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Entreprises et entrepreneurs entre la France, la Grèce et l’Empire ottoman (XIXe-XXIe siècle)

La Méditerranée comme théâtre d’illusions

Hilarion Roux et la filière du plomb (fin des années 1840‑1883)
The Mediterranean as a Theatre of Illusions: Hilarion Roux and the Lead Sector (late 1840s‑1883)
Gérard Chastagnaret
p. 5-15

Résumés

Cette communication est une interrogation sur le sens de l’occupation de l’espace méditerranéen dans une filière industrielle à travers l’exemple d’un banquier industriel marseillais, Hilarion Roux, protagoniste de la filière du plomb en Méditerranée.

En apparence, on assiste à l’émergence d’une Méditerranée du plomb : une installation à Carthagène dès 1843 pour capter l’argent d’Almagrera, une reconversion rapide vers le plomb, une implication fructueuse dans l’exploitation des scories et ecvolades du Laurium à partir de 1864, avec des résultats si rémunérateurs qu’ils permettent à Roux de participer, en 1875, à la nouvelle société du Laurium et de développer ses activités sur d’autres rives de Méditerranée par le biais de la mine algérienne de Kef Oum Theboul et, à Marseille même, l’usine de la Madrague de Montredon. Ce déploiement géographique s’accompagne de synergies manifestes, métallurgiques puis minières. Cette géographie du plomb ambitieuse paraît relever d’une démarche entrepreneuriale dynamique et cohérente.

En réalité, on observe une discordance entre cet espace et la géographie réelle du plomb en Méditerranée, avec notamment une présence faible, sinon fictive, dans l’intérieur de la péninsule ibérique. Ce décalage repose largement sur les réticences ou l’impuissance de Roux devant l’engagement financier. La mer Méditerranée est un espace de cohérence par défaut. La Méditerranée de Roux, rusée mais étroitement côtière et faussement ambitieuse, paravent de moins en moins efficace d’une faiblesse productive, est un théâtre d’illusions, sinon de vanités.

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Texte intégral

  • 1 Chastagnaret 2005.
  • 2 Il s’agit de l’étude de Me Fernández y Brest, notaire principal de Roux depuis près d’une quinzaine (...)
  • 3 Chastagnaret 2023.

1Cette communication est, par certains aspects, une remise en cause d’un travail antérieur, présenté en 2001 et publié en 2005, dans lequel je présentais de manière positive le rôle du Marseillais Hilarion Roux, pionnier de l’industrie du plomb à Carthagène, dans la construction d’une « Méditerranée du plomb ».1 La réflexion présentée ici constitue donc, de fait, une forme d’autocritique, fondée sur un travail d’archives plus approfondi, notamment dans les fonds notariaux de la province de Murcie. Mon principal argument de défense : l’habileté de Roux à cacher son jeu, à jouer sur les apparences, à mettre en avant de fausses dynamiques. En fait je n’ai compris les logiques personnelles et les incohérences entrepreneuriales de sa démarche qu’après la faillite de novembre 1883. Une mise en ordre, ou plutôt une mise à nu partielle, de ses affaires, était alors nécessaire, urgente même, pour sauver ce qui pouvait l’être. Elle avait été effectuée auprès d’un notaire de Carthagène, de la manière la plus discrète possible, pour faire échapper ce qui restait de son patrimoine minier à la vigilance des liquidateurs et au‑delà, aux appétits des créanciers français, marseillais et surtout parisiens2. De manière générale, l’enquête notariale, à Marseille, Paris et surtout Murcie, a été décisive pour la reconstitution de la trajectoire de Roux, de ses manœuvres et, dans la mesure du possible, de ses logiques d’action, souvent masquées et de plus en plus contradictoires. On trouvera les références détaillées de cette longue traque de son parcours, professionnel et familial, dans l’ouvrage que je viens de lui consacrer3, Le personnage, anobli en Espagne en 1875 comme marquis d’Escombreras, est déroutant. Il peut être aussi révélateur.

  • 4 Chevalier 1832.

