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Changements et dynamiques récentes des pratiques habitatives dans les métropoles de l’Europe du Sud

Venise aux prises avec le tourisme. « État d’urgence » et politiques d’intervention

Venezia alle prese con il turismo. « Stato d’emergenza » e politiche di intervento
Venice grappling with tourism. “State of emergency” and intervention policies
Laura Fregolent et Matteo Basso
p. 31-42

Résumés

Français Italiano English

Cet article propose une réflexion sur le rapport entre dynamiques touristiques et question du logement à Venise, à partir des conflictualités qui ont émergé dans le centre historique de la ville lagunaire. Les comités, les associations, et plus encore les groupes informels de citadins impliqués dans des formes diverses de mobilisations territoriales, se sont de fait multipliés, contribuant à l’émergence d’un réseau civique engagé à faire connaître, à dénoncer et à s’opposer aux processus de touristification en acte. Ces conflits sont des exemples intéressants de « contre-projectualité », qui mettent au centre du débat les valeurs de la résidentialité.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Salerno, Russo 2020.
  • 2 Colomb, Novy 2017 ; Gravari-Barbas, Guinand 2017 ; Davis, Marvin 2004 ; Indovina 1988.
  • 3 Meneghello, Furlan 2007.

1Connue dans le monde entier pour son histoire, son patrimoine architectural et sa situation géographique pittoresque dans la lagune, Venise est visitée chaque année par environ 28 000 000 de touristes, dont 80 % sont des excursionnistes ou visiteurs quotidiens1. Elle constitue en fait un « modèle », celui dit des grandes destinations culturelles, bien connues et étudiées dans la littérature scientifique sur le tourisme2. Ce modèle3 se caractérise, du côté de l’offre, par une forte concentration d’attractions culturelles permanentes importantes (musées, institutions culturelles, monuments), une grande variété d’expositions temporaires et d’événements, un environnement urbain bien défini, ainsi qu’une multiplicité de services « annexes » (restaurants, commerces, structures d’hébergement, agences de voyages, guides touristiques, etc.).

  • 4 La spécialisation économique dans l’industrie du tourisme a commencé à la fin des années 1800 et s’ (...)
  • 5 Russo 2002.
  • 6 Il est intéressant de noter que l’offre d’hébergement pour les faux excursionnistes s’est progressi (...)

2Le tourisme de masse s’est imposé au cours des dernières décennies comme l’un des principaux piliers de l’économie de la ville4. Les visiteurs, attirés principalement par cette capitale culturelle qu’est Venise (avec ses monuments et musées, etc.), peuvent être répartis en trois types principaux : celui des touristes « résidents », c’est‑à‑dire propriétaires d’une résidence secondaire, celui des groupes scolaires et celui des touristes qui séjournent dans des appartements loués (hôtel ou b&b à Venise), avec une durée de séjour limitée à environ deux jours. À ces trois modèles décrits s’ajoute la présence d’un pourcentage élevé de touristes d’un jour5 et des « faux excursionnistes », c’est‑à‑dire des visiteurs d’un jour qui préfèrent cependant passer la nuit dans des localités proches6.

3Avec des flux touristiques croissants, les débats publics ont reconnu non seulement les avantages économiques d’une industrie en plein essor, mais aussi les conséquences socio-spatiales affectant les habitants. En fait, il y a eu des conflits au sujet du tourisme, comme l’a récemment mis en évidence la multiplicité des événements publics et des réunions régulièrement organisées par des groupes informels de citoyens et d’associations7.

  • 8 Settis 2014.

4Dans ce schéma général, Venise est un observatoire de recherche privilégié pour reconstruire et étudier les relations entre les flux touristiques de masse et les enjeux urbains, en relation aussi (et surtout) avec l’accentuation des processus de dépeuplement et de vieillissement démographique qui affectent le centre depuis maintenant plus de cinquante ans8. C’est en résumé la synthèse qui était identifiable jusqu’à il y a quelques années, et que l’urgence sanitaire (Covid‑19) a remise en question.

5Les prévisions de reprise du tourisme étaient très négatives mais on relève d’emblée que les flux touristiques, qui s’étaient arrêtés sur la période 2020-2021, ont repris (surtout ceux internationaux) avec une intensité comparable à la période pré-pandémique, au moins 130 000 personnes à Pâques, la Biennale Arte enregistrait un nombre record de visiteurs, des flux qui ont persisté même pendant l’été9.

