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Délos : études de morphologie urbaine I Objectifs et méthodes

∆ήλος: µελέτες αστικής µορφολογίας I. Στόχοι και µέθοδοι
Delos: studies of urban morphology I. Objectives and methods
Philippe Fraisse

Résumés

Cet article est une introduction aux études de morphologie urbaine entreprises à Délos depuis quelques années. Les recherches nouvellement menées, qui, à Délos, sont justifiées par l’étendue des surfaces en jeu et par des conditions d’observation particulièrement favorables, ont pour objectif d’apporter un éclairage nouveau sur la ville et de pallier les manques concernant la connaissance et la compréhension de ses caractères morphologiques. La méthode mise en œuvre est présentée au travers des étapes qu’elle est appelée à suivre, chacune faisant l’objet d’une description détaillée. Après avoir complété le plan de la ville par le relevé des secteurs urbanisés jusqu’ici non fouillés, mené une analyse de la forme urbaine à partir de la documentation produite sur chacun des quartiers, et confronté ces résultats à la réalité archéologique, cette recherche pourrait permettre d’éclairer les différents processus d’urbanisation, leurs modalités et leurs règles, en s’efforçant de les replacer dans une perspective chronologique du développement de la ville.

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Texte intégral

  • 1 On peut citer, entre autres, Martin 1974 ; Hoepfner, Schwandner 1994 ; Greco, Torelli 1983 ; Hellma (...)
  • 2 Calio 2012.

1Hormis la publication d’un certain nombre d’ouvrages généraux, qui constituent autant de références incontournables1, on ne peut que regretter le fait que le champ de l’urbanisme antique soit loin d’avoir été totalement exploré. Les études consacrées à la ville grecque restent limitées en nombre, et il convient en cela de souligner le grand intérêt que présente l’ouvrage publié en 2012 par Luigi Maria Calio. Il constitue une synthèse des connaissances acquises dans le domaine et offre une bibliographie particulièrement utile pour quiconque souhaite aborder ce champ de la recherche2.

  • 3 Brunet 1996.
  • 4 Trümper 1998 ; Tang 2005, p. 29‑65.
  • 5 Chamonard 1922-1924.
  • 6 Trümper 2002.
  • 7 On peut également citer Siebert 2001.
  • 8 C’est ce que j’ai tenté de faire dans Fraisse 1983.

2À Délos, depuis les découvertes de la grande fouille, l’intérêt porté à l’histoire urbaine3 reste relativement limité, et le thème de la ville a été rarement abordé en tant que sujet d’étude pour essayer d’en comprendre la forme et les caractères. Les chercheurs qui se sont attachés à ce domaine ont en général fondé leur réflexion sur l’échelle du quartier. Considérant le tissu urbain comme une juxtaposition d’entités bâties, c’est sous l’angle de l’espace domestique4 qu’ils ont le plus souvent traité des problématiques urbaines. Ils ont permis néanmoins un certain nombre d’avancées dans la connaissance des modalités d’organisation de l’habitat autour du Sanctuaire d’Apollon. Le quartier du Théâtre a ainsi fait l’objet de plusieurs recherches importantes. Les travaux de Joseph Chamonard5, au début du xxe siècle, et ceux plus récents de Monika Trümper6, témoignent d’approches particulièrement intéressantes. Si ces deux échelles – quartier et habitations – ont jusqu’à présent largement été privilégiées7, en revanche, l’organisation générale de la ville de Délos n’a été que très peu étudiée, et sa morphologie, considérée dans sa globalité, nous échappe encore8.

3Aujourd’hui, le constat qui découle de cette situation peut paraître quelque peu paradoxal. Alors que la ville fouillée au début du xxe siècle est l’un des exemples régulièrement cités dans les publications consacrées à la ville grecque, les spécificités de sa forme urbaine restent encore assez mal connues du fait du peu d’études lui ayant été consacrées.

  • 9 Papageorgiou-Venetas 1981.
  • 10 Voir Bruneau 1984 ; Bruneau 1985.

4Il faut tout de même souligner la contribution que constitue aujourd’hui encore le travail de Alexander Papageorgiou-Venetas9. L’ouvrage qu’il publie au début des années 1980 est loin d’être sans intérêt, malgré certaines faiblesses, pour la plupart dues aux choix faits sur le plan de la méthode. Si les questions soulevées par l’auteur à propos de l’organisation urbaine sont souvent judicieuses et témoignent à la fois d’une bonne connaissance de la ville hellénistique et d’une approche raisonnée, les réponses qu’il apporte sont parfois entachées d’approximations et de raccourcis. Loin d’être totalement satisfaisantes, pour beaucoup de connaisseurs de l’archéologie délienne, celles‑ci restent discutables et font l’objet de nombreuses critiques10.