2Au‑delà du cas de Roux, mon propos se veut en effet un appel à la réflexion sur la fonction de la Méditerranée dans la stratégie des entrepreneurs français. Une douzaine d’années avant le début de l’aventure entrepreneuriale de Roux, le publiciste saint-simonien Michel Chevalier publiait Le Système de la Méditerranée, dans lequel on a vu, trop d’ailleurs, une ode aux promesses de la Méditerranée alors qu’il s’agissait d’un simple appel à la mise en relation ferroviaire entre la Grande Bretagne industrielle et des espaces méditerranéens riches de virtualités mais arriérés, voire en ruine4. Alors, la Méditerranée de Roux, un espace de promesses, de développement, ou un refuge, voire un paravent ?

Les apparences : une double cohérence

3La première cohérence est sectorielle. Roux s’est affirmé très tôt comme l’homme d’un métal, ou plutôt d’une filière, celle du plomb. Venu en Espagne au début de 1843 pour capter à la source l’argent métal d’une sierra côtière, Almagrera, il se reconvertit en peu d’années au traitement des minerais de plomb de la sierra de Carthagène. Après une phase de tâtonnements techniques dans une fonderie qui lui est revenue comme gage d’un prêt hypothécaire non remboursé, vient le temps des succès à partir du début des années 1850, spectaculaires en termes de production et d’image. Roux est devenu le spécialiste, autodidacte et autoproclamé, du traitement des matières pauvres. C’est le début de l’aventure pour l’homme, rentré à Marseille en 1854 et chef de la banque Roux de Fraissinet à partir de 1858. Les initiatives s’enchaînent en dehors de l’Espagne : participation, formellement en 1864, à la première société métallurgique du Laurium ; création, en 1873, de la société métallurgique de Marseille, avec l’usine de Montredon ; fondation, en août 1875, de la Compagnie française des mines du Laurium, présidée par Roux et relance des mines de Kef Oum Teboul, dans l’Est algérien. Quelques autres initiatives, marginales, notamment en Sardaigne avec des partenaires comme Serpieri ou le chevalier Gouin peuvent compléter l’image de ce dynamisme méditerranéen.

  • 5 Chastagnaret, Ilbert 1991.

4Ce déploiement géographique, illustré par la carte jointe, s’accompagne de synergies manifestes. Elles sont métallurgiques puis minières entre la Sierra de Carthagène – terreau de savoirs techniques et de main d’œuvre hautement qualifiée – et le Laurium où tout est à créer. L’usine de Montredon devrait constituer l’établissement pivot adéquat pour le traitement de minerais complexes comme pour le désargentage du plomb. Le résultat en est une unité géographique forte, visible sur la carte : le quadrilatère Marseille-Laurium-Oum Teboul-Carthagène paraît exprimer la constitution d’une Méditerranée du plomb, ambitieuse et cohérente. Sans couvrir l’ensemble de l’espace méditerranéen, cette géographie du plomb est néanmoins très vaste et donne à voir une démarche entrepreneuriale dynamique et cohérente. En un temps, le début des années 1990, où la recherche historique était engagée, voire engluée, dans un moment méditerranéen, je n’ai pas su complètement échapper à la séduction de l’image, en dépit de mes propres mises en garde envers les illusions méditerranéennes5. En l’occurrence, la géographie est un leurre.

Discordances et faux semblants

5Pourquoi mes réticences ultérieures envers la carte postale ? Elles sont de deux ordres, géographiques et financières.

Réticences géographiques

6Les pays méditerranéens sont bien alors au cœur de l’économie productive du plomb à l’échelle internationale, avec le Laurium dont les ressources, considérables, ne sont pas encore complètement appréciées en termes quantitatifs et qualitatifs et surtout l’Espagne qui devient alors le premier producteur mondial. En revanche, la puissance minière du pays réside de moins en moins dans la sierra de Carthagène, bassin devenu secondaire, même s’il n’est pas encore épuisé. En dépit de l’émergence d’un autre bassin côtier, celui de Mazarrón, proche de Carthagène et aux minerais de forte teneur, le cœur et l’avenir de la production se situent désormais dans l’intérieur. D’abord dans le Nord‑Est de l’Andalousie, à Linares, premier site productif mondial à l’époque, avec des minerais dont les teneurs en plomb dépassent alors toujours 50%, jusqu’à atteindre parfois 75%. Et aussi sur les plateaux au nord de la sierra Morena, avec la conjonction possible entre l’extraction houillère et le traitement des minerais de plomb, réalisée par les Rothschild avec la création de Peñarroya en 1881.

