans un premier temps la matérialité de l’État bornouan qui se caractérise avant tout par un pouvoir itinérant, la mobilité permettant à la fois la collecte des impôts, l’organisation du territoire et la mise en scène du pouvoir. L’usage des cartes et des constructions graphiques, remarquables outils interprétatifs, est au cœur de cette réflexion sur la territorialité du sultanat. Le Kitāb al-Idāra nous renseigne sur la fiscalité et les textes d’Aḥmad b. Furṭū permettent de mettre en corrélation les zones pacifiées par le pouvoir sultanien et les régions productrices de sel, cette denrée étant vraisemblablement la principale source de revenus de l’État. Rémi Dewière montre, par ailleurs, que celle-ci conditionne toute une série d’innovations et d’évolutions : les constructions en briques rouges, qui deviennent une marque de fabrique du pouvoir sefuwa, ont un rôle à la fois défensif et logistique. Elles permettent de protéger les sites producteurs de sel, le stockage et l’acheminement des marchandises. Elles confirment également une implantation et un renforcement progressif des structures étatiques du sultanat. Mais la fabrication des briques engendre un besoin important en bois, à l’origine d’une mutation écologique et humaine de la région.
10Rémi Dewière étudie enfin dans cette partie comment la matérialité du pouvoir s’articule à un discours de légitimité intimement lié à l’islam. Le Borno fait partie du dār al-islām : il est reconnu comme tel à l’extérieur, et s’affirme comme tel à l’intérieur construisant son autorité par une titulature islamique, un discours de légitimité centré sur l’islam et le respect du droit musulman.
11Parmi les annexes on peut souligner l’intérêt particulier de la recension des toponymes et ethnonymes dans l’œuvre d’Aḥmad b. Furṭū.
12L’histoire du Borno à l’époque moderne était jusque-là un angle mort des études africanistes. Le livre de Rémi Dewière, affranchi des frontières disciplinaires, pose, dans ce livre, les jalons de la recherche future en proposant une approche décloisonnée des études africaines et méditerranéennes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Élise Voguet, « Rémi Dewière, Du Lac Tchad à la Mecque. Le sultanat du Borno et son monde (xvie-xviie siècle) », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 34 | 2020, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/bcai/593 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.593
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