1Le bassin caraïbe est une mosaïque de peuples et de cultures, d’espaces plus ou moins contraints par leur environnement, leurs géomorphologies, de situations économiques et politiques variées, parfois complexes, mais qui ont en commun un même espace, la mer des Caraïbes. Au-delà de cette complexité, les limites à la mise en place de coopérations sont également inhérentes au contexte géopolitique régional. Les coopérations transnationales sont nombreuses mais souvent limitées à des accords commerciaux et économiques. Elles cherchent à régulariser des échanges et des marchés concurrentiels. Dans cet ensemble hétérogène, il est difficile de penser y développer une quelconque conscience communautaire, un sentiment d’appartenance à un seul et même espace. Quelle est cette « Grande Caraïbe » que tout le monde appelle de ses vœux et qui peine à émerger ? Est-elle un « lac américain de la doctrine Monroe » ou une « Méditerranée tropicale », ou bien encore un mélange des deux, une « Méditerranée américaine » (Brunet, 1995) ? Les coopérations existent bel et bien mais elles restent avant tout économiques et dès lors qu’il s’agit de penser la zone comme une seule et même entité, les concurrences entre territoires, les clivages ralentissent les processus de coopération transnationale. Face aux enjeux actuels et à venir dans cette partie du monde, coopérer, s’associer, parler d’une seule et même voix est un défi à relever pour les acteurs locaux et institutionnels caribéens.
- 1 Voir à ce sujet les nombreux articles en ligne disponible sur le site de l’Atlas Caraïbe, rubrique (...)
2Quand on s’intéresse à cette zone Caraïbe, l’extrême fragmentation de cet espace interpelle et questionne par sa complexité et ses disparités1.
3La Grande Caraïbe est un véritable patchwork, un espace maritime transfrontalier de plus de 4,3 millions de km² autour duquel sont regroupés 15 pays continentaux et 44 îles regroupées pour certaines en archipels, telles Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le tout positionné à la jonction de quatre grandes plaques tectoniques (plaque des Cocos, plaque Caraïbe, plaque nord-américaine et plaque sud-américaine). Le bassin caraïbe dans ses limites géographiques s’étend des Bahamas à la Floride, intègre tous les pays de l’isthme centre américain jusqu’au plateau des Guyanes et se clôt par l’archipel des Petites et Grandes Antilles (Buléon, Bégot & Roth, 2013, pp. 4-11).
Figure 1. Présentation de la Caraïbe.
4Se côtoient, dans cette vaste zone, des entités aux statuts différents, des États-nations, des États souverains, des territoires rattachés à leurs anciennes métropoles, comme les Îles Vierges anglaises et américaines, Bonaire dépendant de la couronne néerlandaise, Anguilla, Montserrat, Saint-Kitts-et-Nevis, membres du Commonwealth. La Martinique, la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy et la Guyane relèvent de la République française, au titre de collectivités territoriales, d’outre-mer, départements et Régions ultra-périphériques (RUP), territoires appartenant pleinement à l’Union européenne alors même qu’ils se trouvent éloignés géographiquement du continent européen. Ces territoires disposent d’un statut particulier, établi par l’article 349 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), en raison de leurs spécificités, notamment leur éloignement, leur insularité, leur superficie réduite, leur topographie complexe et leur économie souvent dépendante de quelques produits clés. On peut ajouter à ces RUP, Porto Rico, État associé aux États-Unis.
Figure 2. La Caraïbe, une mosaïque institutionnelle.
5Les superficies des pays dans l’ensemble du bassin sont également très hétérogènes : entre îles et continent évidemment, mais aussi entre les îles elles-mêmes : Saba a une superficie de 13 km², alors que Cuba dépasse les 110 800 km². De fait les différences de densités sont importantes. En Guyane française, les densités moyennes avoisinent les 3,4 habitants au km², l’essentiel du territoire étant couvert par la forêt tropicale alors que la population et les activités se concentrent sur une bande littorale de quelques kilomètres. Plus au nord, l’île de la Barbade enregistre des densités de population de plus de 685 hab/km² et ces densités sont identiques dans de nombreuses îles, 651 hab/km² à Saint-Martin, le double dans sa partie néerlandaise, 410 hab/km² en Haïti, 592 hab/km² à Aruba, et à l’opposé 46 hab/km² en Colombie, 17 hab/km² au Belize ou 4 hab/km² au Guyana.