7Roux sait tout cela, parce qu’il est l’un des hommes les mieux informés d’Espagne en matière de mines, parce qu’il a aussi un véritable sens minier, en dehors même du plomb. La preuve, il est présent dans tous les points sensibles :

  • Il s’implante en 1867 à Mazarrón, d’abord par le contrat d’affermage d’un ensemble minier, puis par l’acquisition de concessions.
  • Dès 1869, il a commencé à prendre pied à Linares, au Coto La Luz, d’une manière contractuelle archi-discrète, apparemment formalisée en 1872 sous la forme d’une société spéciale minière, à laquelle en fait il ne transfère pas la concession dont il est détenteur. Celle‑ci, immense, est aux marges du bassin, mais elle n’est pas dépourvue d’intérêt et, de plus, Roux acquiert des droits plus au Nord, dans la zone de La Carolina-El Guindo, très riche et la dernière à être encore exploitée au début des années 1970.
  • À Puertollano, il fait démarquer à son profit les meilleures concessions dès 1875 alors que la découverte du gisement houiller en 1873, le plus important de l’intérieur de la péninsule, n’a été diffusée qu’en 1874. Roux reste concessionnaire à titre personnel sans création de société ni même déclaration à l’enregistrement. Cette discrétion, qui survivra à sa faillite, se révélera très avantageuse pour lui.

8Roux n’est donc jamais hors‑jeu, toujours on the spot, mais cela ne lui coûte que les quelques centaines de pesetas nécessaires à l’obtention des concessions dans le cadre de la réglementation ultralibérale de 1868. Il a parfaitement compris que, même si les mines du Laurium s’annoncent exceptionnelles, l’Espagne centrale est devenue le cœur de l’économie du plomb. Il s’est même donné un accès au combustible nécessaire au traitement du minerai. Les représentations personnelles de Roux sont donc en discordance profonde avec la géographie méditerranéenne du plomb que suggèrent ses initiatives visibles, mais ni la lucidité, ni même la propriété de droits miniers ne suffisent pour déterminer une stratégie industrielle : encore faut‑il passer à l’acte, c’est‑à‑dire à l’investissement.

Réticences financières

9L’attitude de Roux devant l’investissement minier n’est pas linéaire tout au long de son parcours.

a) Une réussite initiale sans capital

10Le succès de San Isidoro est d’abord le rattrapage d’un échec, celui d’un prêt hypothécaire gagé sur un actif qui ne valait rien, ou presque : un bâtiment neuf, c’est tout. De 1845 à 1849, Roux, toujours à Carthagène, où il s’est marié et reste représentant des Rothschild et de la banque paternelle, s’est acharné à rattraper sa bévue, en devenant, au terme de multiples essais, spécialiste du traitement de matières pauvres. Sa réussite a fait illusion, pour ses partenaires, Serpieri en particulier, et aussi pour lui : l’orgueilleux Roux a pensé que son « génie » le dispensait largement de l’investissement, soit par l’innovation, soit par l’attraction d’investisseurs extérieurs.

b) Une rupture : la réussite du premier Laurium et des initiatives à Marseille et en Algérie

  • 6 Sur la première société, cf. « Société métallurgique de Marseille », AD13, 548 U 18, n° 77, retrans (...)

11La réussite du premier Laurium, y compris par son rachat au début des années 1870, induit chez lui un changement partiel de comportement. Sans qu’il soit possible de proposer un chiffre précis, il est certain que Roux a gagné beaucoup d’argent dans l’opération, à coup sûr plusieurs millions, par sa participation aux bénéfices de la compagnie, puis à sa revente. Cette réussite lui permet de financer des initiatives à Marseille et dans l’Est algérien. Roux investit dès 1873 dans une nouvelle entreprise, la société Métallurgique de Marseille puis rénove le site minier de Kef Oum Teboul, notamment par la construction d’une voie ferrée, d’ailleurs incomplète6. De manière générale, il entraîne sa banque, jusque‑là prudente, dans ses projets et sa dérive, vers des investissements lourds souvent à contretemps. Paradoxalement, ces engagements nouveaux ne sont pas orientés vers l’Espagne, qui lui est si familière et représente le présent et l’avenir immédiat de l’économie minière du plomb.

c) En Espagne : les voies de dérobade devant l’investissement

  • 7 AN, MC, Et. XLVIII, 1077, notaire Dufour, acte du 20 août 1877. La liste des apports porte le sceau (...)

