1Ce dossier est centré sur les pratiques habitatives d’aujourd’hui dans les métropoles de l’Europe du Sud. Il met en examen leurs dynamiques socio-spatiales : celles produites par les co‑présences entre nouveaux et anciens habitants, par les nouvelles formes de touristification, par les changements de la propriété et les nouveaux investissements de grande échelle dans les périphéries urbaines, mais aussi celles produites à une échelle plus fine mais de façon particulièrement visible dans les centres-villes. Les changements des conditions du logement et des pratiques habitatives présentés dans ce dossier sont par ailleurs très divers selon l’histoire et le contexte de chaque ville. Cependant, malgré leur diversité, ces changements semblent conduire vers des conditions convergentes, qui accroissent la difficulté d’accès au logement et renforcent la ségrégation résidentielle. Cette tendance est d’autant plus notable qu’elle se développe dans des villes avec une mixité sociale relativement élevée comparée à d’autres grandes villes européennes et mondiales, où l’accès au logement était plus abordable pour une grande partie des catégories sociales, ce qui s’opposait à la ségrégation.

3Dans les grandes villes de cette région – surtout celles qui dépendent le plus du marché touristique –, les acteurs de la location à court terme deviennent très importants en changeant le mode dans lequel opère le marché du logement et l’ensemble du marché immobilier. Les trois villes examinées dans ce dossier sont confrontées à la touristification de manières différentes. Venise est une ville qui fait face à la pression touristique depuis longtemps et son caractère emblématique est lié à sa visibilité internationale et à l’attraction de très nombreux visiteurs depuis plusieurs décennies. Par contre, l’identité de Naples et d’Athènes a longtemps été reliée à d’autres fonctions, liées à leur rôle national et régional, qui les rendait beaucoup moins visibles au niveau international. Cependant, récemment, ces deux villes sont devenues des destinations choisies, en partie sous l’effet des crises affectant l’économie touristique du sud de la Méditerranée, par une nouvelle clientèle touristique qui cherche des expériences urbaines plus variées et différentes de celles traditionnellement établies, aspirant à l’« authenticité » des destinations qui étaient jusque‑là à la marge du produit touristique. Athènes et Naples sont des villes socialement composites et l’une comme l’autre ont fait l’objet d’une très riche littérature sur leur « mixité » sociale – supposée ou réelle. Cette situation est en train de changer en passant d’une mixité sociale reproduite dans des conditions d’inertie dans le marché immobilier à une nouvelle situation où la ségrégation avance à travers des processus de gentrification souvent inattendus. Il paraissait donc utile de confronter l’impact des changements récents en particulier sur les centres historiques de ces villes.

4Les métropoles investiguées ressortent de stades divers dans cette évolution. Si partout se pose la question de l’équilibre instable entre résidents « permanents » et touristes, comme entre anciennes et nouvelles fonctions des centres-villes, Naples comme Athènes témoignent de formes d’enracinement qui peuvent à certains égards ralentir le processus. À ce point de vue, aborder les mues de l’habiter par les acteurs, par leurs stratégies mobilitaires ou de valorisation des biens, comme l’ambitionne ce numéro, permet d’éviter une approche trop dualiste des évolutions en cours et d’aller même au‑delà de l’opposition mobilité/ancrage.

5Par ailleurs, le numéro témoigne de l’intérêt de croiser les terrains et les approches pour aborder ces thématiques des pratiques habitatives. Combinant les biographies des acteurs et celles des lieux (quartiers et plus encore immeubles singuliers), mais mobilisant également la question du contexte, des politiques publiques (ou de leur absence), ce numéro offre une certaine diversité dans l’approche des pratiques habitatives. En essayant d’aller au‑delà des lectures quantitatives sur l’habitat et de ses différenciations socio-spatiales, les articles du numéro mettent surtout en avant l’importance du qualitatif dans les études sur l’habitat. L’approche méthodologique mixte, suivie par les contributions du présent numéro, remet en cause une distinction qui serait absolue et participe plutôt au débat actuel sur la complémentarité des approches quantitatives et qualitatives.

7Habiter la ville peut en outre se définir au sens strict – le logement, permanent ou de passage, occupé ou vacant, les trajectoires résidentielles –, au cœur des articles sur Athènes de Ifigeneia Dimitrakou et de Dimitris Balampanidis, Iris Polyzou, et Stavros Spyrellis, ainsi que celui de Giovanni Laino sur Naples comme de l’article de Matteo Basso et Laura Fregolent sur Venise. Mais le terme peut aussi s’envisager dans un sens plus large – l’usage des espaces publics ou plus généralement le rapport au quartier et au local –, comme en témoigne l’évolution des ateliers du cuir du centre historique de Naples dans l’article de Pascale Froment.

8Enfin, la question de l’habiter pose indirectement celle des politiques et de l’action collective : au‑delà des seules politiques de logement, dans des villes, lieux de tensions entre producteurs et acteurs (habitants, visiteurs, investisseurs anciens et nouveaux, etc.) aux intérêts parfois divergents, la question des politiques urbaines au sens large, de leur capacité ou non à réguler les transformations de l’habiter dans un contexte de mutation des activités économiques et d’irruption de nouvelles pratiques spatiales, vient rencontrer la question des mobilisations habitantes (comités, associations, ou encore groupes informels de citadins impliqués dans des formes diverses de mobilisations territoriales). Ces questions sont abordées de façon récurrente dans le dossier, notamment par Laura Fregolent et Matteo Basso pour Venise, et par Dimitra Siatitsa pour Athènes.

9En fin de compte, les cas investigués permettent d’explorer la complexité des « réponses » aux mutations urbaines et touristiques contemporaines : on rencontre le cas échéant des formes d’adaptation, ou à l’inverse des résistances explicites et formalisées – et ce notamment dans une ville comme Venise pourtant souvent vue comme déjà totalement « muséifiée ». Nos cas d’étude invitent peut‑être surtout à explorer les effets d’inertie, les résistances « non intentionnelles » et involontaires mais qui, finalement, contribuent à ralentir voire parfois à limiter certains changements urbains.

10À cet égard, un prolongement possible de ce numéro pourrait être de comparer les métropoles d’Europe du Sud investiguées ici avec d’autres cas d’évolutions « contrariées ». Ainsi, dans le cas parisien, la gentrification est certes un processus largement débattu, pourtant elle est somme toute beaucoup plus lente et moins brutale que dans les métropoles des États‑Unis ou à Londres, bien que la pression touristique et la demande de logement par des nomades globaux y ont toujours été très importantes. La raison en est que Paris a une structure urbaine héritée du fait que ses élites n’ont jamais quitté le centre-ville et, d’autre part, que la commodification du logement a été, à certains égards, freinée par des politiques de régulation diverses qui ont ralenti les processus de gentrification en protégeant dans une certaine mesure l’éviction des locataires vulnérables. À Athènes ou à Naples l’opposition au shifting and sorting du marché immobilier est beaucoup moins due aux politiques régulant la ségrégation ou facilitant l’accès au logement. C’est plutôt l’effet d’une mixité produite par des systèmes de production du logement traditionnels, par le fonctionnement restreint du logement comme investissement et par l’absence considérable de demande de logement par des catégories sociales qui pourraient agir comme agents gentrifieurs. Toutefois ces paramètres ont été radicalement modifiés par la croissance accentuée de la demande touristique ; c’est ce moment de bascule qui est examiné dans ce numéro.