6Cette contribution propose une brève réflexion sur la relation entre les dynamiques touristiques et la question du logement de ces dix dernières années, à partir des conflits plus ou moins évidents qui ont émergé dans son centre historique. Plus que de simples protestations, ce sont de véritables « contre-planifications » qui (re)mettent les valeurs de la résidence au centre du débat, et qui proposent l’histoire d’une Venise différente, loin de la ville-musée imaginaire. L’article propose également une réflexion sur la nécessité d’une coordination entre les politiques urbaines et touristiques, il vise notamment à éclairer le rôle, le sens et l’efficacité de l’aménagement du territoire (et de ses échelles) dans la gouvernance des dynamiques et des pressions touristiques, afin d’équilibrer, de manière plus durable, les besoins des résidents avec ceux des touristes.

Venise sous l’emprise du tourisme

  • 10 Pour les auteurs : ajouter une référence pour donner accès à la source. De plus, la bibliographie c (...)
  • 11 Pour un retour de Venise pendant le Covid‑19 voir Wanner 2021.

7Selon les données de l’Annuaire du Tourisme publié par la Ville de Venise (City of Venice 2022)10, l’offre d’hébergement de la municipalité de Venise se compose – état en 2020 avant l’irruption de la Covid1911 – de 419 hôtels (+ 4,0 % par rapport à 2016), correspondant à 32 562 lits, en hausse de 9,2 % par rapport à 2016. L’offre complémentaire s’élève en revanche à 3 809 établissements et 49 287 lits (60,2 % du total), avec des progressions particulièrement importantes à partir de 2016, respectivement de + 153,1 % et + 118,7 %. Sur les 9 380 établissements d’hébergement, 96,2 % sont classés en hébergement privé et 3,6 % en autres établissements (auberges, maisons de vacances, chambres d’hôtes, colonies, maisons d’hôtes, maisons d’accueil religieuses, résidences-études). Ce décompte ne comprend pas les lits mis sur le marché du tourisme via des plateformes comme Airbnb.

8En particulier, le centre historique a enregistré la plus forte augmentation de lits relatifs à l’offre complémentaire entre 2016 et 2020 (+ 152 %), tandis que la métropole (Mestre) affiche un dynamisme plus marqué en termes de nombre de lits dans l’offre hôtelière (+ 18,1 %). Cette tendance est encore plus sensible sur le long terme, comme le confirment les données publiées par l’Observatoire civique des logements et résidences (OCIO) : en vingt ans, l’offre de lits dans les équipements non hôteliers (locations touristiques, hébergements touristiques, logements classés, logements non classés, propriétaires et résidences) à Venise insulaire (centre historique et îles) a en effet augmenté de 1 911,77 %, contre + 69,49 % enregistrés pour les lits hôteliers. L’explosion du phénomène de l’hébergement privé sur le marché de la location touristique (Airbnb) est telle qu’aujourd’hui, à Venise, 92 % de celui‑ci relève de logements privés, avec d’importants effets de distorsion sur le marché du logement résidentiel.

9Face à un mouvement touristique intense, la population du centre historique de Venise s’élevait, la même année, à 50 729 habitants sur un total d’environ 50 500 logements. La population de l’ensemble de la commune (255 099 habitants) reste quant à elle assez stable, grâce à la population immigrée qui s’installe principalement sur le continent, mais est en constante diminution sur l’île de Venise. Le point maximum dans le centre historique a été atteint en 1951 avec 174 808 habitants, 96 966 dans la partie continentale et un total de 315 811 dans la commune (tableau 1). À partir de 1951, la population du centre historique n’a cessé de diminuer, et celle de l’ensemble de la commune a augmenté jusqu’au milieu des années 1960 jusqu’à 367 832 habitants, avant de diminuer également.

  • 12 Fregolent, Vettoretto 2017.

10Il s’agit là de dynamiques connues et partagées avec d’autres villes tant en Italie qu’en Europe, liées aux transformations sociales et économiques que les villes et les territoires ont connues et subies avec une intensité comparable et croissante depuis la Seconde Guerre mondiale12.

Tableau 1. Population résidente de la commune de Venise, par sous‑ensembles.

  Année     Centre historique     Estuaire     Continent   Total commune  
1951 174 808 44 037 96 966 315 811
1961 137 150 49 702 161 035 347 887
1971 108 426 48 747 205 829 363 002
1981 93 598 49 203 206 707 349 663
1991 76 644 47 057 190 136 313 967
2001 65 695 32 183 176 290 274 168
2011 58 991 29 693 181 905 270 589
2020 51 208 27 179 177 759 256 146

Source des données : Municipalité de Venise.