12On pourrait estimer que Roux souhaite ménager les Rothschild, déjà très présents dans l’Espagne intérieure, mais la principale raison de l’étrangeté du comportement de Roux est financière. Il perçoit vite la discordance entre, d’une part ses ambitions et les exigences nouvelles de l’économie minière et, d’autre part, ses limites financières personnelles et celles de sa banque. Sa migration à Paris, à l’été 1875, est largement due à une quête de capitaux auprès de la finance parisienne. La création de la société d’Escombreras en 1877 répond à la nécessité urgente d’obtenir des capitaux frais, toujours insuffisants, pour moderniser la fonderie d’Escombreras et mettre en valeur le patrimoine minier que le nouveau marquis a su discrètement se constituer7.

13En réalité, les apports d’actifs effectués par Roux à la nouvelle société sont très surestimés et la compagnie largement sous-capitalisée. Par ailleurs, le marquis d’Escombreras ne lui transfère pas ses droits miniers les plus intéressants et il les cache même à ses nouveaux associés, y compris frauduleusement en certains cas. A Puertollano, il ne crée pas de société, fait croire aux actionnaires d’Escombreras que ses concessions appartiennent à un « ami » anonyme, et obtient que la société, elle‑même à court de fonds, emprunte 500 000 F pour devenir simple partenaire du démarrage de l’extraction. Au Coto La Luz, vaste concession aux marges du bassin de Linares, il met en œuvre une mécanique juridique aussi obscure que compliquée pour que les coûts d’installation soient transférés à une société belge, le Bleyberg, en mal de minerais. A Mazarrón même, riche district côtier proche de Carthagène, où il est considéré comme le pionnier de l’extraction moderne, il réalise l’investissement décisif, l’introduction de la vapeur, mais il ne va guère au‑delà. Il concentre ses efforts sur une mine affermée située sur un filon exceptionnel, en abusant d’ailleurs du contrat. Il esquive la mise en valeur des concessions qu’il a acquises. Pour une fois, il en sous-estime même la valeur réelle : pour éviter d’être emportée par la faillite de Roux, la société Escombrera-Bleyberg, surendettée, les cède en 1885 à la Compagnie d’Águilas à un prix de multiples fois supérieur à l’évaluation de 1877. Au fond, Roux qui a vite perçu l’intérêt minier de Mazarrón et de l’Espagne intérieure, s’est employé systématiquement à contourner l’investissement dans ces bassins ou à en transférer la charge à des partenaires, complices pour certains d’entre eux. Jusqu’à sa faillite en 1883, l’Espagne n’est pour Roux un terrain d’investissement que dans des propos de circonstance, notamment lors de la quête, réussie, du marquisat en 1875.

d) L’illusion du Laurium français comme planche de salut

  • 8 La Compagnie française des Mines du Laurium est créée par acte du 1er septembre 1875. Le capital so (...)

14La compagnie française des mines du Laurium, créée en 1875, est réellement une très belle affaire minière. Roux en fut le premier président, mais nullement un actionnaire majeur, ni en apports d’actifs, ni en achat d’actions, très probablement parce qu’il avait déjà largement puisé dans les ressources procurées par le premier Laurium8. Néanmoins, il a vu dans cette société prospère, riche d’avenir, une ouverture qu’il a cru décisive, dans le cadre d’une opération en plusieurs temps. Entré en contact avec la société belge du Bleyberg, productrice de plomb et de zinc, probable cliente du Laurium et en quête de minerais de plomb, il a engagé avec elle des manœuvres impliquant quelques responsables seulement. Le plan devait se réaliser en deux temps : une première fusion entre Escombreras et le Bleyberg, suivie, quelques mois après de la création de la grande société, incluant la CFML. L’aisance financière de celle‑ci aurait garanti la solidité de l’édifice et sauvé l’empire Roux. Le refus du gouvernement grec, durant l’hiver 1882, de la grande fusion scelle l’échec de l’ensemble de l’opération. La création d’Escombrera-Bleyberg, au printemps 1882, est la fusion de deux sociétés en mal de ressources. Il ne reste plus à Roux qu’une fuite en avant dans laquelle il engage sa fortune personnelle et le sort de la banque Roux de Fraissinet. La faillite de cette dernière, en novembre 1883, est avant tout l’issue, inévitable, de cette aventure, beaucoup plus que l’effet de la crise survenue dans l’Océan Indien.