6Ces écarts importants se retrouvent également dans le niveau de richesse : en Haïti, le revenu moyen en 2020 atteignait 3 100 US$, dans les îles Caïmans, paradis offshore réputé, le revenu moyen atteint 54 000 US$, soit 17 fois plus.
Figure 3. Niveau de développement des pays et entités de la Caraïbe, 2023.
7La Caraïbe, c’est encore cinq langues principales parlées, anglais, espagnol, français, néerlandais, et les variations multiples de créoles, langues nées d’une hybridation des peuples et découlant d’une longue histoire coloniale européenne. Il faut également y ajouter 30 langues minoritaires, des dizaines de communautés indigènes comme les Wayuu dans la Guajira colombienne et vénézuélienne, les Terrabas ou les Arawak. La Caraïbe, c’est aussi une variété de paysages, entre îles volcaniques, îles basses, cordillères, îles au vent et sous le vent, autant de paysages qui favorisent une variété d’écosystèmes et une biodiversité parmi les plus riches au monde. De nombreux espaces sont ainsi classés au patrimoine mondial de l’Unesco, telles les îles de San Andrés et Providencia au large du Belize, propriété de la Colombie.
Figure 4. Diversité des langues et des communautés dans la Grande Caraïbe.
8C’est aussi un espace de fortes instabilités politiques conduisant à de nombreuses formes de dictatures ou de népotismes, comme ce fut le cas de 1930 à 1952 en République dominicaine sous le pouvoir de Trujillo, ou bien encore en Haïti avec la dynastie Duvalier qui laissa le pays exsangue.
9La zone est toujours au cœur des trafics de drogues, cocaïne, héroïne et plus encore méthamphétamines. Les gangs y ont pris le pouvoir, notamment au Mexique. Parmi les 10 villes les plus dangereuses au monde, 7 sont mexicaines. Ciudad Juarez, qualifiée en 2010 de « ville la plus meurtrière au monde », affiche depuis le début 2023, un taux d’homicide de 5 ‰, un record dans la zone. On se souvient en 2021 de ces colonnes de migrants en provenance du Honduras, du Nicaragua, du Salvador ou du Guatemala qui fuyaient la pauvreté et la violence des gangs cherchant à étendre leurs territoires. Venu du Mexique (pas moins de 2,4 millions de migrants ont été interceptés à la frontière Mexique - États-Unis entre 2022 et 2023), le phénomène diffuse aujourd’hui dans tout l’isthme et commence à atteindre les Antilles.
- 2 EVP : équivalent vingt pieds : unité de mesure utilisée pour qualifier la taille des conteneurs.
- 3 Turbout F. (2023), « Kingston Freeport, port jamaïcain ou port chinois ? », in Atlas Caraïbe, https (...)
10La Caraïbe a toujours été un espace de mobilités. La fragmentation des entités pousse à cela, les échanges sont permanents, les hommes et les marchandises circulent. On ne peut en effet considérer le bassin caraïbe sans prendre en compte sa position de carrefour et l’intense activité maritime de la zone. Avec le canal de Panama et ses nouvelles écluses inaugurées en juin 2016, le bassin caribéen est un carrefour du trafic maritime international. En 2019, le trafic de conteneurs a atteint 41,9 millions de tonnes EVP2 pour l’ensemble du bassin et 34,9 millions de tonnes EVP si on exclut les ports américains du golfe du Mexique. Car la Caraïbe est le lieu de prédilection du conteneur : les premiers conteneurs réfrigérés ont été utilisés au départ des Antilles vers l’Europe, pour le transport de bananes. Aujourd’hui les ports de Kingston en Jamaïque et de San Juan à Porto Rico servent de relais de transbordement des marchandises vers le continent nord-américain. Panama est un choke point, un lieu stratégique qui anime cette Méditerranée américaine et permet de la lier au reste du monde. Les ports de Colon et de Balboa, à chaque embouchure du canal, tiennent le haut du classement dans la zone et s’imposent de plus en plus comme des hubs majeurs. Les Chinois l’ont bien compris ; ils investissent massivement dans les infrastructures portuaires pour implanter leur collier de perles dans la zone et achètent des linéaires de quais de stockage de conteneurs, comme en Jamaïque dans le port de Kingston Freeport. En 2019, le trafic conteneurs du port atteignait 1,6 millions de conteneurs, le plaçant en cinquième position de l’ensemble des ports de la zone Caraïbe. Le transporteur français CMA-CGM avait signé en 2013 un accord avec le gouvernement jamaïcain pour financer, étendre et maintenir le port de Kingston en échange d’une concession exploitable durant 30 ans. Mais au lendemain de la crise sanitaire du COVID, CMA-CGM a eu besoin de liquidités et a décidé de vendre huit de ces terminaux répartis dans les grands ports du monde. Kingston est de ceux-là et CMA-CGM a ainsi fin à la joint venture qui liait la compagnie à Terminal Link, filiale de la holding chinoise China Merchants. CMA-CGM céda ainsi les terminaux du port de Kingston à son ancien associé Terminal Link, donc à la holding chinoise qui détient aujourd’hui 100 % du Kingston Freeport Terminal Link et le droit d’exploitation de 30 années qui y est associé3.