11Le déclin démographique et la croissance exponentielle du nombre de touristes exposent la ville à un changement radical en termes d’usage des espaces publics, de l’offre commerciale et de l’offre de logement de plus en plus cher pour un habitant. En outre, de plus en plus de logements sont soustraits au marché résidentiel pour devenir exclusivement à usage touristique. L’habitat dans son ensemble est modifié sous l’effet de dynamiques très intenses liées aux flux touristiques qui, dans une phase initiale, ont certes contribué à déclencher des processus importants de restauration et de revalorisation des bâtiments et une régénération globale du tissu urbain, mais qui contribuent désormais à modifier les conditions de vie des habitants et de la ville dans son ensemble.

  • 13 Novy, Colomb 2017 ; Gravari-Barbas, Guinand 2017.
  • 14 Opillard 2017 ; Peters 2017 ; Gainsforth 2019.

12La littérature relative au champ des études urbaines relève des externalités multiples, liées à l’intensification du phénomène touristique dans les villes contemporaines13 : la surpopulation et ses implications sur la mobilité urbaine et sur le fonctionnement du système local de transport public, la perturbation causée aux habitants dans le déploiement de leurs pratiques quotidiennes, la dégradation des espaces publics et du patrimoine historique, artistique, culturel et architectural, la pression paysagère et environnementale, la transformation de l’offre commerciale et des services publics. Plus particulièrement, les chercheurs s’intéressent aux conséquences produites en termes de « transformation des usages » du parc immobilier, ou à l’achat d’un grand nombre des logements par l’industrie du tourisme, avec comme conséquence l’augmentation des loyers et des prix des appartements et des maisons, la disparition des loyers à long terme et l’expulsion des segments de la population à revenu moyen-inférieur14.

  • 15 Minoia 2017 ; Milano, Novelli, Cheer 2019 ; Vianello 2017 ; Basso, Fregolent 2021.
  • 16 Par exemple, l’association Per Venezia consapevole propose la production culturelle comme moteur d’ (...)
  • 17 Maintenant réglementé à partir du 1er août 2021 avec le décret‑loi no 103 du 20 juillet 2021 « Mesu (...)

13Avec la croissance constante des flux touristiques, les conflits qui mettent en exergue les problèmes (spatiaux, socio-économiques, culturels et environnementaux) liés à l’expansion massive de l’industrie touristique sont devenus, surtout à Venise, particulièrement évidents ces dernières années. Les comités, associations et, plus encore, les groupes informels de citoyens impliqués dans diverses formes de mobilisation territoriale se sont en effet multipliés, contribuant ainsi à l’émergence d’un réseau citoyen fortement engagé pour faire connaître, dénoncer et s’opposer aux processus de touristification en acte15. Des perspectives sont souvent proposées comme une alternative radicale à la situation actuelle, que ces groupes dénoncent car elles présentent une dégradation progressive de l’intérêt général et de la qualité urbaine de la ville16. L’observation de ces conflits par une enquête qualitative permet donc de comprendre quels sont les principaux enjeux publics, tels que l’accès et le passage des grands paquebots de croisière par le canal de la Giudecca17 dans la lagune, la régulation du décorum urbain, la sauvegarde du droit à la ville et les usages civiques par des habitants du parc immobilier sous-utilisé ou abandonné.

14Ces initiatives sont en fait l’expression de formes de vie « alternatives » à la monoculture touristique, celle aussi d’une recherche d’économies alternatives au tourisme. Dans leurs actions, elles expriment une planification qui dépasse l’action contestataire et prennent la forme de manifestations concrètes de différentes conceptions d’habiter la ville : ils « résistent », en somme, à la tendance à une transformation progressive du patrimoine bâti et résidentiel (public et privé) dans des unités à usage exclusif et temporaire de l’industrie touristique.

  • 18 ASC est un mouvement urbain qui fonctionne (littéralement) comme une assemblée sociale pour le loge (...)