e) Une Méditerranée déséquilibrée, en partie fictive

15Jusqu’à la décennie des années 1870, le parcours de Roux avait été marqué par deux réussites métallurgiques majeures : celle de la fonderie d’Escombreras à partir de l’extrême fin de 1849 et celle de la société métallurgique du Laurium quinze ans plus tard. Présent aux extrémités occidentale et orientale de la Méditerranée, l’homme d’affaires marseillais paraissait alors sur la voie de la création d’un ensemble méditerranéen fort, drainant des minerais de tous rivages. Il n’en fut rien à plusieurs titres. Tout d’abord, un tel ensemble ne pouvait être à la hauteur d’un marché des non ferreux, y compris le plomb et le zinc, déjà mondialisé. Il fallait être assez puissant, pour s’imposer, au moins commercialement, sur des aires majeures, celles de l’Europe industrielle, ou en progression forte, comme le marché américain. Or, en dépit de la fiction de la création d’une fonderie d’Escombreras au Bleyberg, Roux reste confiné à la Méditerranée. Par ailleurs, il se révèle impuissant à en exploiter les virtualités, pourtant réelles. Les pays riverains fournissent alors la plus grande partie de la production mondiale de plomb, surtout grâce aux minerais de l’Espagne intérieure méridionale, mais Roux reste largement à l’écart. Son usine d’Escombreras a perdu depuis longtemps son image pionnière et son rang dans la production régionale. Alors qu’il est détenteur de belles concessions houillères à Puertollano, dans le centre du pays, il est incapable de reproduire la synergie houille – minerai de plomb réussie par les Rothschild avec Peñarroya : il n’a ni les moyens, ni la volonté de l’investissement ferroviaire. Il n’a pas su s’implanter en force à Linares, comme l’a fait Figueroa avec la fonderie La Tortilla.

  • 9 Dès 1881, les fours du Laurium produisent 1900 tonnes de plomb, à 2‰ de teneur en argent. Compagnie (...)

16Par ailleurs, les synergies attendues entre Le Laurium, Kef Oum Theboul et l’usine de Montredon sont loin de répondre aux attentes, pour diverses raisons, depuis la composition complexe des minerais du Laurium, les liens directs avec la Belgique, notamment pour les minerais de zinc, et le début du traitement sur place : la fonderie du Laurium ne tarde pas à court-circuiter celle de Marseille9. La principale synergie autour de l’usine de Montredon se réduit à une activité secondaire, le désargentage, et l’usine est d’ailleurs la seule initiative de Roux à fermer après sa faillite de l’homme d’affaires, en novembre 1883. Le faible poids de Roux au capital de la CFML n’est pas la raison principale de cet échec, dû surtout au manque de synergies potentielles. Plus globalement, au cours des années 1870, Roux ne transforme pas le cumul de ses présidences en ensemble technique cohérent. La géographie méditerranéenne qu’il propose implicitement présente trois caractéristiques, toutes négatives. Elle est éclatée en un temps où il importe de concentrer les forces, sur le Laurium et sur l’Espagne intérieure. Elle est déséquilibrée, au détriment de l’espace alors le plus productif, l’Espagne, et, complément de l’observation précédente, elle est concentrée sur les rivages, de Mazarrón au Laurium, alors que les principales ressources sont dans les intérieurs. Eclatements, déséquilibres : la Méditerranée de Roux a belle allure, mais elle est lacunaire, éclatée, déséquilibrée et en partie fictive.

  • 10 AN/MC/XLVIII 1141, notaire Dufour, 4 mai 1881. Les fondateurs de la S.A. sont Hilarion Roux et John (...)

