- 1 Circonscription administrativo-judiciaire espagnole instaurée en 1566 en Cajamarca.
1Le document que nous transcrivons ci-dessous a été trouvé dans la section Compulsas des Archives départementales de Cajamarca. Les Compulsas sont des copies de documents originaux, constituées pour servir de preuve lors d’un litige. Elles sont élaborées par un écrivain public (escribano), ou par un notaire, sur la demande d’un juge ou d’une partie. Les pages qui sont transcrites ici correspondent aux trente premières pages d’un document situé dans le carton n° 8 de la section et sont une copie de la répartition des indiens mitayos du Corregimiento1 de Cajamarca pour l’année 1666. Il s’agit d’une répartition complète de mita, c’est-à-dire des Indiens qui devront remplir leur obligation de travail personnel. Ce document nous renseigne sur la population indigène du Corregimiento de Cajamarca dans la seconde moitié du XVIIe siècle (I) et sur les modes d’acquisition d’indiens mitayos par les propriétaires terriens et qui représentent une force de travail importante dans les processus de production du Corregimiento (II).
- 2 Une guaranga est une division administrative préhispanique. Elle se subdivise en pachacas. Guaranga(...)
2Avant l’arrivée des Espagnols, il existait trois groupes ethniques dans la région de Cajamarca : au nord les Huambos ; au centre, les Cuismanco ou habitants des 7 guarangas2 (Cuismango, Chuquimango, Chondal, Bambamarca, Cajamarca, Pomamarca et Mitmas). Au sud, les Huamachuco.
- 3 Pour l’histoire du Royaume de Cuismango, encore appelé Guzmango, se reporter à Silva Santisteban (1 (...)
- 4 Chiffre à prendre avec précaution car lors de la visite de 1540, le visitador n’est pas allé partou (...)
3En 1535, Melchor Verdugo se voit remettre l’encomienda de Cajamarca, qui correspond à l’ancienne province des 7 guarangas dite de Cuismanco3, la province de Huambos devient l’encomienda de Lorenzo de Ulloa et Juan de Sandoval est encomendero de Huamachuco. Mechor Verdugo prend possession effective de son encomienda en 1538. Mais en 1541, le gouverneur Vaca de Castro opère une réduction des encomiendas les plus grandes du royaume du Pérou. Celle de Melchor Verdugo est ainsi divisée en deux de la façon suivante : on extrait un millier d’Indiens, sur les 3 493 au total recensés en 15404, des guarangas de Pomamarca, Chondal et Bambamarca pour les affecter à Hernando de Alvarado. Melchor Verdugo se retrouve ainsi avec un repartimiento de 2 493 Indiens sur les quatre guarangas de Caxamarca, Cuismango, Chuquimango et Mitimaes. Les Siete Guarangas ne seront à nouveau réunies qu’au début du XVIIe siècle.
- 5 Le système des frontières n’est pas très précis pour la période préhispanique et cette imprécision (...)
- 6 Horacio Villanueva Urteaga donne une liste de tous les Corregidores de Cajamarca (Silva Santisteban (...)
4La juridiction du corregimiento de Cajamarca, créée en 1566, comprend, jusqu’en 1759, les onze provinces de l’actuel département plus trois provinces qui se trouvent aujourd’hui dans le département limitrophe de La Libertad ainsi que deux provinces du département de Lambayeque5. Dans les actes, le Corregidor est cité “ corregidor y justicia mayor destas provincias de Caxamarca, Guamachuco y Guambos ”6. Le corregimiento dépend de l’Audience de Lima et est limitrophe avec le corregimiento de Jaén qui lui dépend de l’Audience de Quito. Les deux Audiences forment partie du vice-royaume du Pérou. Il est toutefois impossible d’établir les limites géographiques précises de ce corregimiento qui n’a pas de frontière naturelle clairement définie pour toute sa partie ouest et nord.
- 7 Cependant selon Pilar Remy Simatovic (1992), la territorialité discontinue n’est pas très pertinent (...)
- 8 “ Un fenómeno que también se observa en Cajamarca a través de la información de la Visita, es que l (...)