15De ce point de vue, un cas particulièrement caractéristique de ces contre-projets en cours est celui de l’Assemblée sociale pour la maison (Assemblea Sociale per la Casa – ASC), mouvement collectif actif depuis plus de vingt ans qui vise à sauvegarder le droit au logement à Venise et, de cette façon, contenir les processus de dépeuplement en cours18. Le rassemblement, bien que n’étant pas né comme un mouvement « contre » le tourisme, est aujourd’hui l’expression d’une revendication de droit au logement qui dénonce les difficultés d’accès au marché privé – que l’expansion de l’industrie touristique a produites –, mais aussi l’incapacité, de la part des organismes publics en charge, d’entretenir leur parc de logements de manière satisfaisante.

  • 19 Basso, Fava 2019.

16Au fil des années, l’ASC a promu des pratiques collectives en faveur des populations en difficulté sur le plan de l’habitat, remettant en service environ 70 logements sociaux vides et sous-utilisés pour environ 150 personnes (familles, cohabitants, célibataires). Bien qu’il s’agisse d’opérations en marge de la légalité, les actions entreprises d’auto-récupération de logements appartenant aux entités de logement social non loué ont généré une rénovation des bâtiments abandonnés et dégradés, ainsi que l’activation de processus de régénération urbaine dans certaines zones du territoire municipal qui étaient auparavant marginales et caractérisées par un manque de sécurité, d’accessibilité et de qualité des constructions et des espaces publics. Dans cette perspective, les activités d’ASC représentent, en fait, une contre-planification qui vise à mettre un frein aux dynamiques de contraction et d’abandon démographiques, et se pose comme une alternative à la transformation de propriétés à des fins purement touristiques19.

  • 20 Annunziata 2017 ; Annunziata, Rivas-Alonso 2020. Ainsi que l’action « Poveglia per tutti » qui a vu (...)
  • 21 On relève ainsi la naissance récente du comité « Salviamo San Piero e Sant’Anna » concernant San Pi (...)

17En travaillant à la reconstruction du lien social, du sens communautaire et de l’accueil de nouvelles populations, et en allant « affronter » la logique expulsive générée par une pression touristique excessive dans le centre historique, des activités telles que celles promues par ASC expriment une demande de logement qui ne se traduit pas seulement par la demande d’hébergement, mais plutôt celle d’un espace, de conditions de vie pour utiliser les espaces publics, les services collectifs, partager des expériences, se rapporter à la ville dans sa dimension physique et sociale. En ce sens, elles peuvent être appréhendées à travers ce que la littérature définit comme des pratiques d’anti-gentrification20, qui sont importantes mais pas suffisantes pour inverser une dynamique désormais consolidée sur le marché du logement. Celle‑ci nécessite de construire des politiques et des interventions structurelles à partir d’un nouvel accord entre les parties concernées et qui soit fondé sur un principe d’équité sociale. En effet, les initiatives comme celles d’ASC ou des associations citadines mobilisées autour du thème du logement21 ont le mérite de mettre en évidence des problématiques et d’enclencher une réflexion sur le thème de l’exploitation de la ville. Toutefois, pour pouvoir trouver une solution concrète à ces problèmes, il est nécessaire que les institutions – y compris en apprenant à partir de ces expériences – innovent dans leurs propres instruments et politiques.

Tourisme et espace résidentiel

  • 22 Il y a une première phase (entre 1951 et 1966) dans laquelle le soi‑disant exode de Venise insulair (...)
  • 23 Les phénomènes d’illégalisme liés aux fausses auberges et hôtels du centre historique ne sont pas n (...)

18Parmi les différents enjeux, celui du logement occupe donc une place particulièrement centrale dans le débat public vénitien : les dynamiques du tourisme actuel sont en effet intimement liées aux processus de dépeuplement du centre historique22 qui se poursuivent depuis cinquante ans (tableau 1), tout en les affinant. L’expansion croissante de l’industrie du tourisme a en effet conduit à une réduction des logements destinés à un usage résidentiel23 et à une hausse généralisée des prix, portant ainsi atteinte à la fois au droit au logement et au droit plus général à la ville de ceux qui ont été forcés de quitter le centre historique.

  • 24 Salerno, Russo 2020.

19La présence d’un marché immobilier de plus en plus orienté vers les pratiques et l’accessibilité d’une population d’habitants de passage permet d’esquisser une transition de Venise vers une ville « à court terme » qui accueille les pratiques d’habitat de populations temporaires au détriment d’une population résidente stable24, ceci devenant l’une des raisons de l’expulsion d’une population, souvent la plus jeune, qui ne peut pas trouver un logement abordable.