17Le système méditerranéen de Roux, une expression que je n’ai d’ailleurs pas trouvée chez lui, ne fonctionne réellement que dans un seul domaine, marginal, les explosifs, avec la société La Forcite, créée en 188110. L’usine est à Carthagène tandis que les autres sites, Laurium notamment, servent de points de vente. La société survivra, au prix d’un rétrécissement progressif de ses ambitions : au demeurant, ce n’était qu’une imitation caricaturale et à contretemps de la Dynamite des Nobel, puisque les brevets sont tombés progressivement dans le domaine public. Roux ne manque pas de lucidité dans sa perception des enjeux. Il est même capable d’anticipations prémonitoires. En revanche, soit par manque de ressources, soit par volonté délibérée, il se montre incapable d’ajuster ses moyens et ses ambitions. L’esquive et la ruse comme alternatives à l’investissement : une stratégie au mieux d’une époque périmée, parfois de simple gribouille, avant la panique.

La Méditerranée : les deux fonctions successives d’une périphérie

  • 11 Berend, Ranki 1982.

18Pour finir, j’emprunte le concept de périphérie mis en exergue jadis par Berendt et Ranki11. Le parcours de Roux illustre, jusqu’à la caricature, les deux fonctions principales de l’espace méditerranéen pour l’économie des matières premières minérales au xixe siècle.

Une périphérie pour exister

  • 12 Chastagnaret 2000, p. 549‑550 et 607‑610.
  • 13 Sur le comportement de Figueroa pendant la crise du plomb, voir « Sindicato de mineros de Linares » (...)

19Roux a été un homme de la mer par culture, et un homme des ports par défaut. Son mini-empire ou plutôt son réseau si écartelé n’est pas un modèle alternatif au modèle de Peñarroya, plus terrien dans le domaine de la production, appuyé sur un réseau ferré propre, de la mine à la grande fonderie implantée sur le bassin houiller de Belmez12. Au début des années 1880, la Méditerranée du plomb de Roux, avec inclusion de l’ensemble des sites – et donc Marseille et Kef Oum Theboul – n’est pas encore une illusion, mais elle n’est guère une force : elle est plutôt une tentative pour exister malgré tout, à côté des Rothschild, en jouant la dispersion à la faveur du transport maritime, en évitant toute conflictualité avec la maison parisienne, même après le décès du baron James en 1868. Les Rothschild savent aussi l’importance des sites portuaires, mais ils ont su sortir de Méditerranée avec leur usine du Havre et ils ont l’avantage de la maîtrise de réseaux ferrés pour contrôler les hinterlands. Le troisième acteur, Ignacio Figueroa, ne s’est pas dispersé. Il est resté sur des bases simples : géographiquement, un axe Marseille-Carthagène élargi vers l’intérieur, notamment à Linares au cours des années 1880, une introduction systématique des nouvelles techniques, et enfin, une stratégie négociante fondée, à l’amont, sur l’écrasement des petits mineros frappés par la crise et, à l’aval, sur deux marchés dominants, le marché espagnol, trop méconnu, étroit mais lucratif, et un marché français partagé avec Peñarroya, le tout complété par une ouverture internationale en fonction des opportunités13.

20Au fond, la Méditerranée permet à Roux une cohérence par défaut : la mer comme ouverture mais aussi comme facilité, palliatif d’une impuissance à pénétrer les intérieurs. A partir du milieu des années 1860, l’ancien pionnier de Carthagène a essayé de reprendre rang, servi par la chance d’une présence dans un district plombifère majeur, le Laurium, en se lovant aussi dans les creux ou les marges d’une géographie minière de l’Espagne qu’il connaît parfaitement, en s’évadant quelque peu du carcan du plomb, avec le zinc du Laurium et le Bleyberg belge, enfin à partir de la fin des années 1870, en jouant avec ses marques, « Escombreras », « Montredon » et « Laurium ». Tout cela ne va pas très loin : les plombs sous ses marques sont souvent vendus dans des contrats successifs de « participation » avec les Rothschild auxquels il remet notamment la modeste production d’Escombreras.