5Sur la base de ce constat, en décidant d’engager de nouvelles recherches sur le thème de la ville à Délos, nous nous sommes fixé pour objectif de compléter les connaissances acquises et de corriger parfois certaines hypothèses ou idées reçues. Au fur et à mesure de leur avancée sur le terrain, ces recherches feront l’objet de contributions qui rendront compte des résultats obtenus.

6Sans doute n’est‑il pas inutile de préciser ici le cadre dans lequel ces travaux se dérouleront et de rappeler un certain nombre d’idées et de questionnements qui intéressent le domaine des études de morphologie urbaine. C’est le but assigné à ce premier article qui sera aussi l’occasion de préciser les objectifs et les moyens qui seront à mettre en œuvre pour faire progresser la connaissance des processus de constitution et de transformation de la forme urbaine à Délos.

  • 11 Parmi les nombreux ouvrages et articles qui en témoignent on peut citer : Pinon 1988 ; Panerai, Dem (...)

7Il faut insister sur le fait que, pour tout chercheur dont le but est d’approfondir l’histoire des rapports entre les sociétés et les espaces qu’elles produisent et habitent, le tissu urbain constitue une matière précieuse, à même de livrer une information souvent abondante et particulièrement riche. Depuis plusieurs décennies, les études sur la forme des villes se sont développées en tant que champ de recherche à part entière11. Les enseignements dispensés dans bon nombre d’écoles d’architecture en France et à l’étranger depuis les années 1980 ont largement contribué à préciser les méthodes de cette recherche. Grâce à la mise au point d’éléments théoriques et méthodologiques solides, susceptibles de fournir des moyens et des outils éprouvés, le domaine de l’histoire de la ville classique et de la ville contemporaine s’est considérablement enrichi. L’application de ces processus d’investigation à la ville antique devrait à la fois contribuer à élargir le champ de la recherche dans ce domaine et permettre d’aborder de façon rationnelle la question de l’« urbain » dans l’Antiquité.

  • 12 Bruneau 1968.
  • 13 Bruneau 1968, p. 633‑634.

8En 1968, dans l’introduction de l’article intitulé « Contribution à l’histoire urbaine de Délos à l’époque hellénistique et à l’époque impériale12 », Philippe Bruneau fut l’un des premiers à tenter de reconstituer l’histoire de Délos, à partir de l’observation d’un certain nombre de faits archéologiques. Il soulignait déjà les difficultés d’ordre méthodologique à réaliser une synthèse sur l’histoire de la ville : « Je ne me dissimule donc pas que la matière que j’entreprends de traiter ici est instable et que les conclusions sont souvent très provisoires ; mon intention est seulement de grouper des faits épars et de réfléchir sur certaines observations intéressant l’histoire de la ville de Délos à l’époque hellénistique et à l’époque impériale13 ».

  • 14 Bruneau 1968, p. 633.

9« Délos est la ville antique de Grèce propre la mieux conservée, celle dont les quartiers d’habitation offrent les ruines les plus spectaculaires ; pourtant l’histoire urbaine de l’île a suscité peu d’études. Un exposé synthétique ne serait vraiment possible qu’une fois achevée l’exploration de tous les quartiers ; notre génération n’obtiendra pas ce résultat14 », écrivait encore Ph. Bruneau. Cinquante ans après, il faut se rendre à l’évidence : l’exploration de Délos a peu progressé et la fouille de nouveaux quartiers semble, même à longue échéance, difficile à envisager.

10Pourtant, il ne semble pas nécessaire d’attendre cette éventualité pour entreprendre une recherche ambitieuse sur la ville de Délos. Bien au contraire, on peut légitimement penser que les résultats de cette recherche, ou même simplement les hypothèses formulées grâce à elle, pourraient le moment venu aider à orienter de façon pertinente la reprise de nouvelles campagnes de fouille.