  • 25 À côté du secteur alimentaire, un autre type de commerce qui s’est fortement développé est celui de (...)

20Parallèlement, et en conséquence d’une vie de moins en moins stable et de plus en plus conditionnée par le nombre croissant de touristes, il y a un impact clair, comme cela a déjà été dit plus haut, sur l’utilisation et la qualité de l’espace public et sur les activités commerciales, dans des zones ou, plus précisément encore, des itinéraires de la ville traversés par les touristes. Ces zones se sont complètement transformées au fil des ans en réponse à une demande croissante de services commerciaux principalement pour des destinations touristiques. C’est évident dans certains secteurs commerciaux avec l’explosion des activités liées à l’alimentation et surtout à la restauration rapide (restaurants, bars, pizzas à la tranche, glaciers, brochettes, etc.)25 témoignant d’une demande croissante et étroitement liée au tourisme quotidien low cost.

  • 26 Dans l’ensemble, le logement public dans la municipalité de Venise représente environ 9 % de l’ense (...)
  • 27 Fava, Fregolent 2019.

21Pour compliquer encore plus la question du logement à Venise, il y a l’état du logement social, composé de 10 754 logements26 en 2017 à peu près également répartis entre la municipalité et l’Agence territoriale pour la construction résidentielle (ATER) de la province de Venise ; 15 % des logements communaux sont vides, 11 % en tenant compte des logements en maintenance et en état de première affectation. La situation des actifs ATER s’avère encore plus critique, avec une part inutilisée de 20 % qui tombe à 15 % en comptabilisant les allocations et la maintenance en cours27.

22La demande de logement social concerne une frange faible de la population qui a besoin d’être prise en charge mais cette demande ne peut être résolue car le nombre de demandes est supérieur à la disponibilité des logements. Une intervention sur ce front est nécessaire tout d’abord pour la construction de logements neufs (en plus de la récupération totale des logements vacants) qui permettrait de répondre à la demande non satisfaite exprimée par les couches les plus faibles de la population. Mais il s’agit aussi de mieux articuler l’offre en l’orientant vers les besoins d’une frange de plus en plus large de la population, trop riche pour profiter d’un logement sous protection mais trop pauvre pour pouvoir accéder à un logement sur le marché privé. Cet élargissement de la frange intermédiaire de population qui a des difficultés à accéder au logement n’est pas un phénomène exclusif de la ville de Venise, toutefois dans le cas vénitien, ces dynamiques sont beaucoup plus intenses à cause du tourisme.

Considérations finales

  • 28 Il s’agit notamment de l’installation de guichets de personnes et de tourniquets dans les accès pié (...)

23Le cas de Venise met en évidence la nécessité d’intégrer les politiques touristiques aux politiques urbaines et du logement, et ce à différentes échelles d’intervention, afin d’équilibrer les besoins des résidents avec ceux des touristes de manière plus durable. En effet, la « déconnexion » entre ces secteurs politiques est bien évidente dans la ville lagunaire, où la pression touristique n’est pas encore régie par des politiques urbaines explicites, mais est au contraire déléguée à des mesures d’urgence ad hoc, visant à réguler, de façon cependant absolument temporaire, l’accès des visiteurs au centre historique dans les moments de pic touristique particulier28.

  • 29 En juillet 2022, l’administration municipale a approuvé le règlement de la « contribution d’accès » (...)
  • 30 Comme mentionné plus haut, le touriste qui choisit de résider en dehors de la municipalité de Venis (...)

24La particularité de cette approche d’urgence de la gestion du tourisme dans la ville et l’absence d’une véritable politique publique29 sur le sujet est particulièrement évidente si l’on considère la situation « paradoxale » qui affecte la commune : en effet, si ces mesures visent à gouverner les flux touristiques entrant et circulant dans un espace restreint (le centre historique), en même temps, c’est l’administration municipale elle‑même qui a approuvé la construction – par le biais d’investissements privés – de nouvelles et importantes structures d’hébergement en périphérie du centre historique lui‑même, comme à proximité de la jonction ferroviaire de Venise-Mestre ou dans les îles plus éloignées de la lagune, contribuant ainsi au renforcement, plutôt qu’à la résolution, du problème de l’accès quotidien des touristes au centre historique. La tentative de « diluer » les flux, et probablement de transformer le soi‑disant « faux excursionniste30 » en touriste séjournant au sein de la commune, génère en réalité d’autres dynamiques à la fois sur le continent vénitien (qui s’avère soudain doté d’une vocation touristique), et sur les transports en commun. Ce paradoxe met également en évidence l’absence de réflexions adéquates à l’échelle territoriale de la ville métropolitaine de Venise (ex‑province), qui seraient plus adaptées pour gouverner efficacement les dynamiques touristiques (et les conséquences qu’elles génèrent), et la nécessité d’une gestion « coordonnée » du gouvernement territorial et de la gouvernance des stratégies de marché du tourisme.