21Espace réduit aux bandes côtières, la Méditerranée sert donc une logique de périphérie, et même de renoncement, productif et commercial, au profit de Peñarroya et plus généralement des Rothschild, qui ménagent Roux, et savent l’utiliser, au profit aussi de son concurrent à Carthagène, la société Figueroa, moins dispersée mais présente sur les terrains essentiels, tels que Linares et le marché français. La Méditerranée de Roux, rusée mais étroitement côtière et faussement ambitieuse, n’est pas une affirmation de puissance, mais le masque de moins en moins efficace d’une faiblesse productive, d’un déclassement et, plus profondément, d’une catastrophe financière annoncée.

Une périphérie pour l’avenir proche

22La fin de l’aventure de Roux ne signe pas la fin de la Méditerranée dans l’économie des non ferreux, mais elle permet d’en prendre la mesure, au travers de la stratégie des Rothschild. Peñarroya ne néglige pas la Méditerranée : elle en fait un espace de réserve périphérique, valorisé au début du xxe siècle à la faveur du déplacement d’une partie des activités vers un site portuaire, en l’occurrence Carthagène, avec l’incorporation d’Escombrera-Bleyberg en 1912 et surtout de la société Figueroa en 1913, avec la fonderie de Santa Lucía. Carthagène, qui peut recevoir des minerais de l’ensemble des pays méditerranéens, retrouve donc une centralité et sera le dernier site métallurgique du groupe à fermer, en 1992, alors que Peñarroya est devenue Metaleurop. La multinationale n’a montré aucune hâte pour s’assurer le contrôle des autres compagnies présentes sur cet espace. Les Rothschild ont continué à ménager Roux, même après la faillite : rien ne servait de presser le mouvement. La Méditerranée ne pouvait leur échapper, même pas le Laurium français, absorbé par Peñarroya en septembre 1930, dans des conditions qui disent le rapport des forces.

  • 14 Rivet 1979 ; Escudero 2014.

23La Méditerranée comme futur, forcément limité à quelques décennies s’agissant de la prédation minière : ni le plomb, ni le Sud‑Est de l’Europe n’ont le monopole de ce statut au début du xxe siècle. On peut y ajouter le cuivre chypriote, le Maroc du fer et surtout des phosphates. D’où des conflits, notamment autour des mines du Rif et du statut minier du Maroc à la veille de 191414. Les illusions n’ont pas manqué aussi. De manière toujours différente, la Méditerranée, ce plus proche lointain, est facilement un trompe-l’œil dont les entreprises peuvent jouer, puis devenir prisonnières ou victimes. Roux en est un exemple oublié.

Annexe. La Méditerranée du plomb d’Hilarion Roux : principales implantations (1843-1883).

Annexe. La Méditerranée du plomb d’Hilarion Roux : principales implantations (1843-1883).

© Miguel Ángel Pérez de Perceval.

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Bibliographie

Berend, Ranki 1982 = Iván T. Berend, György Ranki, The European periphery and industrialization, 1780-1814, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

Chastagnaret 2000 = Gérard Chastagnaret, L’Espagne puissance minière, Madrid, Casa de Velázquez, 2000.

Chastagnaret 2005 = Gérard Chastagnaret, « Espace industriel et stratégie personnelle : Hilarion Roux et la construction d’une Méditerranée du plomb », Construire des mondes. Elites et espaces en Méditerranée. xviexxe siècles, (P. Aubert, G. Chastagnaret, O. Raveux édit.) PUP, Aix‑en-Provence, 2005, p. 269‑287.

Chastagnaret 2023 = Gérard Chastagnaret, Un vertige méditerranéen. Hilarion Roux, marquis d’Escombreras (1819-1898), Madrid, Casa de Velázquez, 2023.

Chastagnaret, Ilbert 1991 = Chastagnaret, Robert Ilbert, « Quelle Méditerranée ? », Vingtième siècle (octobre-décembre 1991), no spécial, «La Méditerranée. Affrontements et dialogues», p. 3‑6.

Chevalier 1832 = Michel Chevalier, Le système de la Méditerranée est issu d’une série d’articles parus dans Le Globe en 1832), publiés la même année sous forme d’ouvrage : Politique industrielle et système de la Méditerranée, Paris.