Figure 5. Les trafics conteneurisés dans le bassin caribéen en 2019.
11Enfin, et pour clore cette mosaïque caribéenne, on se doit de prendre toute la mesure de l’activité de croisière. Aux pêcheurs, plaisanciers et navires de commerce qui croisent dans ce bassin caribéen, s’ajoutent des géants des mers, véritables villes flottantes, accueillant près de 5 000 croisiéristes passant d’îles en îles, selon des circuits prédéfinis. La Caraïbe est le premier bassin de croisière au monde avec 30 millions de croisiéristes en 2018.
Figure 6. Le tourisme de croisière dans le bassin en 2018.
12Les effets de ce type de tourisme sont loin d’être négligeables pour l’environnement (rejet des eaux noires et grises des navires de croisière, gestion des déchets, destruction des herbiers et des coraux,…). La Caraïbe reste le terrain privilégié des loisirs d’une clientèle aisée très majoritairement américaine et de plus en plus européenne, notamment dans certaines îles des Grandes et Petites Antilles. Ainsi, selon les estimations de l’OMT pour l’année 2018, les touristes en provenance des Amériques étaient au nombre de 16,6 millions et les visiteurs européens, représentaient 4,5 millions de touristes. Des îles comme la République dominicaine ont privilégié le développement d’un tourisme de masse avec une multiplication de complexes touristiques de type « resorts », souvent clos et réservés à cette clientèle privilégiée, soutenus par des vols charters réguliers vers des aéroports dédiés au tourisme de masse comme c’est le cas à Punta Cana, la Romana ou Puerto Plata.
13La Caraïbe est un espace complexe, discontinu et extrêmement fragmenté organisé autour d’un grand bassin maritime animé d’intenses flux ; dans ce contexte, il apparaît particulièrement difficile de développer des formes de coopérations intégrant la totalité des acteurs en présence. Le sentiment d’être caribéen n’est pas partagé par l’ensemble de la population, il n’est pas une évidence. Les coopérations sont donc orientées sur des rapports gagnant-gagnant, ceci dans un contexte où l’influence nord-américaine est très présente. Les enjeux et défis à relever sont et seront pourtant fortement dépendants de ces coopérations transnationales et de leurs efficiences réelles.
14Le clivage entre Grandes Antilles / Petites Antilles / États de l’isthme est une permanence et les coopérations entre ces zones de la Caraïbe sont relativement récentes dans l’histoire de ce bassin. En réalité, les premières formes de coopérations interviennent dans des circonstances bien particulières : lutte contre le marronnage, aide aux populations réfugiées après des accidents naturels majeurs, comme ce fut le cas entre îles des Petites Antilles et Guyane française à la suite de l’éruption de la Pelée à Saint-Pierre en 1902 en Martinique. Les aides et coopérations se font lorsque les aléas naturels nécessitent d’intervenir pour sauver des vies, mais aucune autre forme de coopération établie n’existe alors en ce début de XXe siècle.
15Pour que les premières formes de coopération se mettent en place, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle, quand la majeure partie des États de la zone a accédé à l’indépendance ou à des statuts leur permettant une certaine liberté de coopération et de décision.
16Dans ce monde d’après Seconde Guerre mondiale, les États-Unis dominent cette zone du globe. Les États de la Caraïbe subissent cette domination et la zone est elle-même le théâtre de l’affrontement des deux blocs Ouest et Est, Cuba étant le point de cristallisation des tensions. La fin de la guerre froide marque la mise en place de nouvelles formes de coopération, et dans la zone Caraïbe elles seront avant tout économiques.