5Rien n’est plus éloigné de la notion espagnole de province que le schéma andin particulier d’occupation des sols qui a pour objectif l’optimisation de la production et que l’on appelle territorialité discontinue : il s’agit d’avoir accès, pour tous, à tous les étages écologiques de production. Il semble que ce système ait pu fonctionner à Cajamarca (Silva Santisteban, 1986)7. Ainsi à l’origine, chaque guaranga correspond principalement à un territoire mais elle peut s’étendre aussi à des territoires situés sur des étages écologiques différents. On a tenté d’identifier les guarangas et les pachacas à des localités déterminées et l’on a affirmé qu’une guaranga correspondait à un district et une pachaca à un hameau (Medcalf & Mires in Remy Simatovic, 1992). Or, Pilar Remy Simatovic met en évidence, dans une étude des visites effectuées à Cajamarca en 1572 et 1578, que les termes pachacas et guarangas recouvrent avant tout des unités socio-politiques. Le village (pueblo), ou hameau, est le lieu de résidence de la population et ne correspond pas exactement à une guaranga ou à une pachaca, même s’il arrive qu’ils portent le même nom (d’où certaines confusions). La guaranga a bien une assise territoriale qui correspond à sa juridiction mais la pachaca semble ne pas avoir de juridiction propre. Elle est répartie sur différents villages8 et guarangas.
- 9 La toute première visite de Cajamarca dont nous ayons trace a été effectuée en 1540 par le visitado (...)
6Les villages indiens qui se trouvaient dans cet espace ont été réduits dans le courant des années 1570 sous le règne du vice-roi Toledo. Il y avait sur le territoire du corregimiento plus de 400 villages en 15409 ; il n’en subsistent que 43 après les réductions. La répartition démographique de ces Indiens a été éclatée entre plusieurs villages. Dans le procès intenté par Miguel Ramos en 1594 pour la récupération d’un caciquat sur des Indiens, il est précisé
“ (…) mando se citen las partes contrarias como lo manda el dicho decreto y se pongan editos en los pueblos de caxamarca, sant pablo y chota y pueblo de jesus donde estan los yndios que pretende el dicho don miguel rramos (…) ”.
- 10 Cette affaire fit cependant grand bruit car elle fut portée devant le Conseil des Indes, à Séville. (...)
7La revendication porte sur des Indiens de la pachaca de Yanayaco, originaires de Collique, dans l’actuelle province de Zaña et sur les Indiens mitimaes de la pachaca de Xultin. Des Indiens qui appartiennent à la même pachaca sont ainsi répartis sur plusieurs villages ce qui rend leur localisation malaisée et ce type de revendication est fréquent10.
8Cette discontinuité renforcée par un éclatement des populations persiste et rend impossible toute représentation dans l’espace mêlant à la fois les pachacas, les guarangas et les pueblos.
9Il est difficile de connaître la population indienne totale de la province de Cajamarca pour le XVIIe siècle car il subsiste peu de données. Nous disposons de chiffres de 1583 (43 195 habitants indiens), de 1754 (42 137 habitants indiens) et de 1795 (73 401 habitants indiens). En ce qui concerne uniquement les 7 guarangas, davantage de données sont disponibles.
Tableau 1 – Population indienne de Cajamarca
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Années
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Habitants (Indiens)
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Tributaires
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Rapport
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1540
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3493**
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1567
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5169** ou 5229*
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1571-1578
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28915*****
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5008*
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17,32%
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1581-1583
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24674***/26126**
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4420* ou 4768***
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17,91% ou 18,25%
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1611
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21639*
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4000*
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18,48%
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1616
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3025* (-24,35 %)
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1623
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3119* (+ 3,11 %)
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1651
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2381* (- 23,6 %)
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1658
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2658**** (+ 11,4 %)
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Sources : Th. Hampe Martínez (*), P. Remy Simatovic (**), H. Pereyra Plasencia (***), J. de la Puente Brunke (****) et Figueroa (*****). Deux chiffres dans une même colonne indiquent que les sources sont divergentes.
- 11 Fernández Fontenoy (1982). Pour obtenir des Indiens mitayos, il faut un titre, généralement appelé (...)
- 12 Vraisemblablement lors de la visite de Francisco de Huerta Gutierrez. Cette visite est mentionnée d (...)
- 13 Sur la dénomination de “principal ”, dans Dammert Bellido (1997), on trouve : “ Yo tomé la posesió (...)
- 14 Sur le ratio de 5,5 qui permet cette extrapolation, cf. l’étude préliminaire à l’ouvrage intitulé L (...)
10Cette répartition de mita, qui comporte une rebaja, c’est à dire une révision à la baisse de la répartition, est sans doute l’une des premières après la refonte du système entreprise par le comte de Santisteban en 166411. La répartition de la mita de 1666 se fonde sur le recensement effectué en 165812 qui annonce 2 658 indiens de principal, c’est à dire les hommes de plus de 18 ans et de moins de 50 ans disponibles pour ce genre de travail13. Cela correspond à une population indienne totale d’un peu plus de 14 600 personnes dans le corregimiento de Cajamarca en cette seconde moitié du XVIIème siècle14.