11Le bon état de conservation d’un tissu urbain qu’aucune occupation ultérieure n’est venue altérer justifie, à lui seul, ici plus qu’ailleurs peut‑être, une recherche sur la morphologie urbaine. Les études entreprises permettront sans doute d’apporter un certain nombre d’informations nouvelles sur les processus de constitution et d’évolution de la forme urbaine. Mais plus encore, en renouvelant notre approche du site, elles nous donneront l’occasion de compléter notre connaissance de l’histoire des rapports entre la société délienne et les espaces qu’elle a produits et habités ; c’est là évidemment l’un des enjeux majeurs liés à ce type de recherches. Le développement d’un SIG (système d’information géographique) sur le site de Délos nous permet désormais d’organiser les connaissances acquises sur un modèle cartographique synthétique, capable d’évoluer au fur et à mesure des avancées des recherches entreprises15. Cet outil devrait également permettre de croiser des données éparses qui jusqu’à présent n’avaient jamais été rapprochées, et ainsi faire progresser nos connaissances dans un certain nombre de domaines importants, notamment en matière de démographie et de sociologie urbaine.

12Comme le faisait remarquer Ph. Bruneau, la surface actuelle des zones explorées, même si celles‑ci ont livré un matériel riche et abondant, ne permet pas d’avoir une vision complète de ce qu’était la ville. Néanmoins, l’absence, après son abandon, de réoccupations significatives, tout comme la vision synchrone que nous en a livrée la fouille constituent des facteurs particulièrement favorables pour mener à bien les observations sur lesquelles cette recherche pourra s’appuyer. Il n’est sans doute pas illégitime de penser que ces particularités de la situation délienne, d’une part, et la possibilité d’établir des comparaisons d’ordre typo-morphologique entre les différents quartiers fouillés, d’autre part, devraient faciliter le travail d’investigation et l’interprétation des données.

  • 16 Sur les raisons du développement urbain de Délos au iie siècle, voir Bruneau 1968, p. 658‑671.

13En outre, le fait de pouvoir observer la forme urbaine sur un laps de temps assez long, même si malheureusement il reste difficile de connaître sa nature exacte avant 167 et l’époque de la seconde domination athénienne, constitue un intérêt supplémentaire de la situation délienne. On peut avancer l’hypothèse que la période de la plus forte expansion urbaine, marquée par la succession d’un certain nombre d’événements à la fois politiques et économiques16, aura laissé sur la ville les traces perceptibles de certains phénomènes qui auront contribué à en façonner l’identité. Il conviendra d’isoler ces données et d’en tirer pleinement parti pour parfaire nos connaissances des processus de transformation de la ville à Délos.

14Enfin, la diversité des structures urbaines présentes constitue incontestablement une particularité de la situation délienne dont l’exploitation peut s’avérer tout à fait intéressante et riche d’enseignements. Entre le quartier du Théâtre, au caractère apparemment vernaculaire, celui du Stade ou encore celui de Skardhana, dont les plans sont plus réguliers, on peut noter de fortes différences sur le plan morphologique. Celles‑ci sont à mettre en relation avec chacune des périodes de l’histoire délienne qui les a produites. On peut conjecturer en effet que les modalités de constitution de chacun de ces quartiers furent dictées par les conditions politiques et économiques du moment. Dès lors qu’on peut dater les structures morphologiques qui les composent, celles‑ci deviennent des objets qui peuvent être comparés entre eux. À partir de ces analyses comparatives, il devient possible de construire des raisonnements confrontant entre eux les différents quartiers dans leurs dimensions typo-morphologiques et chronologiques.

Des problématiques abordées

15C’est à travers les nombreuses questions qui se posent à nous aujourd’hui que sont présentés ici les enjeux de cette recherche.

16En premier lieu, il semble nécessaire de s’interroger sur la surface qu’occupait la ville de Délos à l’époque de sa plus grande expansion. Quelles étaient les limites de l’urbanisation ? Comment la ville était‑elle organisée et sur quels principes fonctionnait‑elle ? Les notions de centre et de périphéries existaient‑elles ? A‑t‑on affaire à une juxtaposition de quartiers plus ou moins autonomes, ou au contraire répondent‑ils à une logique spatiale qui détermine entre eux des relations étroites ? Enfin, peut‑on identifier des faubourgs, espaces de transition entre la ville et la campagne qui l’entoure ?

  • 17 Bruneau 1979, p. 95‑96 : « Urbanisation et urbanisme. Je dis bien “urbanisation” et non “urbanisme” (...)
  • 18 Voir Saliou 1994.