17L’enjeu depuis la fin des années 1950 et l’indépendance de la plupart des États insulaires reste l’intégration de ces entités dans le vaste ensemble caribéen et au-delà, dans les échanges internationaux, et cet enjeu passe par le développement d’un sentiment commun d’appartenance à un seul et même ensemble géo-éco-socio-politico caribéen.
- 4 Ruben Silié Valdez a été Secrétaire général de l’Association des États de la Caraïbe entre 2003 et (...)
18La première difficulté à laquelle se trouve confronté cet espace caraïbe réside dans la manière dont ses propres habitants se représentent cet ensemble, notamment à l’échelle des petites îles. Que signifie le terme Caraïbe ? Qu’est-ce qu’être caribéen dans un ensemble si fragmenté et composé de multiples peuples ? Le nom Caraïbe a été donné aux Amérindiens des petites Antilles par les Espagnols au moment de leur arrivée dans les Antilles. Ils les opposent aux pacifiques Arawaks des Grandes Antilles (les Taïnos). Les Espagnols entendent les mots « Caniba » ou « Cariba » prononcés par les Taïnos, ce qui signifie « homme terrible », « homme fort » en langage arawak. Ces vocables donneront naissance aux termes « Caraïbes » et « cannibales ». Si la question de la dénomination des habitants est complexe, tout autant la géographie interroge. Parle-t-on d’arc antillais ou d’archipel ? Les îles sont-elles seulement juxtaposées et par la force des choses et leur positionnement géographique et économique, contraintes à une solidarité imposée ? L’éloignement et l’étirement de cet arc ne facilite pas le sentiment d’appartenance à un même espace. Et au-delà de cet archipel, quel est le sentiment d’appartenance à un même espace maritime des habitants de la zone, isthme central inclus ? Quoi de commun entre un Américain fortuné des Bahamas, un descendant des Alukus en Guyane, un producteur de café au Nicaragua et un gamin des rues de Port-au-Prince ? Même si ce dernier illustre la prédominance dans les îles des populations afro-descendantes, issues de l’histoire commune de l’esclavage aux XVIIe-XIXe siècles, il n’en reste pas moins que la Caraïbe est une mosaïque de peuples et de cultures. Mais dans cette complexité et cette diversité, la géographie même de la zone, cette petite Méditerranée américaine, impose un bien commun, une mer, celle des Caraïbes. Comme le souligne l’ex-Secrétaire général de l’Association des États de la Caraïbe (AEC), Ruben Silié Valdez « l’Association des États de la Caraïbe, doit se faire sentir, doit être présente, car la voix de la Caraïbe doit être une seule voix, comme l’est sa mer, cet héritage que tous les peuples de la Caraïbe possèdent et que nous devons préserver »4. Les peuples qui vivent autour de ce bassin maritime ont souvent des histoires et des trajectoires similaires et entremêlées. L’hybridation des peuples et des cultures est une réalité ; pourtant les formes de coopérations ont été longues à s’imposer et peinent à s’orienter vers d’autres formes que des accords économiques. Ce sont donc ces types de coopérations économiques qui ont pris le dessus, dans une perspective de développer l’intégration de cette zone au monde, mais aussi peu à peu, pour se soustraire à l’influence des États-Unis, malgré tout très présents.
19Dès l’après-guerre, la nouvelle géopolitique mondiale oblige à faire des choix. Coopérer est une nécessité pour ces petites îles, dont beaucoup sont encore dépendantes de leurs métropoles, pour ces États encore sous emprise du géant nord-américain et qui rêvent d’émancipation et de démocratie. C’est dans ce contexte que les coopérations vont prendre des formes multiscalaires et protéiformes, se superposant les unes aux autres.
Figure 7. Les formes de coopérations transnationales dans le bassin caribéen.
