Il me plaît d’imaginer

(et ça doit arriver!)

une écologie cybernétique

où, libérés de nos labeurs

et retournés à la nature

auprès de nos frères et sœurs

mammifères,

nous sommes tous surveillés

par des machines d’amour et de grâce.

(Brautigan, 42-43)

2Dans un premier temps, le présent article examinera les écrits de l’artiste James Bridle et l’œuvre World Brain des artistes Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, qui proposent de renégocier toutes les hiérarchies et les restrictions qui délimitent nos interactions et nos communications avec les machines et les entités vivantes. Ensuite, nous développerons la critique que les artistes étudiés portent sur l’usage et l’application de l’Intelligence Artificielle (IA) à différents aspects de la vie et des problèmes environnementaux. Enfin, à travers l’œuvre Asunder des artistes Tega Brain, Julian Oliver et Bengt Sjölén, nous exposerons la complexité et les limites des tentatives de collaboration avec les machines pour résoudre les effets du changement climatique.

3L’écologie cybernétique n’est pas proposée ici comme un mouvement ou une idée théorique, ni comme une nouvelle technologie sophistiquée, mais comme une idée susceptible de se concrétiser dans les œuvres de ces artistes. Ainsi, l’IA est perçue comme le résultat d’une immense accumulation de données, et elle est étudiée comme phénomène subséquent en corrélation avec les infrastructures du Net qui la rendent possible (internet, le cloud, les centres de stockage, les câbles optiques sous-marins et souterrains).

4L’objectif de cet article est de présenter des artistes qui étudient la crise environnementale et les défis des technologies numériques pour proposer à travers leurs créations des plateformes alternatives où les relations entre l’humain, le naturel et le technologique se réinventent. La question que nous voudrions poser est la suivante : existerait-il une IA qui ne dépend pas abusivement des données, en s’appuyant sur le mécanisme du contrôle social et de la surconsommation, mais qui coexiste en équilibre avec toutes les entités vivantes ? Serait-il possible de programmer une IA qui soit en connexion avec la nature et s’engage avec nous comme alliée égale dans les causes environnementales, au lieu de nous contrôler ou de nous asservir ?

Les machines d’amour et de grâce

Que se passerait-il si l’intelligence artificielle n’était pas là pour nous remplacer mais pour nous apprendre à entrer en contact avec des intelligences différentes des nôtres, à penser avec elles et à en prendre soin ? Pour questionner l’anthropocentrisme qui nous a mis dans ce pétrin et nous proposer des voies de sortie ? C’est peut-être là le plus beau cadeau que pourraient nous faire les technologies : une nouvelle manière de voir qui nous reconnecterait avec le monde qui nous entoure (traduction personnelle, Cybernetic Forests).

7Le film met en place une expérience subversive : en tentant de trouver des modes de vie alternatifs pour la survie de l’humanité, un groupe d’artistes, de chercheurs, de scientifiques et de philosophes nomades décide d’abandonner la civilisation et ses conforts pour vivre dans la forêt. Ils ne disposent que d’une connexion Internet sur Linux. Puisant dans des histoires folkloriques et pseudo-scientifiques (comme le galvanisme, le magnétisme animal ou le baquet de Mesmer), le film explore nos possibilités de connexion avec l’environnement naturel en testant différentes théories et technologies de connexion. Durant le film, certains artistes proposent des ateliers ou des expérimentations aux membres du campement, comme Martin Howse qui met en place son projet « L’internet de la terre » (Howse, Sketches for an earth computer). Leur but étant que l’être humain, la forêt et le réseau s’interconnectent en une seule programmation mutuelle.

Entre émancipation et soumission : l’appréciation changeante de l’IA

9Au cours des dernières années, l’IA a fait l'objet de critiques portant sur les conséquences éthiques et politiques de son application à plusieurs domaines de la vie. Plusieurs questions émergent sur le rôle des images en tant qu'agents actifs de notre nouvel environnement technologique et sur les nouvelles politiques de visibilité qu’elles engagent (Crawford et Paglen). En effet, on notera une inquiétude considérable quant à la neutralité présumée des appareils et des données. Celle-ci entraîne ainsi une critique de l’objectivation des résultats émanant de l’application de l’IA, une objectivation qui, en réalité, reproduit les inégalités structurelles sur le plan social. Si le big data est alimenté par les archives de notre passé inégalitaire, raciste et colonialiste, il tend effectivement à refléter et à justifier ce dernier, en se dissimulant derrière une soi-disant impartialité technoscientifique (Richardson et all. 194-197 ; Bridle, New Dark Age 144).