17Il s’agira également de mieux comprendre les modes de constitution du tissu urbain. Quelle est la part du « spontané » résultant de la somme de décisions individuelles concernant l’aménagement de l’espace, ce que Ph. Bruneau appelait des faits d’urbanisation, et celle du « planifié », l’urbanisme correspondant à des aménagements de l’espace urbain programmés17 ? Peut‑on postuler le fait qu’il existait des règles d’urbanisme plus ou moins contraignantes qui régissaient la croissance urbaine, des règles qui transparaîtraient dans la configuration du tissu urbain et qui pourraient se déduire de l’interprétation que l’on ferait à la fois des représentations graphiques qu’on peut en donner, mais aussi des traces visibles sur le terrain18 ?

18Dans le cas d’un urbanisme maîtrisé, fruit d’une initiative publique ou d’un groupe d’individus, est‑il possible de mettre en évidence la notion de projet urbain et, si oui, quelles en sont les formes ? Est‑il pensé à l’échelle de chaque quartier, ou bien dans une conception plus globale du développement urbain ? Quels en sont les objectifs, et quels sont les processus mis en œuvre pour le réaliser ? Sont‑ils invariants au cours du temps ou, au contraire, soumis à transformations au fur et à mesure de l’extension de la ville ? Peut‑on affirmer qu’il existe à Délos une politique de développement urbain, ou un véritable « savoir‑faire » la ville ? Ou bien, au contraire, a‑t‑on affaire à une croissance urbaine plus ou moins anarchique et vernaculaire, soumise à des phénomènes de spéculation foncière, qui tente de répondre, au fur et à mesure de l’expansion économique de l’île, à la pression démographique ?

19Il suffit de parcourir les différents secteurs urbanisés pour se rendre compte que la pression foncière a poussé les Déliens à construire sur des terrains parfois difficiles et ingrats. Les aspects concernant ce qu’on a coutume d’appeler l’assiette de la ville, et qui touchent à la façon dont celle‑ci s’est adaptée au relief, méritent d’être approfondis. Quel rapport entretient la ville avec sa topographie ? Quels sont les facteurs qui ont dicté le choix des terrains à urbaniser ? Comment les différents quartiers ont‑ils été implantés, et quel rôle a pu jouer le réseau viaire, à la fois comme moyen de desserte, mais également comme élément structurant ce relief ?

  • 19 Delorme 1953.

20Quelles sont les solutions pratiques mises en œuvre dans les typologies et sur le plan morphologique pour maîtriser les obstacles et construire dans des zones moins accueillantes, afin d’adapter le bâti à la pente ? Dans quelle mesure ces contraintes topographiques ont‑elles pesé sur les typologies et les ont fait évoluer, comme on peut l’observer par exemple avec la Maison de l’Hermès19, dont le plan et la structure échappent en partie aux typologies déliennes courantes pour mieux s’adapter au terrain sur lequel elle a été bâtie ?

21En général, le rapport qui s’établit entre typologies architecturales et forme urbaine détermine grandement la manière dont se constituent les villes. L’étude de ces typologies et des processus de leur transformation spatiale, afin de les adapter aux configurations parcellaires et à la structure urbaine préexistante, peut‑elle apporter des informations nouvelles sur un savoir‑faire architectural particulier à Délos ? La question du découpage foncier comme celle de la propriété du sol constituent aussi des thèmes de recherche à explorer. Comment s’exprime la relation entre les typologies architecturales, le foncier et la ville, à travers notamment la question du parcellaire ou celle des réseaux viaires ? La diversité des formes de l’habitat est‑elle à mettre en relation avec les conditions de la gestion du système parcellaire, et plus généralement avec les modalités de production de la ville ?

  • 20 Bruneau 1968, p. 671‑688.
  • 21 Bruneau 1968, p. 688‑691.

22Enfin, un domaine important peut tirer un profit non négligeable des avancées liées à ces recherches. C’est celui de la vie économique et sociale de l’île. Est‑il possible de décrypter dans la forme urbaine le jeu des rapports sociaux dont elle est le support ? Quels sont les usages qui se développent à son contact ? Peut‑on les déduire d’une étude de la morphogenèse de la ville ? Peut‑on essayer de comprendre leurs évolutions dans les changements progressifs, ou parfois plus soudains, qui affectent l’évolution du tissu urbain ? De quelle manière celui‑ci a‑t‑il été affecté par les destructions de 88 et 69 ? Quels événements tangibles s’ensuivirent, et quelles furent leurs conséquences sur la forme urbaine20 ? Quels sont les phénomènes concrets témoignant du déclin de la ville jusqu’à son « abandon21 » ?

  • 22 On trouve le corpus de ces inscriptions publié dans les Inscriptions de Délos, ou ID.