25Dans le même temps, à l’échelle urbaine, des politiques de logement ciblées peuvent aider à remédier au problème du logement, récemment exacerbé par la croissance du tourisme, et à repenser un nouveau projet pour une ville historique plus habitée et vivante, même en cette phase d’urgence.

26À cet égard, on comprend les raisons pour lesquelles une politique publique du logement est désormais nécessaire et doit de plus en plus se caractériser par la flexibilité et l’innovation, afin de répondre à une demande plurielle. L’engagement de cette politique ne peut cependant pas viser uniquement la récupération des ressources économiques, mais plutôt la reconstruction de la demande de logements, l’esquisse de scénarios réglementaires, l’implication des différents sujets qui gravitent autour de la question du logement (comités, associations professionnelles, sociales, etc.).

  • 31 Pogliani 2018.
  • 32 Dans le cas de Venise, cette « area vasta » coïncide avec la ville métropolitaine telle que définie (...)
  • 33 Fregolent, Pogliani 2018.

27La construction d’une politique du logement à l’échelle locale doit cependant être appuyée par une politique nationale et non épisodique, qui articule savoirs et actions, ressources et innovations, et soit capable d’opérer des injections cohérentes de logement social dans les opérations de régénération urbaine31. Une action de ce type doit être profondément caractérisée par une dimension métropolitaine ou intercommunale, tant en matière d’accessibilité que de prestation de services : de ce fait l’« échelle vaste » (ou area vasta)32 constitue le niveau le plus adéquat pour la conception et la gouvernance des politiques en faveur du logement car il favorise l’échange cognitif et réglementaire de ressources locales rares dans un contexte de plus en plus caractérisé par la fluidité des interconnexions, la mobilité des personnes et la variété des ressources et du stock disponible. Les principaux domaines d’intervention et les actions à entreprendre, pas seulement à l’échelle locale, devraient porter sur la récupération du patrimoine résidentiel public existant et sous‑utilisé, et sur l’activation de pistes et d’analyses capables de reconstituer le cadre de connaissances sur la taille, la localisation et répartition des vastes actifs privés inutilisés, afin de dimensionner de manière plus calibrée les actions et politiques visant à contenir le phénomène d’abandon ou de sous-utilisation et surtout à faciliter sa remise sur le marché33.

28L’urgence sanitaire liée à la propagation du Covid‑19 a mis en évidence toute la « fragilité » – pour Venise – d’une base économique fortement ancrée et dépendante de l’industrie du tourisme qui, au fil des années, a conduit à une nouvelle exacerbation de la dynamique de vieillissement démographique et au dépeuplement du centre historique. L’espoir est que l’après-Covid puisse être configuré non pas tant comme un scénario de « business as usual » ou un retour rapide à la normale, mais plutôt comme une opportunité de (re)découvrir des relations plus durables entre le tourisme et les activités résidentielles, et comme celle d’un apprentissage institutionnel renouvelé visant à une gestion plus efficace de celui‑ci.

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Opillard 2017 = Florian Opillard, « From San Francisco’s “tech boom 2.0” to Valparaíso’s UNESCO World Heritage Site. Resistance to Tourism Gentrification from a Comparative Political Perspective », in Claire Colomb, Johannes Novy (éd.), Protest and Resistance in the Tourist City, Londres, Routledge, 2017, p. 129‑151.

Peters 2017 = Deike Peters, « Density Wars in Silicon Beach. The Struggle to Mix New Spaces for Toil, Stay and Pay in Santa Monica, California », in Claire Colomb, Johannes Novy (éd.), Protest and Resistance in the Tourist City, Londres, Routledge, 2017, p. 90‑106.

Pogliani 2018 = Laura Pogliani, « Al servizio della casa. Opportunità e contraddizioni delle politiche in atto », in Carolina Giaimo (éd.), Dopo 50 anni di standard urbanistici in Italia, Rome, Inu Edizioni, 2018, p. 71‑76.