10Un point important de la critique concerne l’immatérialité apparente des infrastructures rendant possible l’IA et la dissimulation de l’impact environnemental des technologies du Net (Bridle, Invisible Networks). En effet, derrière des notions qui semblent abstraites et immatérielles comme le cloud, le Net et l’IA, se cachent souvent des infrastructures très concrètes qui nécessitent d’énormes quantités d’énergie pour fonctionner (Bridle, Under the Cloud). World Brain commence par la présentation détaillée de tout ce qui constitue l’existence matérielle du Net : des séquences montrant l’installation de câbles de fibre optique dans l’océan et dans le sous-sol, des clichés d’industries donnant à voir leur processus de création, et des simulations graphiques décrivant leur fonctionnement. Les séquences suivantes présentent les centres de données, les énormes quantités de chaleur produites par les ordinateurs et les systèmes de climatisation leur assurant un environnement entièrement artificiel et inorganique (Degoutin et Wagon, « World Brain »). Ces séquences concrétisent progressivement ce que nous percevons comme l’immatérialité de l’internet, qui s’établit en réalité à partir de la violente domination exercée sur la terre (excavation, installation, connexion).

11Enfin, notre nouvel environnement technologique fait l’objet d’une critique concernant l’opacité des systèmes de pouvoir qu’il sert et la régulation de l’activité sociale selon une normativité prédéterminée (Campolo et Crawford 3 ; Rouvroy et Berns, « Le nouveau pouvoir statistique »). Dans son ouvrage Futurabilité : L’Âge d’Impotence et l’horizon de Possibilité, le philosophe italien Franco Bifo Berardi observe que l’emploi des algorithmes de prévision et de l’intelligence artificielle a provoqué une automatisation de la gouvernance capable de « réduire les futurs événements à la probabilité et à la prédictibilité » (traduction personnelle 18). Selon lui, la manière dont l’automatisation affecte la dialectique de l’évolution vers le futur provoque le sentiment individuel et social que nous ne sommes plus capables d’influencer notre avenir commun, une condition qu’il appelle « déterminisme engendré » (engendered determinism 19).

12Même si ces technologies impliquent une obéissance plus profonde au sein du corps social, la possibilité de prévoir le futur est contestable, non seulement sur le plan social, mais aussi sur le plan des problèmes techniques et environnementaux où la prédictibilité des machines a été jusqu’à aujourd’hui plus au moins assurée. La crise écologique et le changement climatique deviennent des facteurs d’instabilité et d’imprévisibilité, qui ne nous permettent plus de nous appuyer sur les données environnementales du passé pour prévoir le futur (Gail ; Bridle, New Dark Age 72). Comme le soutient l’artiste et ingénieure environnementale Tega Brain, les cycles vitaux des plantes, leurs floraisons et feuillaisons, le temps de reproduction et les périodes de migration des espèces, étudiés pendant des années par les civilisations humaines, sont affectées par la crise environnementale et le réchauffement planétaire (T.Brain, « New Phenologies »). Ainsi, comme le constate l’artiste dans son texte « The environment is not a system », la demande d’application de l’IA pour résoudre des problèmes provoqués par la crise environnementale aboutit souvent à des solutions simplifiées à l’excès :

L’apprentissage automatique suppose qu’il est possible de recueillir suffisamment de données pour effectuer des prévisions et représenter correctement la réalité. Dans le contexte environnemental, cela constitue un défi gigantesque compte tenu du volume très restreint de nos bases de données actuelles. Autre présupposition importante, le passé permettrait de prédire l’avenir. Pourtant, comme l’a montré l’amincissement brusque et sans précédent de la couche d’ozone dans les années quatre-vingt, ça n’est pas toujours le cas. De façon similaire, le changement climatique montre que notre capacité à produire des prévisions exactes à partir de nos données existantes est réduite. […] Les motifs, les rythmes et les cycles des phénomènes climatiques et biologiques sont considérablement perturbés, il devient alors de plus en plus difficile d’émettre des prévisions à partir d’un intervalle de données climatiques court et stable (traduction personnelle 157).