20En 1958 naît la Fédération des West Indies qui fait suite à la mise en place entre 1833 et 1958 par la Couronne Britannique de la Fédération des Îles au Vent et Sous le Vent. Dix États du Commonwealth britannique se regroupent : Trinidad-et-Tobago, Barbade, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, Saint-Kitts-et-Nevis, Montserrat et la Jamaïque. En 1962, alors que la Jamaïque et Trinidad accèdent à l’indépendance, la Fédération est dissoute, mais les bases pour la création d’un marché commun ont été jetées ; ce sera le CARIFTA (Caribbean Free Trade Association) ; il verra le jour en décembre 1965. Aux anciens membres des West Indies, viennent s’ajouter le Guyana et le Belize. En 1972, dix ans plus tard, à la conférence de Chaguaramas à Trinidad, le CARICOM vient remplacer le CARIFTA. Dès lors, les maîtres mots de cette nouvelle coopération vont être l’élargissement à de nouveaux membres et la densification des actions et des domaines d’intervention.
- 5 Rapport sur le développement humain 2021/2022 : « Temps incertains, vies bouleversées : façonner no (...)
21L’accord signé instaure de fait une « Communauté Caraïbe » et la mise en place d’un marché commun (tarifs des exportations, politiques fiscales et projets communautaires) ; le but est de développer les coopérations dans tous les secteurs pour améliorer le bien-être des populations, leur santé, leur niveau d’éducation, les mesures sociales. 50 ans après, on ne peut que constater les notables améliorations dans tous ces domaines pour les populations locales, même s’il subsiste des lacunes et un point noir, Haïti. Partout ailleurs, les conditions de vie se sont améliorées, la situation sanitaire et les campagnes de vaccination ont porté leurs fruits, la mortalité infantile a régressé, et la situation sanitaire s’améliore chaque année un peu plus. En 1990, l’IDH5 de la zone atteignait 0,633 alors que l’IDH mondial moyen était de 0,601. Plus de 30 ans plus tard (2022), l’IDH de la zone est de 0,754 pour un IDH mondial moyen de 0,732, même s’il reste encore de gros efforts à faire et de nouveaux enjeux à relever.
22Aujourd’hui le CARICOM regroupe 15 États membres et sept entités associées.
23Au-delà de réalisations porteuses de sens, comme la délivrance d’un passeport commun visant à développer la conscience d’appartenir à un seul et même espace, la CARICOM s’est dotée d’outils permettant une action directe sur les territoires : une banque de développement, une cour de justice, une agence pour la gestion des catastrophes naturelles (la zone est, rappelons-le, une des plus exposées aux risques naturels, sismiques, volcaniques ou cycloniques), un fond d’aide aux catastrophes naturelles et une agence de santé publique.
24Les résultats de la coopération et des actions du CARICOM sont indéniables mais une nouvelle fois, l’hétérogénéité des entités, notamment la question de leur taille, marque une limite, notamment sur les questions de concurrence en termes de productions agricoles. Aussi en 1981, les plus petits États de la Caraïbe réunis à Basseterre sur l’île de Saint-Kitts, créent l’OECS, l’Organisation des États de la Caraïbe Occidentale. Leur objectif est une meilleure prise en compte des problématiques des très petits États insulaires comme Saba, Saint-Eustache, Saint-Kitts, Antigua, Barbuda, la Dominique, Montserrat, Sainte-Lucie, Grenade, Saint-Vincent, les Îles Vierges anglaises, Anguilla et les deux îles françaises, Martinique et Guadeloupe.
25Leurs objectifs restent la coopération, l’assistance et l’entraide en cas d’aléas naturels, renouant ainsi avec les premières formes de coopération du XIXe siècle dans la zone. Ces États vont également se doter d’une monnaie commune basée sur le dollar, le dollar caraïbe occidental.
- 6 Caribbean Basin Initiative.
- 7 Les États-Unis ont souhaité évincer de ce dispositif de coopération les États ou des mouvements de (...)
- 8 NAFTA- North American Free Trade Agreement.
26Les années 1980-1990 vont voir le foisonnement des accords de coopération et la création de nouvelles structures venant se juxtaposer ou s’empiler aux structures existantes. En 1982, à l’initiative des États-Unis, le CBI6, est créé. Il regroupe 24 pays de la zone (exception faite notamment de Cuba ou du Nicaragua)7. Il supprime les tarifs douaniers à l’importation de produits caribéens aux États-Unis. Quand l’ALENA8 entrera en vigueur, les pays membres du CBI chercheront à étendre et conserver leurs avantages commerciaux. En 2000, ils obtiendront gain de cause avec la promulgation de la « Loi sur le commerce de partenariat des Caraïbes ».