Russo 2002 = Antonio Paolo Russo, « The “Vicious Circle” of Tourism Development in Heritage Cities », Annals of Tourism Research 29.1, 2002, p. 165‑182, doi : 10.1016/S0160-7383(01)00029-9.

Salerno 2022 = Giacomo-Maria Salerno, « Touristification and Displacement. The Long-standing Production of Venice as a Tourist Attraction », City 26.2‑3, p. 519‑541, doi : 10.1080/13604813.2022.2055359.

Salerno, Russo 2020 = Giacomo-Maria Salerno, Antonio Paolo Russo, « Venice as a Short-term City. Between Global Trends and Local Lock‑ins », Journal of Sustainable Tourism 30.5, p. 1040-1059, doi : 10.1080/09669582.2020.1860068.

Settis 2014 = Salvatore Settis, Se Venezia muore, Turin, Einaudi, 2014.

Vianello 2017 = Michele Vianello, « The No Grandi Navi Campaign: Protest against Cruise Tourism », in Claire Colomb, Johannes Novy (éd.), Protest and Resistance in the Tourist City, Londres, Routledge, 2017, p. 185‑204.

Wanner 2021 = Prosper Wanner, « Observation d’une Venise confinée. Le tourisme, pharmakon vénitien, à la fois remède unique, poison addictif et bouc émissaire », Mondes du tourisme 20, en ligne, https://journals.openedition.org/tourisme/4097 [doi : 10.4000/tourisme.4097].

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Notes

1 Salerno, Russo 2020.

2 Colomb, Novy 2017 ; Gravari-Barbas, Guinand 2017 ; Davis, Marvin 2004 ; Indovina 1988.

3 Meneghello, Furlan 2007.

4 La spécialisation économique dans l’industrie du tourisme a commencé à la fin des années 1800 et s’est développée au cours des deux derniers siècles même si les caractéristiques assumées aujourd’hui par le tourisme se sont renforcées au cours des dernières décennies (Salerno 2022 ; Davis, Marvin 2004). Cette consolidation est bien plus ancienne.

5 Russo 2002.

6 Il est intéressant de noter que l’offre d’hébergement pour les faux excursionnistes s’est progressivement élargie. Si dans les années 1990 la région touristique de Venise se concentrait sur la partie continentale de la commune de Venise et atteignait la ville de Padoue, dans les années 2000, la région touristique comprend les villes de Padoue, Trévise et s’étend jusqu’à Vicence (Manente, Mingotto 2016).

7 Voir à ce sujet : https://ocio-venezia.it/dossier/locazioni%20turistiche/edilizia%20convenzionata/erp/2020/10/17/dossier-dorsoduro/ ; https://www.facebook.com/ascvenezia/ ; https://www.perveneziaconsapevole.it/turismo-consapevole.

8 Settis 2014.

9 https://www.rainews.it/articoli/2022/04/-pasqua-afflusso-record-di-turisti-a-venezia-130mila-presenze---39af6919-d094-43ce-a933-5092cf105bae.html ; https://www.ansa.it/veneto/notizie/2022/08/13/venezia-invasa-dai-turisti-sabato-con-oltre-93mila-arrivi_daf298d1-ab27-4e02-b4cb-c4159abea06a.html.

10 Pour les auteurs : ajouter une référence pour donner accès à la source. De plus, la bibliographie comprend une référence à des statistiques de 2018 qui ne sont pas mentionnées dans le texte. La référence bibliographique a donc été supprimée (Regione Veneto 2018).

11 Pour un retour de Venise pendant le Covid‑19 voir Wanner 2021.

12 Fregolent, Vettoretto 2017.

13 Novy, Colomb 2017 ; Gravari-Barbas, Guinand 2017.

14 Opillard 2017 ; Peters 2017 ; Gainsforth 2019.

15 Minoia 2017 ; Milano, Novelli, Cheer 2019 ; Vianello 2017 ; Basso, Fregolent 2021.

16 Par exemple, l’association Per Venezia consapevole propose la production culturelle comme moteur d’une vie urbaine d’un nouveau genre : https://www.perveneziaconsapevole.it/index.php/chi-siamo.

17 Maintenant réglementé à partir du 1er août 2021 avec le décret‑loi no 103 du 20 juillet 2021 « Mesures urgentes pour la protection des voies navigables d’intérêt culturel et pour la protection de Venise, ainsi que des dispositions urgentes pour la protection du travail ».