13James Bridle considère également que la crise environnementale nous entraîne dans un nouvel âge sombre d’incertitude, traversé de phénomènes physiques inédits, dévastateurs et non-mesurables, qui rendent les données collectées dans le passé obsolètes et non fiables. Le changement climatique, selon Bridle, est un « hyperobjet », compris seulement au niveau local et à travers ses effets subséquents comme le réchauffement climatique et la fonte des glaces (Bridle, New Dark Age 56, 73). Il insiste sur le fait qu’il existe un problème de visibilité dans notre relation avec les machines et l’environnement, qui nous conduit aux limites de ce qui est pensé et compris par nos sociétés et même aux limites de notre futur sur terre. Selon Bridle :

La technologie et le changement climatique ont ceci en commun qu’ils sont difficiles à voir, et donc difficiles à comprendre et à faire l’objet d’une action. […] Il est donc possible d’envisager l’agentivité technologique et le changement climatique comme des problèmes visuels (traduction personnelle, Cybernetic Forests).

14Si la technologie qui nous entoure semble immatérielle, dissimulée sous terre ou dans le cloud, et si le réchauffement climatique s’exprime à travers des journées ensoleillées, il devient difficile de percevoir ces phénomènes dans leur globalité (Bridle, Cybernetic Forests 3). Il semble que les liens entre domination, destruction et invisibilité, s’étendent également aux technologies de l’IA, et forment ensemble un système complexe de relations et d’interconnexions du pouvoir. Si l’on approche le changement climatique comme un problème de visibilité, tout comme la technologie, cela nous oblige à trouver des moyens alternatifs de les percevoir et de les rendre visibles.

Pour une réflexion de coexistence

15World Brain est un projet examinant les inventions ratées et les déchets de l’histoire des médias, tout en cherchant des solutions aux théories oubliées des utopies écologistes et de la connexion planétaire. Il réussit à contester la rationalisation extrême de la société contemporaine et l’automatisation généralisée de la gouvernance. Pourtant, l’interaction et l’interconnexion entre les machines, la nature et les humains, telles qu’elles sont présentées, se réalisent sans aucune perturbation, ce qui nous mène à penser l’écologie cybernétique comme un projet micro-utopique. Pour les artistes Degoutin et Wagon, le concept d’écologie cybernétique est à la fois « désirable et effrayant » – deux aspects qui hantent les utopies tout au long de leur histoire :

Le poème de Richard Brautigan est un chef-d’œuvre de cynisme […]. Que se passe-t-il, si l’on pousse à l’extrême la logique de l’époque ? Brautigan décrit un monde à la fois désirable et effrayant : nous pourrions conserver nos corps, mais chaque cellule serait connectée à chaque grain de sable sur terre, à chaque atome de l’univers… en effet, la perspective de fusionner avec l’univers entier est terrifiante. (Degoutin et Wagon, « Le rêve de la raison », p. 25).

16La réactualisation de l’écologie cybernétique suscite plusieurs questions : désire-t-on vraiment se connecter avec toutes les intelligences vivantes et artificielles ? Quels conflits risquent-ils d’émerger à partir de cette tentative, et comment les intérêts contradictoires s’équilibreront-ils ? Qui créera, contrôlera et mettra en place un code apte à servir une philosophie de désintéressement ? Si notre relation avec l’IA est aujourd’hui rudimentaire et inégale, sera-t-il un jour possible d’échapper au contrôle et à la domination des grands groupes d’Internet qui rendent les données d’une entreprise rentables ?