11Selon Hugo Plasencia Pereyra (1996), le Corregimiento de Cajamarca dispose d’une certaine stabilité démographique durant toute l’époque coloniale malgré l’effondrement démographique généralisé de la population indienne qui caractérise les XVIe et XVIIe siècles au Pérou. Cajamarca apparaît comme une exception à la règle générale de l’Audience de Lima et se rapproche davantage de ce qui se passe dans l’Audience de Quito. Les chiffres présentés ci-dessus montrent qu’effectivement, entre 1651 et 1658, le nombre d’indiens tributaires augmente. Il est possible, comme à Quito, que l’on ait pu emmagasiner régulièrement des denrées et de ce fait maintenir un niveau d’approvisionnement toujours à peu près équivalent, de sorte que les périodes de mauvaises récoltes n’entraînent pas de famine ni d’épidémies.
- 15 “ habia mas de 5000 yndios ”.
- 16 “ no ay la mitad haviendosse aumentado las haciendas y acrecentadosse nuebas mercedes demas de que (...)
12À partir du document, on peut constater que 45 % (49 sur 109) des bénéficiaires de mitayos subissent une baisse par rapport au titre juridique (provisión, recaudos) qu’ils exhibent. La manufacture de Cajamarca (obraje) par exemple présente un titre qui lui donne droit à une centaine de mitayos et la répartition ne lui accorde que 64 personnes (baisse de 36 %). En moyenne sur tous les titres, le rabais est de 39 % ; pour les haciendas uniquement, on constate une diminution de 34 % des effectifs. Pour les autres, ceux pour lesquels il n’est pas fait référence à une hacienda mais à une estancia ou sans dénomination, et qui en général ont moins de mitayos, la diminution est de plus de 40 % par rapport aux titres. À propos des haciendas de Sunchubamba et Llaucan, il est précisé qu’antérieurement « il y avait plus de 5 000 Indiens »15 et il leur était dédié une cinquantaine de mitayos mais qu’aujourd’hui, « il n’y en a plus la moitié, les haciendas ayant augmenté ainsi que le nombre de nouvelles attributions et en 18 ans il en est apparu 26 (…) »16. Il y a moins d’Indiens disponibles pour une demande plus accrue. Il s’agit d’une diminution de l’offre globale associée à une augmentation du nombre d’ayant-droit. Mais dans quelle mesure ?
13À partir des titres, 429 mitayos doivent être répartis entre les divers bénéficiaires. Mais les dates auxquelles ces titres ont été produits ne sont pas connues et remontent plus ou moins dans le temps. À propos d’une des revendications qui donnèrent lieu à la rédaction de cette copie, on apprend qu’un des titres originaux date de 1598 et qu’il y a déjà eu une baisse depuis. En ce qui concerne la manufacture de Cajamarca, il est dit que la diminution par rapport au titre est intervenue 18 ans auparavant, ce qui indique qu’une révision à la baisse aurait été effectuée en 1646.
14D’ailleurs, le comptable de 1658 indiquait que 381 personnes devaient être réparties, soit moins que dans la somme des titres possédés par les bénéficiaires. Notre document montre que, sur cette base comptable de 381, 361 personnes le sont en 1666 ; cela correspond à la somme totale des indiens effectivement répartis. La différente est donc de 20 personnes seulement.
- 17 Ce fut le cas à la fin du XVIe siècle. Lorenço Sarmudio de Mendoza, vecino et procureur général de (...)
15Pour quelles raisons le nombre d’indiens disponibles pour la mita a-t-il diminué ? Les raisons de mauvais traitements, les conditions difficiles dans lesquelles les Indiens travaillent ainsi que les épidémies figurent parmi les causes les plus fréquentes de disparition physique des personnes. L’hypothèse des maladies17 n’est cependant attestée par aucun témoignage de cette seconde partie du XVIIe siècle pour la région de Cajamarca.
- 18 La peine encourue pour faire travailler des Indiens qui ont à parcourir plus de 6 lieues varie entr (...)
- 19 En 1667, le Protector de Naturales est sollicité au nom de la communauté des Indiens de la pachaca (...)