18 ASC est un mouvement urbain qui fonctionne (littéralement) comme une assemblée sociale pour le logement, qui assure depuis plusieurs années l’accès au logement à des couches fragilisées de la population, en proposant des opérations collectives de squat/restauration de logements publics vacants (https://www.facebook.com/ascvenezia/).

19 Basso, Fava 2019.

20 Annunziata 2017 ; Annunziata, Rivas-Alonso 2020. Ainsi que l’action « Poveglia per tutti » qui a vu une énorme mobilisation au niveau de la ville et pas seulement pour l’achat d’un actif, l’île de Poveglia, la soustrayant ainsi à la privatisation.

21 On relève ainsi la naissance récente du comité « Salviamo San Piero e Sant’Anna » concernant San Pietro di Castello, ancien siège patriarcal, devenu une caserne à l’époque napoléonienne et propriété de l’État, et l’église de Sant’Anna. 8 familles vivent actuellement dans l’ancienne caserne, tandis que l’église de Sant’Anna est abandonnée. Dans ces deux zones, un investisseur étranger a proposé de construire une structure d’hébergement pour le tourisme d’affaires et un espace d’exposition. La municipalité entend accompagner cette opération en faisant appel au fédéralisme culturel étatique, qui passe par des interventions stratégiques de développement culturel.

22 Il y a une première phase (entre 1951 et 1966) dans laquelle le soi‑disant exode de Venise insulaire ne peut en aucun cas être attribué au tourisme, mais à la situation inacceptable du logement et au problème de l’accessibilité des lieux de travail (en particulier pour la classe ouvrière). Plus d’un tiers de la population inscrite est perdue et, bien sûr, une sélection est faite par les revenus, au détriment de ceux qui vivent en location, en rez‑de‑chaussée ou dans des immeubles qui n’ont pas l’argent pour être restaurés (Chirivi 1972).

23 Les phénomènes d’illégalisme liés aux fausses auberges et hôtels du centre historique ne sont pas non plus négligeables, comme le rapporte la presse locale : https://www.ilgazzettino.it/nordest/venezia/hotel_abusivi_centro_storico_finannza-4992046.html.

24 Salerno, Russo 2020.

25 À côté du secteur alimentaire, un autre type de commerce qui s’est fortement développé est celui de l’habillement.

26 Dans l’ensemble, le logement public dans la municipalité de Venise représente environ 9 % de l’ensemble des propriétés résidentielles détenues par la municipalité d’ATER, un pourcentage considérable et conforme aux grandes villes italiennes qui ont une longue tradition d’investissement dans le logement public. La moyenne nationale est de 4 %.

27 Fava, Fregolent 2019.

28 Il s’agit notamment de l’installation de guichets de personnes et de tourniquets dans les accès piétons les plus fréquentés de la ville (avec la fermeture des accès en cas d’atteinte d’une capacité « limite »), mais on mentionnera aussi la proposition de mettre en place un ticket d’entrée vers la ville. Ce dernier, en plus de décourager le tourisme « hit and run », est considéré comme un dispositif important de redistribution collective des profits générés par le tourisme.

29 En juillet 2022, l’administration municipale a approuvé le règlement de la « contribution d’accès » à la vieille ville de la municipalité de Venise et aux autres petites îles de la lagune. Le débat politique sur la question est houleux.

30 Comme mentionné plus haut, le touriste qui choisit de résider en dehors de la municipalité de Venise, mais d’aller à Venise.

31 Pogliani 2018.

32 Dans le cas de Venise, cette « area vasta » coïncide avec la ville métropolitaine telle que définie par la loi Delrio (n. 56/2014).

33 Fregolent, Pogliani 2018.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laura Fregolent et Matteo Basso, « Venise aux prises avec le tourisme. « État d’urgence » et politiques d’intervention », Bulletin de correspondance hellénique moderne et contemporain, 7 | -1, 31-42.

Référence électronique

Laura Fregolent et Matteo Basso, « Venise aux prises avec le tourisme. « État d’urgence » et politiques d’intervention », Bulletin de correspondance hellénique moderne et contemporain [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 21 juin 2023, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/bchmc/1094 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bchmc.1094

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Auteurs

Laura Fregolent

Professeure de Planification urbaine et territoriale à l’Université Iuav de Venise

Matteo Basso

Chercheur de Planification urbaine et territoriale à l’Université Iuav de Venise

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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