23Est‑il possible de traduire de façon claire et objective ce qu’on peut considérer comme une sorte de dimension cachée de la ville, produit de la rencontre entre les activités d’une société et les espaces dont elle se dote pour les abriter ? La confrontation entre les hypothèses construites à partir de la lecture de la forme urbaine et les sources documentaires disponibles, notamment les « comptes » et « inventaires »22, devrait peut‑être contribuer à mieux comprendre la culture urbaine de cette société, ainsi que la façon dont elle a pu évoluer, au fur et à mesure des événements qui ont marqué sa vie économique et politique, jusqu’à l’abandon définitif de la ville.

Quelques considérations méthodologiques

  • 23 Moretti (éd.) 2015.

24La première étape de cette recherche suppose une exploration systématique des secteurs de la ville qui jusqu’à présent n’ont fait l’objet d’aucune fouille. Deux objectifs essentiels lui sont assignés. Outre le souhait de compléter la documentation fournie par l’Atlas23 en offrant une meilleure connaissance des surfaces urbanisées et des limites de la ville antique, le but est d’établir un fonds référentiel permettant des comparaisons entre ces quartiers encore mal connus et ceux explorés au cours du xxe siècle.

25La série des trois campagnes consacrées au relevé des structures visibles, réalisées en collaboration avec Lionel Fadin, a permis de dresser le plan des quartiers qui n’avaient jusqu’alors jamais été fouillés, à savoir la région ouest de Gamila, la côte est de l’île, entre la baie de Ghourna et la synagogue, la côte est au nord‑est du Cynthe, la région au sud du Dioscourion, la colline de Ghlastropi et la région au sud de l’Hôtellerie et de la Maison des masques (fig. 1).

Fig. 1 — Carte des secteurs non fouillés ayant fait l’objet de relevés topographiques, en grisé.

Fig. 1 — Carte des secteurs non fouillés ayant fait l’objet de relevés topographiques, en grisé.

D’après Moretti (éd.) 2015, dessin Lionel Fadin.

26Les observations auxquelles nous avons procédé au cours des différentes missions de terrain, en vue du relevé systématique des vestiges visibles, ont supposé un travail préalable d’interprétation des structures souvent délicat. Celui‑ci s’est souvent avéré difficile car, compte tenu des surfaces en jeu, il excluait toutes possibilités de débroussaillage, de nettoyage, de sondage, et bien sûr de fouille. Dans certaines zones où le relief est plus accidenté, ou dans d’autres qui sont encombrées par les matériaux provenant de la destruction des constructions antiques, les opérations de relevé ont été particulièrement fastidieuses. Dès le début de notre recherche, le caractère incontournable de ces contraintes a pesé sur nos investigations ; refuser celles‑ci aurait mis en cause la faisabilité même de cette entreprise. En revanche, en les acceptant, nous étions bien conscients qu’elles imposeraient aussi certaines limites à notre travail. La première d’entre elles, sans doute la plus contraignante, concerne la difficulté, voire l’impossibilité, de dater avec précision les secteurs urbains étudiés, faute de pouvoir accéder au matériel archéologique habituellement livré par la fouille. Cette impasse sur la question des datations nous prive évidemment de la possibilité d’établir des comparaisons d’ordre chronologique entre les vestiges relevés dans ces secteurs non fouillés et ceux visibles dans les quartiers mis au jour au siècle dernier. On ne peut que regretter l’impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvés de mener ce type de comparaisons mais, pour autant, cette difficulté ne doit pas occulter l’intérêt que recouvre ce type de démarches et les progrès faits grâce à elles dans la connaissance de la ville antique à Délos.

  • 24 Lors du lancement des opérations de terrain en 2013, nous avons pu nous appuyer sur les documents g (...)
  • 25 Bruneau 1968, fig. 1.

27Cette première phase nous aura donc permis d’atteindre les objectifs que nous nous étions fixés en matière de documentation et de collecte de l’information24. Le report dans le SIG de Délos de l’ensemble des relevés réalisés sur ces zones urbaines non fouillées offre à la fois une nouvelle vision de la surface occupée par la ville, mais également une lecture plus précise de son périmètre et de sa structure. Le plan qu’avait donné Ph. Bruneau25 dans son article peut ainsi être validé dans ses grandes lignes et corrigé pour certains secteurs limités. Alors que l’habitat sur la colline de Ghlastropi était sans doute moins dense, la région située à l’est du Sanctuaire ne présente pas, comme il l’avait imaginé, les traces d’une urbanisation continue jusqu’à la côte.