16Les migrations peuvent être à l’origine de cette diminution. Deux principes sont en effet fréquemment rappelés dans les actes, ce qui prouve qu’ils sont peu respectés par les répartiteurs : d’une part que la règle des 6 lieues soit impérativement mise en œuvre, d’autre part que les Indiens des Yungas n’effectuent pas leur service de mita dans la montagne et inversement, les Indiens de la montagne ne doivent pas aller dans les Yungas. Les différences de climats entre les deux types d’endroits sont telles qu’elles peuvent entraîner la mort des mitayos, c’est le risque encouru. Lorsque la répartition n’a pas tenu compte de ces principes, par manque de vérification de la provenance des Indiens, on procède, lorsque cela est possible, à des échanges. C’est le cas d’Antonio Villarreal qui se voit attribuer les Indiens de la Guaranga de Guaiacondo de Francisco de Arteaga, laissés vacants à cause du décès des propriétaires, tandis que les Indiens initialement donnés à Villarreal vont effectuer leur service de mita dans l’hacienda de Guacariz (Miguel de Rojas) qui se trouve à une lieue et demie du village de ces Indiens18. Toutefois, ce type d’arrangements n’est pas toujours possible et les Indiens qui se seraient éloignés des haciendas les plus grandes seraient ainsi soustraits à la mita19.
- 20 ADC, Corregimiento, serie Tributos, leg n° 2 1640-1727.
17L’hypothèse de la diminution d’une catégorie de la population, celle des indiens, au profit d’une autre est envisageable. En 1642, Juan Lopez intente une action auprès du Corregidor pour que lui soit reconnue sa qualité de métis, et non d’indien, afin qu’il soit exonéré du tribut et de la mita. Juan Lopez a fait valoir devant la Justice qu’il était métis, de père espagnol et de mère indienne. La Justice lui a rendu raison et il demande à ce que cette décision entraîne les effets escomptés. De la même manière, Melchor de los Reyes en 1659, Sebastian del Valle en 1660, Diego Sanchez en 1662, Francisco de Mesones en 1668 ou encore Francisco Sanchez en 167420 ont fait valoir leur qualité de métis et ont tenté de bénéficier d’un changement de statut. Le nombre de cas augmentent et à partir de 1678, la demande concerne aussi des Forasteros. Les documents conservés ne disent pas toujours si la revendication a abouti mais il est certain que cette possibilité offerte à certains individus de changer de statut pour éviter le service de mita a été mise en œuvre avec une plus grande fréquence à partir des années 1660 et qu’elle ait eu une incidence sur le nombre d’indiens disponibles pour la mita.
- 21 Pour un rappel, cf. Puente Brunke (1992 : 179 et ss.).
- 22 Puente Brunke (1992) mentionne une lettre du monarque au vice-roi Conde de Aliste qui lui ordonne d (...)
18La prohibition du service personnel n’est pas nouvelle au XVIIe siècle puisqu’elle date du siècle précédent21 mais la réitération intempestive de l’interdiction tout au long du siècle laisse croire que celle-ci n’était pas respectée22.
19Dans sa thèse sur la mita coloniale, Ximena Fernández Fontenoy (1982) souligne l’importance de la mita dans le processus productif colonial. Le mot mita signifie en quechua « tour », « occasion récurrente », « saison », « fois » et « relève ». Elle existait avant la conquête, pendant la période incaïque, mais les tâches étaient alors assignées aux familles et non aux individus. L’auteur insiste sur l’ambiance festive et la générosité institutionnelle de l’État incaïque. Tout ceci est sans doute un peu exagéré mais il n’en demeure pas moins que l’allure de la mita coloniale n’est certainement pas une fête. C’est un labeur, souvent difficile et toujours contraignant.
- 23 La force de travail d’un individu fait-elle partie de son patrimoine ? Dans le cas de la mita, il s (...)
20On observe dans ce document que le vocabulaire utilisé à l’égard des mitayos est emprunté à une sémantique de comptabilité : on parle de data de indios, de indios liquidos. De même, les Indiens sont cédés, transmis d’une hacienda à l’autre. Mais ce qui est transmis, entre vifs ou à cause de mort, n’est pas la personne de l’Indien mais le droit de faire travailler à des fins utiles et généralement d’utilité publique, des indiens. Ils représentent alors une force de travail qui aurait une valeur patrimoniale 23.
- 24 Cependant on trouve dans les archives des répartitions nominales. Il ya donc une étape ultérieure d (...)
21Le vocabulaire utilisé est celui des marchandises et qui plus est celui des biens fongibles (liquidos). On note que la non individualisation de la mita (telle guaranga doit fournir tant d’indiens, mais sans désignation particulière) fait que les Indiens sont indéfiniment interchangeables, comme le prouve notamment l’arrangement précité24.
- 25 C’est sous la forme d’obrajes qu’apparaît l’industrie textile sur le continent américain. Ces fabri (...)