- 9 Les États membres sont : Antigua-et-Barbuda, Belize, Colombie, Costa Rica, Cuba, Dominique, Grenade (...)
27En 1986, une nouvelle coopération voit le jour à l’initiative du Canada qui s’associe dans le CARIBCAN avec 26 États de la zone. En 1992, le CARIFORUM va lier les pays de la zone à l’Union Européenne et de très nombreux accords de libre-échange verront ainsi le jour. Enfin en 1994, alors même que l’ALENA est créée, l’Association des États de la Caraïbe (AEC) est fondée, et ceci sans initiatives européenne ou nord-américaine. La création de l’AEC marque une forme d’émancipation dans la zone : 25 pays sont membres de cette organisation, et cinq pays sont membres associés9. Pour la première fois de son histoire, la Caraïbe se dote d’un organe dont l’objectif principal est la promotion de la « Grande Caraïbe ». Au-delà des coopérations et échanges économiques favorisés, les objectifs de l’AEC sont la collaboration dans les domaines financiers, culturels, politiques, mais aussi scientifiques et technologiques, un réel progrès en matière de coopération.
- 10 ALBA - TCP : Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América - Tratado de Comercio de los P (...)
28En 2005, une nouvelle forme de coopération émerge à l’initiative d’Hugo Chavez et de Fidel Castro, en réaction au projet de zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) porté par les États-Unis. L’ALBA10 compte dix membres dont la majeure partie dans les Caraïbes et trois pays invités. S’opposant nettement aux organisations économiques existantes portées par les États-Unis, l’ALBA prône la diffusion des valeurs et cultures de ses membres sous couvert d’accords de coopération.
- 11 Caribbean Basin Security Initiative.
29Mais si l’AEC comme l’ALBA cherchent à se détacher du géant américain, il est des domaines dans lesquels l’aide américaine reste indispensable. Ainsi en avril 2009, au cinquième sommet sur les Amériques, le président Obama ouvre un nouveau chapitre dans l’engagement des États-Unis dans la zone Caraïbe. Il concerne la lutte contre le trafic de drogues, le crime organisé et la prévention contre le crime, notamment auprès des jeunes générations. La Caraïbe est une plaque tournante du trafic de drogues, entre pays producteurs d’Amérique latine et marchés de consommateurs américains et européens. Face au crime organisé, à la croissance et l’intensité des trafics, à la montée de la violence, à l’émergence et la généralisation des gangs, les États-Unis ont créé avec 13 pays de la zone le CBSI11. Trois objectifs sont au cœur de cette coopération : réduire les trafics illicites, augmenter la sécurité des citoyens dans la zone et prévenir la violence et les crimes auprès des plus jeunes.
30Les États-Unis associés à leurs partenaires apportent les moyens nécessaires à une lutte contre le crime et les trafics qui ne pourraient se pratiquer à la seule échelle de la Caraïbe, faute de moyens : renforcement des contrôles maritimes dans les ports et en zones côtières. Entre 2010 et 2023, le Congrès américain a financé le CBSI à hauteur de 913 millions de dollars US. Le gouvernement Biden a réclamé pour 2024 une nouvelle enveloppe de 64,5 millions de dollars US.
31Si le trafic de drogues et la lutte contre le crime organisé supposent une vigilance de chaque instant, et permettent de démanteler régulièrement des filières ou de coopérer, comme ce fut le cas dans l’arrestation d’El Chapo, baron de la drogue et co-dirigeant du cartel de Sinaloa, les limites à la mise en place de coopérations transnationales effectives sont encore nombreuses. La fragmentation rend difficile le sentiment d’appartenance à un espace commun. Le bassin caraïbe est une Méditerranée, est-elle toujours américaine ? S’appuyant sur une diaspora chinoise ancienne et relayée par une économie offensive aujourd’hui, deviendra-t-elle chinoise dans un proche avenir ? Au-delà de cette guerre d’influence larvée entre les deux grandes puissances américaine et chinoise, les enjeux et défis à relever sont en réalité souvent communs à l’ensemble des pays du monde et peuvent être regroupés en trois grands axes :
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Développer mais pas à n’importe quel prix
32Il s’agit de poursuivre les efforts, notamment dans le domaine alimentaire en travaillant conjointement à assurer l’autosuffisance alimentaire des pays. La politique chinoise dans la zone ne favorise pas cette dynamique, les pays débiteurs des capitaux chinois sont tentés par une spécialisation massive et le risque de « land grabbing » est bien réel.