28Comme on pourra en juger dans le deuxième article de cette série de contributions consacrées à la morphologie urbaine à Délos, les relevés récemment réalisés offrent le support approprié à un travail d’interprétation des données recueillies, permettant de révéler les caractéristiques urbaines et l’organisation de chacun des secteurs étudiés. Ainsi, grâce à l’élaboration d’hypothèses qui interrogent cette matière nouvelle, et évidemment en fonction de la lisibilité en plan de chacun de ces secteurs, il est possible de restituer la structure urbaine de chacun des quartiers, de raisonner sur les orientations dominantes de leur tracé viaire, de distinguer les limites des îlots construits et d’essayer de comprendre la façon dont ils ont été urbanisés.

29Inutile d’insister sur le fait que ce type de réflexions dépend largement de la qualité des informations recueillies en amont ; plus la lisibilité des structures relevées à la surface du terrain naturel est grande, plus leur interprétation sera facile, et plus les résultats obtenus seront utiles pour la compréhension de la trame urbaine. Il va sans dire que pour chacun des secteurs concernés, cette équation varie en fonction de la pertinence des observations faites in situ et de la précision des relevés réalisés. Mais, quelles que soient la nature et l’étendue des résultats acquis, ces analyses permettent des avancées incontestables dans la connaissance de la ville à Délos.

30La deuxième étape de cette recherche concernera aussi bien les quartiers fouillés au cours du xxe siècle que ceux explorés durant la première phase de l’étude. Pour chacun des quartiers considérés, elle implique une lecture patiente et rigoureuse de la forme urbaine ainsi que la reconnaissance des éléments significatifs qui la composent. Cette analyse systématique de la trame urbaine doit nous amener à construire des hypothèses sur les modalités de constitution de leur forme urbaine, et éventuellement sur l’évolution de leur tissu urbain. Pour cela, il convient d’aborder cette recherche avec une grande liberté d’esprit et sans aucun à priori, afin de ne négliger aucune piste susceptible d’éclairer tel ou tel processus d’urbanisation.

31C’est donc la notion même de forme urbaine qui est au centre de cette phase de la recherche. Des analyses qui seront faites de la trame urbaine et de sa géométrie découleront les premières interprétations, mettant en lumière les relations qui lient la forme bâtie et le système parcellaire. Régularité ou au contraire irrégularité de son dessin, densité urbaine, rapport du parcellaire au réseau viaire, hiérarchie entre les voies desservant le quartier constituent autant d’entrées pour des études qui permettront d’appréhender cette notion de manière méthodique et rationnelle.

32Le support de ce travail sera principalement le plan de la ville qui sera exploité de façon manuelle, mais également sur des supports informatiques, dans le cadre d’une recherche qui contribuera à mettre en évidence des géométries caractéristiques, les unités de plan et les éléments significatifs qui les unissent ou, au contraire, les séparent.

33À l’évidence, la notion de parcellaire constitue l’un des axes essentiels de cette réflexion. Celle‑ci sera abordée grâce à des méthodes d’analyses graphiques qui permettront des comparaisons entre les formes que peut prendre la trame parcellaire dans les différents quartiers reconnus. Ce sera l’occasion de mener également des études spécifiques qui permettront éventuellement de replacer les configurations parcellaires identifiées dans une perspective historique, et aideront à éclairer les évolutions qu’ont pu connaître au cours du temps les processus d’urbanisation mis en œuvre à Délos.

34Le troisième moment de cette recherche doit permettre de croiser les données morphologiques issues de la phase d’analyse cartographique, avec la réalité des vestiges archéologiques eux‑mêmes. Il s’agit, à travers l’observation scrupuleuse des vestiges, de vérifier sur le terrain les hypothèses élaborées à partir du travail d’interprétation des données géométriques des plans. Ce travail doit permettre de valider ou d’infirmer ces hypothèses, mais également de susciter de nouveaux questionnements, qui, à leur tour, dans un mouvement d’aller-retour, devront être confrontés à la géométrie et à la structure du tissu urbain reconnaissables dans les plans. Cette démarche hypothético-déductive, progressant par une sorte de va‑et‑vient entre l’étude des plans et l’observation des vestiges in situ, devrait permettre de construire une meilleure connaissance des phénomènes de morphogenèse à l’œuvre à Délos.