Escudero 2014 = Antonio Escudero, « Las minas de Guelaya y la Guerra del Rif », Pasado y Memoria, Revista de Historia Contemporánea 13, 2014, p. 329‑336.

Rivet 1979 = Daniel Rivet, « Mines et politique au Maroc, 1907-1914 (d’après les archives du Quai d’Orsay) », Revue d’histoire moderne et contemporaine 26‑4, 1979, p. 549‑578.

Vingtième siècle [revue]

Revista minera

Archives

Archives nationales :
– CARAN, Paris (ANP).
– Centre des archives du monde du travail, Roubaix (CAMT).

Archives départementales des Bouches du Rhône (AD13).

Archivo Histórico Provincial de Murcia (AHPM).

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Notes

1 Chastagnaret 2005.

2 Il s’agit de l’étude de Me Fernández y Brest, notaire principal de Roux depuis près d’une quinzaine d’années. AHPM, Protocolos, Cartagena, notaire Fernández y Brest, vol. 11 357, 1er novembre, 24 et 25 décembre 1883, vol. 11 358, 3, 6, 10, 19, 28 janvier et 18 mars 1884.

3 Chastagnaret 2023.

4 Chevalier 1832.

5 Chastagnaret, Ilbert 1991.

6 Sur la première société, cf. « Société métallurgique de Marseille », AD13, 548 U 18, n° 77, retranscription de l’acte chez Me Taxil-Fortoul du 10 mai 1873. Sur Kef Oum Teboul, cf. Rapport de l’ingénieur ordinaire des mines du département de Constantine (Conseil général de Constantine, 11 octobre 1875, p. 243)

7 AN, MC, Et. XLVIII, 1077, notaire Dufour, acte du 20 août 1877. La liste des apports porte le sceau « Enregistrement et timbre Paris ‘Actes S.S. privés synallagmatiques’ ».

8 La Compagnie française des Mines du Laurium est créée par acte du 1er septembre 1875. Le capital social de la compagnie est de 13,5 millions de francs en 27 000 actions de 500 F, dont 23 000 en rémunération d’apports d’actifs. La contribution de Roux aux apports d’actifs reste inférieure aux 5% du capital, loin de celles de Serpieri ou Dervieu. Par ailleurs, il ne souscrit que 334 actions payantes. Cf. AN/MC/ET XLVIII, 1053, notaire Dufour. Statuts reproduits in CAMT, 65 AQL 2260‑1.

9 Dès 1881, les fours du Laurium produisent 1900 tonnes de plomb, à 2‰ de teneur en argent. Compagnie française des Mines du Laurium. Compte rendu du Conseil d’administration. Rapport des commissaires, Paris, Chaix, 1882, p. 7.

10 AN/MC/XLVIII 1141, notaire Dufour, 4 mai 1881. Les fondateurs de la S.A. sont Hilarion Roux et John Malcolm Lewin, capitaine dans l’armée suédoise.

11 Berend, Ranki 1982.

12 Chastagnaret 2000, p. 549‑550 et 607‑610.

13 Sur le comportement de Figueroa pendant la crise du plomb, voir « Sindicato de mineros de Linares », Revista minera, 1er juillet 1881, p. 196. Figueroa quitte brutalement une réunion de petits mineros au bord de la ruine, n’admettant pas la moindre discussion sus ses propositions, à prendre ou à laisser.

14 Rivet 1979 ; Escudero 2014.

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Table des illustrations

Titre Annexe. La Méditerranée du plomb d’Hilarion Roux : principales implantations (1843-1883).
Crédits © Miguel Ángel Pérez de Perceval.
URL http://journals.openedition.org/bchmc/docannexe/image/1184/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Gérard Chastagnaret, « La Méditerranée comme théâtre d’illusions »Bulletin de correspondance hellénique moderne et contemporain, 8 | -1, 5-15.

Référence électronique

Gérard Chastagnaret, « La Méditerranée comme théâtre d’illusions »Bulletin de correspondance hellénique moderne et contemporain [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 27 décembre 2024, consulté le 08 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/bchmc/1184 ; DOI : https://doi.org/10.4000/130w5

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Auteur

Gérard Chastagnaret

UMR TELEMMe, AMU‑CNRS

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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