33Pour favoriser cette autosuffisance alimentaire et une moindre dépendance aux importations depuis l’Europe, la Chine ou les États-Unis, les pays doivent asseoir une industrie agro-alimentaire efficace intégrant leurs productions locales et non des exportations de produits et matières premières contre des importations de ces mêmes productions transformées dans les pays voisins.
34Cette remarque est également valable pour les produits d’équipement et les biens de consommation courante. En développant des productions à forte valeur ajoutée, ils s’assurent des entrées de devises et répondent à des demandes des consommateurs locaux en produits de qualité à haut niveau de technicité.
35Dans les domaines économiques phares de la zone, le tourisme et les services bancaires, il reste des efforts à fournir. La lutte contre le trafic de drogue passe par la lutte contre le blanchiment des narcodollars et donc une lutte contre les « paradis fiscaux » opaques. La liste de l’UE des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales adoptée par le Conseil le 14 février 202312 comprend 12 États, dont cinq sont dans les Caraïbes (Anguilla, Antigua et Barbuda, Îles Vierges britanniques et américaines, Panama, Trinidad-et-Tobago). Cependant les compétences réelles en matière de services financiers aux entreprises sont des atouts qu’il faut maintenir (Chardon, 2011).
36Premier bassin de croisière au monde, la Caraïbe n’arrive pas à capter les retombées locales de cette activité. Les navires font escale mais la consommation locale est peu impactée par ces arrivées de touristes fortunés, alors même que les conséquences environnementales sont désastreuses.
37En parallèle, il faut poursuivre le formidable effort réalisé depuis la fin des années 1960 en matière d’éducation et de formation. Le niveau a fortement progressé, notamment chez les filles qui ont accès à l’école, mais les écarts entre pays sont encore importants. Il faut également proposer aux étudiants des cursus universitaires adaptés et proches de leurs lieux de vie, au risque d’assister impuissant à une fuite des jeunes au moment de leur entrée dans les études supérieures. Cette politique globale et les efforts mis en place, notamment par l’université des West Indies illustrent les bénéfices de tels accords et la nécessité de coopérer. Cette université partagée entre 17 États des Caraïbes permet aux étudiants de suivre leur cursus sans être poussés à quitter la Grande Caraïbe. Dans le cas des Antilles françaises, dont de nombreux étudiants faisaient le choix de partir étudier en métropole, et alors même que le Ministère de l’enseignement supérieur poussait à une fusion des universités, l’université Antilles-Guyane a fait le choix d’une scission en deux entités indépendantes, Martinique-Guadeloupe d’un côté, Guyane de l’autre. Ce choix, qui répond à une volonté d’indépendance et de maintien de campus de proximité, semble cependant souffrir d’un effritement des effectifs dans certaines disciplines.
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Gérer la ressource ou vendre au plus offrant ?
- 13 Turbout F. (2024), « Essequibo : territoire "réclamé", territoire convoité », in Atlas Caraïbe, htt (...)
38Les hauts potentiels disponibles à la production des énergies renouvelables font de cette zone du monde, l’une des plus attractives, notamment en énergies fossiles mais également en énergies renouvelables (solaires, thermiques). Si les technologies ont mis du temps à arriver jusqu’aux États, ainsi que, dans une moindre mesure, la prise de conscience du virage nécessaire vers le renouvelable, les déploiements progressent, notamment dans les îles. L’effondrement de l’industrie pétrolière vénézuélienne et la dépendance accrue aux importations américaines amènent les sociétés insulaires à repenser leur modèle de développement ; le solaire s’étend, le géothermique fait ses preuves, comme la centrale de Bouillante en Guadeloupe, mais le pétrole reste une énergie incontournable : le banquier chinois favorise l’octroi de crédits contre le précieux or noir. Outre les grands producteurs que sont le Venezuela, Trinidad et Tobago ou le Mexique, il faut ajouter le Guyana où Exxon Mobil découvre en 2017 dans les zones des blocs Stabroeck et Liza de la ZEE guyanaise d’énormes réserves de gaz et de pétrole, estimées à plus de 1,4 milliard de barils, réserves convoitées également par le Venezuela, relançant ainsi, il y a quelques mois, les tensions sur la région de l’Essequibo13.
Figure 8. Gisements et fracturations dans les eaux colombiennes.