35Enfin, l’analyse comparative des différents quartiers, fondée sur un certain nombre de données significatives issues de l’étude cartographique, devrait également aider à avancer dans une réflexion qui aurait pour finalité de replacer chacun d’eux dans une perspective chronologique. Pour cela, il conviendra de confronter les éléments de dimension spatiale qui auront été reconnus dans chacune des formes urbaines étudiées avec les données disponibles sur le plan chronologique. Peut‑être cette démarche permettra‑t‑elle de mettre en évidence les scénarios de développement qui auront pu contribuer à la croissance progressive de la ville.

36On peut logiquement avancer l’hypothèse que le tissu urbain, telle une matière vivante, conserve l’empreinte et la mémoire des évènements marquants de la vie politique, économique et sociale dont il a été le théâtre. Il est soumis, au cours du temps, à des évolutions lentes, ou au contraire plus brutales et violentes, et conserve dans sa forme les traces de ces événements. Ces marques laissées dans le tissu urbain par les facteurs qui caractérisent la vie sociale, économique et politique de l’île seront consignées dans une série de représentations graphiques, synthétisant, pour l’ensemble des surfaces urbanisées, les caractères communs ou, au contraire, les différences entre les quartiers.

  • 26 Bruneau 1979, p. 95‑96.

37L’objectif final est de nous permettre de mieux appréhender l’histoire du développement de la ville à Délos, en mettant si possible en évidence les facteurs qui ont contribué au développement de chacun de ses quartiers. La différence que Ph. Bruneau introduisait dès 1979 entre les concepts d’urbanisme et d’urbanisation26, qui, comme il le soulignait, recouvrent des processus très différents, se retrouvera bien évidemment au cœur de cette réflexion. Elle trouvera en somme sa justification dans cette analyse raisonnée du tissu urbain délien, et prendra dans cette phase conclusive toute sa signification.

38Les attendus de cette recherche sont certes nombreux ; peut‑être même ses objectifs sont‑ils par trop ambitieux ? D’aucuns penseront que le domaine à explorer est illimité, et qu’il eût été souhaitable de se fixer des objectifs plus faciles à atteindre dans un laps de temps raisonnable. Je leur répondrai que ce premier article a pour finalité d’ouvrir un nouveau champ de recherche de l’archéologie délienne, sur l’ensemble des questions qui touchent à la morphogenèse de la ville. Il ne s’agit ici que de fixer des caps, et de donner des orientations dont d’autres chercheurs pourront se saisir pour engager et mener à leur terme de nouvelles études urbaines, qui, à leur tour, contribueront à enrichir les connaissances dans ce domaine particulièrement vaste.

39Il convient donc de voir dans ce premier article des « Études de morphologie urbaine à Délos » la première pierre d’un nouvel édifice qui reste à construire.

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Bibliographie

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Hellmann 2010 = Marie-Christine Hellmann, L’architecture grecque, 3 : Habitat, urbanisme et fortifications, Paris, Picard, 2010.

Hoepfner, Schwandner 1994 = Wolfram Hoepfner, Ernst-Ludwig Schwandner, Haus und Stadt im Klassischen Griechenland, 2e éd., Munich, Deutscher Kunstverlag, 1994.

Lafon, Marc, Sartre 2011 = Xavier Lafon, Jean-Yves Marc, Maurice Sartre, Histoire de l’Europe urbaine, 1 : La ville antique, Paris, Points, 2011.

Martin 1974 = Roland Martin, L’urbanisme dans la Grèce antique, 2e éd., Paris, Picard, 1974.

Moretti (éd.) 2015 = Jean‑Charles Moretti (éd.), EAD XLIII. Atlas, Athènes, EFA, 2015.

Panerai, Demorgon, Depaule 1999 = Philippe Panerai, Marcelle Demorgon, Jean‑Charles Depaule, Analyse urbaine, Marseille, Parenthèses, 1999.

Papageorgiou-Venetas 1981 = Alexander Papageorgiou-Venetas, Délos : recherches urbaines sur une ville antique, Munich, Deutscher Kunstverlag, 1981.

Pinon 1988 = Pierre Pinon, « La morphologie urbaine : vieille géographie ou nouvelle histoire ? », Villes en parallèle 12‑13, 1988, p. 88‑99.

Saliou 1994 = Catherine Saliou, Les lois des bâtiments : voisinage et habitat urbain dans l’Empire romain. Recherches sur les rapports entre le droit et la construction privée du siècle d’Auguste au siècle de Justinien, Beyrouth, Ifpo, Bibliothèque archéologique et historique 116, 1994.