17D’un point de vue plus concret, Asunder est une œuvre qui matérialise la volonté d’utiliser l’IA pour gérer les défis du changement climatique. Le projet est réalisé en 2019 par les artistes Tega Brain, Julian Oliver et Bengt Sjölén, suite à une commande du musée MAK de Vienne pour la Vienna Biennale for Change 2019, Brave New Values : Shaping Our Digital World. À travers des technologies de simulation et des technologies de création d’images informatisées (image-making), les artistes mettent en place un hyper-ordinateur qui agit comme un agent environnemental. Un ordinateur puissant pourvu d’une IA est programmé pour étudier constamment et en temps réel, durant la durée de l’exposition de l’œuvre, certaines régions frappées par la crise environnementale. A travers l’analyse des données satellites, géologiques, topographiques, et des données sur la population, sur la biodiversité et sur les réseaux sociaux, le programme propose des solutions aux problèmes identifiés, présentées sous la forme de scénarios fictifs sur trois écrans vidéo. L’IA étudie le futur de villes comme Vienne, la Silicon Valley ou Dubaï, mais aussi de régions telles que l’Arctique et les forêts d’Amazonie, prévoyant des situations apocalyptiques et proposant des solutions et des interventions de grande envergure qui semblent, à première vue, impossibles à réaliser.

18Le point de départ pour la création de Asunder est, non sans humour, la critique du techno-solutionnisme et de l’efficacité de l’IA quant à la résolution des problèmes environnementaux (T. Brain, « Misbehaving Systems »). Ce qui est intéressant dans le projet, c’est le choix des créateurs de programmer une IA n’ayant pas l’humain comme référence unique, mais prenant en compte d’autres valeurs comme la justice environnementale, la protection des espèces et la gestion équilibrée des ressources naturelles. Quelle pourrait être l’objectif d’une recherche qui valorise autant les intérêts humains que les intérêts non humains ? Les résultats sont inattendus et inquiétants, variant entre la relocalisation des populations, la re-planification de la carte des nations et le déplacement des rivières.

19Asunder nous met face à l’urgence du problème et à la radicalité qui nous est demandée pour proposer des solutions viables et de long terme pour toutes les entités vivantes. Parallèlement, le projet met en valeur les limites de la prédictibilité de l’IA : comme pour toutes les prévisions, d’ailleurs, celles de l’IA ne doivent pas être considérées comme des constatations irréfutables, mais comme des pronostics incertains sur la réalité future. En effet, Asunder nous confronte à l’impuissance de la technologie à résoudre des problèmes sociaux et environnementaux complexes, qui demandent essentiellement une intervention politique.

21Enfin, les projets examinés dans cet article nous invitent à reconsidérer les capacités et les restrictions de la technologie, son apparente neutralité et la conviction qu’elle équivaut au progrès. Ils proposent une vision de l’IA et de la technologie inspirée par l’histoire des erreurs et par l’esprit libre de la création artistique. Les œuvres des artistes Bridle, Brain, Oliver, Sjölén, Degoutin et Wagon s’interrogent sur l’efficacité de l’automatisation à notre époque, sur l’agentivité de la machine et sur les relations de contrôle qui s’imposent. Elles illustrent des expériences de coexistence, mais parviennent également à approfondir la critique de l’impact environnemental des infrastructures du monde numérique et du pouvoir des algorithmes à agir sur le futur en prédéterminant nos conditions de vie. Les artistes examinés ici ne rejettent pas la technologie mais proposent son évaluation et son usage équilibré, tout en prenant systématiquement en considération le fait que la logique computationnelle n’est pas la seule manière de comprendre et de résoudre les problèmes environnementaux. Ainsi, selon les artistes étudiés, l’IA pourrait jouer un rôle fondamental dans la recherche de nouveaux champs où l’organique et l’artificiel se croiseraient et coexisteraient, avec le concours d’autres techniques et moyens non-épistémologiques.

22On peut douter du fait que la technologie puisse vraiment coexister avec la nature, le lien entre celle-ci et le capitalisme étant très complexe. En examinant ces pratiques artistiques, le but est moins de proposer des alternatives sociales que de déclencher une réflexion sur l’imagination de nouvelles formes de coexistence. Imaginer d’autres directions aboutit à des projets artistiques très originaux qui ont questionné les technologies en tant que simples outils de surveillance. En restant dans le cadre de l’utopie, il est certain que ces expérimentations artistiques réinventent les rapports entre les machines, les humains et la nature.