22La force de travail mise à la disposition de propriétaires d’haciendas ou de fabriques représente-t-elle une richesse ? À en croire certains testaments de riches personnes dont les clauses comportent une dévolution d’Indiens, la réponse serait oui. Mais ce qui limite la pleine positivité d’une réponse est précisément le caractère avant tout utilitaire de la mita. Le rapport direct qui existe entre le nombre de mitayos et le lieu de leur affectation est l’importance de la production de ce lieu. Autrement dit, les lieux les plus productifs, les haciendas les plus importantes et les fabriques principales, seront les plus pourvus en mitayos et les haciendas situées dans des réductions victimes d’un dépeuplement ou du manque de bétail justifient un rabais, voire une suppression des mitayos. On retrouve l’aspect utilitaire de la mita, intégrée à l’industrie principale de Cajamarca, tournée vers la production textile25.
23Par ailleurs, on associe souvent tribut et mita. Or le tribut est un impôt et fait partie intégrale de la fiscalité du royaume. Il est dû à l’état et non à des personnes privées. En revanche, la mita est plus litigieuse et n’offre pas une facilité de classement. C’est d’une part une obligation légale faite aux Indiens dont la motivation est l’utilité publique (fabriques, tambos, bétail) mais c’est aussi un don, grâce ou récompense (merced) dévolue à une personne privée et transmissible pour cause de mort, ce qui la rend ambiguë. Toutefois, ce qui est dévolu, c’est le droit de réclamer et d’obtenir des indiens mitayos et ce droit, transmissible, est directement rattaché à un bien (soit une manufacture, donc à l’ensemble d’une production, soit du bétail). Il est en quelque sorte intuitu rei, c’est-à-dire attaché à la chose et se transmet avec elle. Ceci explique que la disparition de la chose, le bétail par exemple, entraîne la suppression de ce droit. La mita n’est alors pas proprement une récompense qui renvoie à l’idée de mérite ou de privilège mais une concession, renouvelée à chaque répartition, d’un droit qui peut se perdre lorsque son objet disparaît.
- 26 Le personnage de Juan Baptista Astoquipan, maestro de campo, apparaît dans les documents disponible (...)
24Cette concession est cependant réservée à une partie seulement de la population et toute personne possédant des terres et du bétail n’est pas autorisée à recevoir des mitayos. Sur les 109 personnes possédant un titre leur donnant droit à des mitayos, figurent les plus grands noms de Cajamarca et notamment ceux des familles de caciques, en particulier les familles Carauarayco (ici, c’est le cacique Melchor qui excipe de son droit) et Astoquipan. Le document indique donc que les bénéficiaires d’indiens mitayos dans la seconde moitié du XVIIe siècle correspondent à deux catégories de personnes : des Espagnols et des caciques ou descendants de caciques. Cela est donc toujours réservé à une sorte d’élite locale, caractérisée par son influence26 et son caractère dynastique, entre les mains de laquelle se concentrent les capacités de production de la ville.
25Du point de vue du mitayo, qui n’est pas représenté dans ce document, la contrepartie de l’obligation est un salaire journalier dont le versement dans les faits est souvent aléatoire et il n’est pas rare que des débordements arrivent, notamment dans la durée de l’exécution de la mita.
26L’intérêt de ce document est qu’il est complet et que son contenu permet de montrer que les lieux de production fonctionnent comme une entreprise : production de biens (textiles) et services (garde du bétail). Les haciendas de Porcón et de Polloc possèdent également des manufactures. Il n’y a pas de place pour le gâchis et l’inutilité, les réductions ont pour vocation d’éviter cela en faisant coïncider au maximum main d’œuvre et lieux de production. Le style utilisé, les calculs répétés et vérifiés indiquent que l’administration est soucieuse de précision et la comptabilité est rigoureuse. Le document en lui-même est une garantie de justesse.
27Le vocabulaire comptable dénote une volonté d’obtenir un meilleur rendement et la préoccupation de légalité est importante dans la mesure où il faut produire des titres juridiques, provision et recaudos, pour faire valoir son droit. La baisse de l’offre et l’augmentation de la demande sont compensées par une rationalisation du marché. Le document confirme en outre le fait que Cajamarca ait moins souffert de la baisse démographique qui caractérise la population indigène au XVIIe siècle dans le royaume du Pérou. Mais cette apparente légalité et cette précision réglementaire ne présument pas d’une amélioration des conditions de travail au sein de ces manufactures et de ces fermes. Une partie de la main d’œuvre cherche, quand cela lui est possible, à se soustraire à ce travail soit en se déplaçant, soit en changeant d’identité.
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