Siebert 2001 = Gérard Siebert, EAD XXXVIII. L’îlot des bijoux, l’îlot des bronzes, la Maison des sceaux, 1 : Topographie et architecture, Athènes, EFA, 2001.

Tang 2005 = Birgit Tang, Delos, Carthage, Ampurias: The Housing of Three Mediterranean Trading Centres, Rome, L’Erma di Bretschneider, 2005.

Trümper 1998 = Monika Trümper, Wohnen in Delos: Eine baugeschichtliche Untersuchung zum Wandel der Wohnkultur in hellenistischer Zeit, Rahden, Leidorf, Internationale Archäologie 46, 1998.

Trümper 2002 = Monika Trümper, « Das Quartier du Théâtre in Délos: Planung, Entwicklung und Parzellierung eines „gewaschsenen“ Stadtviertels hellenistischer Zeit », MDAI(A) 117, 2002, p. 133‑202.

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Notes

1 On peut citer, entre autres, Martin 1974 ; Hoepfner, Schwandner 1994 ; Greco, Torelli 1983 ; Hellmann 2010 ; Lafon, Marc, Sartre 2011.

2 Calio 2012.

3 Brunet 1996.

4 Trümper 1998 ; Tang 2005, p. 29‑65.

5 Chamonard 1922-1924.

6 Trümper 2002.

7 On peut également citer Siebert 2001.

8 C’est ce que j’ai tenté de faire dans Fraisse 1983.

9 Papageorgiou-Venetas 1981.

10 Voir Bruneau 1984 ; Bruneau 1985.

11 Parmi les nombreux ouvrages et articles qui en témoignent on peut citer : Pinon 1988 ; Panerai, Demorgon, Depaule 1999 ; Gauthier 2001 ; Allain 2004 ; Chouquer 2012 ; Borie, Denieul 1984.

12 Bruneau 1968.

13 Bruneau 1968, p. 633‑634.

14 Bruneau 1968, p. 633.

15 https://sig-delos.efa.gr.

16 Sur les raisons du développement urbain de Délos au iie siècle, voir Bruneau 1968, p. 658‑671.

17 Bruneau 1979, p. 95‑96 : « Urbanisation et urbanisme. Je dis bien “urbanisation” et non “urbanisme”, car il importe de distinguer deux notions qu’on confond trop souvent, en désignant du même terme un processus non contrôlé d’agglomération et une entreprise programmée de développement : au premier convient un nom en ‑tion et à la seconde un nom en ‑isme. À distinguer ainsi les choses, il apparaît que l’essor démographique de la seconde moitié du iie siècle a entraîné à Délos peu de projets d’urbanisme et surtout des faits d’urbanisation ».

18 Voir Saliou 1994.

19 Delorme 1953.

20 Bruneau 1968, p. 671‑688.

21 Bruneau 1968, p. 688‑691.

22 On trouve le corpus de ces inscriptions publié dans les Inscriptions de Délos, ou ID.

23 Moretti (éd.) 2015.

24 Lors du lancement des opérations de terrain en 2013, nous avons pu nous appuyer sur les documents graphiques dressés en 2005, dans le cadre d’une première mission préparatoire placée sous la direction de Ph. Fraisse et composée de C. Durvye, B. Gauthiez, J.‑Ch. Moretti. Les minutes, réalisées sous forme de croquis entre le 14 et le 22 juillet 2005, indiquaient approximativement la position et la direction des murs sur l’ensemble des zones urbanisées non fouillées. Ceux‑ci avaient été reportés sur un fond de plan de l’île au 1/5 000.

25 Bruneau 1968, fig. 1.

26 Bruneau 1979, p. 95‑96.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 — Carte des secteurs non fouillés ayant fait l’objet de relevés topographiques, en grisé.
Crédits D’après Moretti (éd.) 2015, dessin Lionel Fadin.
URL http://journals.openedition.org/bch/docannexe/image/1114/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 781k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Fraisse, « Délos : études de morphologie urbaine I Objectifs et méthodes »Bulletin de correspondance hellénique [En ligne], 144.1 | 2020, mis en ligne le 29 juin 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/bch/1114 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bch.1114

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Auteur

Philippe Fraisse

Architecte, chercheur associé à l’École française d’Athènes.

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    Delos: studies of urban morphology II. The area north and east of the stadium
    Paru dans Bulletin de correspondance hellénique, 144.1 | 2020
  • Morphologie urbaine [Texte intégral]
    Paru dans Bulletin de correspondance hellénique, 139-140.2 | 2016
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