- 14 Toro-Pérez C., Turbout F. (2022), « D'une économie extractiviste enclavée au développement néo-extr (...)
39Les États caribéens ont accepté cette mainmise sur leurs espaces maritimes contre la promesse d’énormes entrées de dollars. L’exemple de la Colombie illustre cette tendance lourde de conséquences. La fragmentation en eaux profondes et l’octroi de droits de forage à des compagnies pétrolières majoritairement américaines ne cessent de grignoter année après année, l’espace maritime colombien14.
40Dans ce domaine, les efforts à produire sont gigantesques.
41La surfréquentation touristique est un fléau qui impacte directement les écosystèmes locaux et notamment la mangrove qui se réduit comme peau de chagrin face aux velléités de constructions touristiques ou encouragées par des facilités fiscales.
42La dégradation de l’environnement, notamment aux Antilles, est également le fait de pollutions anthropiques (chlordécone) ou invasives (sargasses).
Figure 9. Sols contaminés par le chlordécone en 2019.
43Les rejets des eaux usées sont encore le plus souvent fait directement à la côte sans traitement préalable. Les réseaux d’eau sont déficients (Guadeloupe), le retraitement des déchets est un véritable problème, la nature insulaire et le manque de place disponible poussent à cela. Carcasses de voitures, conteneurs usés, machines à laver, écrans de TV, micro-ordinateurs s’amoncellent au détour de quelques routes de campagnes.
44Enfin, et dans ce domaine la zone est particulièrement exposée, il faut prendre en compte la question des risques, qu’ils soient climatiques ou sismiques.
45Les risques naturels sont une réalité au quotidien pour les habitants de la Caraïbe. Vivre avec le risque est une habitude et la prévention dans ce domaine a fait d’énormes progrès. Cependant la violence des évènements ne cesse de s’amplifier : les deux cyclones de Irma et Maria en 2017 illustrent cette violence. Les vents ont dépassé les 280 km/h voire atteint plus de 300 km/h. Aucune société n’est préparée à de tels aléas climatiques. Les atteintes aux sociétés sont évidemment importantes mais très dépendantes de leur degré de développement et de leur préparation. Les pertes humaines se chiffrent en centaines de morts et les dégâts en milliards de dollars (124 morts avec Irma et 113 milliards de US$ de dégâts estimés).
Figure 10. Saison cyclonique 2017.
46Depuis quelques années, les phénomènes deviennent plus violents, les coulées de boues sont plus fréquentes et les inondations plus nombreuses. Le changement climatique impacte directement cette zone Caraïbe et on voit poindre les premières migrations climatiques. Ce phénomène risque de s’amplifier, nombre de territoires insulaires sont en effet au niveau de la mer ; dans les Bahamas, dans les Turks, dans les Antilles néerlandaises, les risques de submersion sont bien réels.
47De même la lutte contre la déforestation est une priorité. Les investisseurs poussent les agriculteurs à défricher et déforester pour étendre les superficies cultivables, notamment en soja. Au-delà de la fragilité économique que représente une mono-agriculture, la déforestation qui en résulte est une catastrophe. L’exemple d’Haïti est à ce titre celui d’une déforestation conduisant aux lessivages des sols et exposant aux risques de coulées de boues et d’inondations.
48Dresser la liste des défis et enjeux de la coopération dans la Caraïbe est une tâche complexe, même à grands traits. Si coopérer dans cette zone du monde est une nécessité, c’est avant tout un défi, l’empilement des formes de coopération témoigne du morcellement de la zone. L’AEC participe activement à développer une culture commune de la Grande Caraïbe, elle a d’ailleurs soutenu l’un des premiers programmes Interreg Caraïbes (RICAe 2007-2013). D’autres programmes de ce type incitent encore aujourd’hui à penser ensemble ce bassin maritime. Mais force est de constater que les gouvernements en place privilégient trop souvent encore leurs propres intérêts à celui de la communauté caribéenne dans son ensemble. Les enjeux et défis pour demain sont pourtant nombreux et dépendants des changements qui dépassent l’échelle de la seule Caraïbe. L’extrême fragmentation de la zone est un handicap qui ralentit les initiatives et la mise en place de solutions communes. Si la Caraïbe veut s’imposer dans une géographie mondiale, elle doit prendre la réelle mesure de ces enjeux.