1Les violences faites aux femmes au sein du couple (VFFSC), pouvant être de nature physique, psychologique, sexuelle, administrative et/ou économique, sont reconnues par la communauté internationale comme étant un problème de santé publique, de politique sociale et une violation des droits des femmes (Organisation des Nations Unies, 1993 ; Garcia-Moreno et Watts, 2011). Elles constituent la forme la plus fréquente de violences subies par les femmes à travers le monde avec une prévalence estimée à 27% des femmes de plus de 15 ans selon l’organisation mondiale de la santé (OMS) (United Nations Inter-Agency Working Group on Violence Against Women Estimation and Data, 2021). En moyenne, chaque année en France, 213000 femmes âgées de 18 à 75 ans déclarent avoir été victime de violences par leur conjoint ou ex-conjoint. Ces faits seraient répétés pour 70% d’entre elles (Observatoire national des violences faites aux femmes, 2022).
2L’impact sur les femmes de l’exposition chronique aux violences conjugales est majeur : majoration de symptômes dépressifs et de l’intentionnalité suicidaire, troubles de la sexualité et de la reproduction, troubles psychosomatiques, addictions, douleurs chroniques ou encore troubles cognitifs (Campbell, 2002 ; Ellsberg et al., 2008 ; Pallitto et al., 2013). Les VFFSC sont également l’une des principales causes de décès par homicide chez les femmes dans le monde (United Nations Office on Drugs and Crime, 2019). En 2021, une étude française a dénombré 143 femmes victimes de meurtre, d’assassinat ou de violences volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner au sein du couple, soit en moyenne un décès tous les deux jours et demi (Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, 2021). Bien que la santé physique et psychique de ces femmes soit au premier plan des préoccupations, il ne faut pas oublier que les violences conjugales sont également à l’origine de répercussions sur les enfants. En effet, 42% des femmes ont déclaré avoir subi des violences de la part de leur partenaire alors qu’elles étaient enceintes (European Union Agency for Fundamental Rights, 2014) et il a été démontré une augmentation de la fréquence des complications obstétricales chez ces femmes (prématurité, faible poids de naissance) (Hill et al., 2016). De plus, les enfants exposés aux violences perpétrées au sein du foyer et non pris en charge semblent avoir plus de risque de devenir victime ou auteur de violences conjugales (Cannon et al., 2009). C’est dans ce contexte que le décret no 2021-1516 publié au journal officiel du 25 novembre 2021 (République française, 2021) vient modifier la place de l’enfant qui assiste aux violences au sein du couple. Désormais, le mineur qui y assiste n’est plus considéré comme un simple témoin mais comme une victime à part entière. Le coût global des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants a été estimé en France pour l’année 2012 à 3,6 milliards d’euros (Cavalin et al., 2016).
3Les VFFSC ont principalement été conceptualisées comme une forme de violence "privée", sous-tendue par des facteurs de risques individuels tels que l’âge, la durée de la relation, la présence d’antécédents psychiatriques ou d’antécédents de violences (Cannon et al., 2009 ; Gerino et al., 2018 ; Kennedy et al., 2018). Cependant, de multiples études de victimation, basées sur des modèles socio-écologiques et sur la théorie américaine de la désorganisation sociale, ont également suggéré des associations entre les violences conjugales et "l’environnement résidentiel" (Heise, 1998 ; Miles-Doan, 1998). Les facteurs de désavantage socio-économiques locaux influençant la survenue de ces violences comprendraient un fort taux de chômage, de pauvreté et de criminalité, un faible niveau d’éducation et de revenu par habitant ou encore une surconsommation de drogues et/ou d’alcool, à l’origine d’une altération des liens sociaux et d’une acceptation plus importante des schémas de violences (Beyer et al., 2015 ; Voith, 2019 ; Yohros, 2021). La théorie sociologique de la désorganisation sociale a été fondée aux États-Unis dans les années 1940 (Shaw et McKay, 1942). Elle décrit notamment le processus par lequel des conditions socio-économiques particulières perturbent les liens sociaux, augmentant la probabilité de comportements déviants tels que la violence. Ce champ d’étude sociologique étant peu introduit en France, seules quelques enquêtes de victimations nationales ont décrit un taux de VFFSC majoré en cas d’addiction à l’alcool, de dépendance aux produits stupéfiants ou encore d’inactivité professionnelle (Insee, 2021 ; Observatoire national des violences faites aux femmes, 2022).
4L’analyse de l’influence du "voisinage" sur l’incidence des VFFSC s’est progressivement intégrée dans le champ de l’épidémiologie spatiale, initialement développé en santé pour la cartographie des maladies ("disease mapping") (Gracia et al., 2014 ; 2015 ; 2018). L’utilisation de ces modèles permet notamment de mettre en évidence la présence de regroupements de violences au sein du territoire étudié ("cluster") et ainsi de les corréler à des facteurs environnementaux sous-jacents. Aux États-Unis, Cunradi et al. (2011) ont ainsi mis en évidence une corrélation positive entre la densité des points de vente d’alcool et le risque de violences conjugales dans la ville de Sacramento. Gracia et al. (2021), utilisant une modélisation bayésienne spatio-temporelle appliquée à la ville de Valence (Espagne), ont estimé que les quartiers à faible niveau de revenu et d’éducation associé à un taux élevé d’instabilité résidentielle et de criminalité présentaient un risque relatif de VFFSC jusqu’à quatre fois plus important.
5En France, les unités médico-judiciaires (UMJ) constituent des "observatoires de la violence" et ont un rôle central dans la prise en charge de l’ensemble des victimes. Afin d’améliorer les politiques de prévention et la protection de ces femmes, le Grenelle contre les violences conjugales, impliquant des représentants du gouvernement et des associations professionnelles, s’est déroulé entre le 3 septembre et le 25 novembre 2019, permettant l’établissement d’un ensemble de mesures, dont certaines agissent à l’échelle locale (Ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, 2019a). Dans la ville de Toulouse, les femmes victimes de violences au sein du couple ayant déposé plainte sont amenées à consulter un médecin légiste au sein de l’UMJ de l’hôpital Rangueil. Pour exemple, au cours de l’année 2022, 1265 femmes ont été reçues dans ce contexte au sein de notre unité, ce qui représente 17% de l’ensemble des consultations et, en moyenne, 5 consultations par jours ouvrés sur l’année. Également, plusieurs politiques ont été appliquées dans la ville de Toulouse, avec notamment : le développement de "marches exploratoires des femmes", visant à renforcer la place des femmes au sein des quartiers et ainsi diminuer le sentiment d’insécurité (Toulouse métropole, 2019a) ; la mise en place de "parcours de réussite éducative", visant à renforcer la cohésion sociale par le biais de l’éducation ; le renforcement du rôle des associations au niveau local ou encore l’éducation et la sensibilisation de la communauté aux comportements sexistes (Toulouse métropole, 2019b).
6Une meilleure compréhension des relations entre les VFFSC et leur voisinage, modélisées à partir des équations d’épidémiologie spatiale, permettrait de contribuer à l’amélioration des politiques d’intervention et de prévention locale. L’objectif de notre étude est de cartographier la répartition des adresses postales des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse afin de rechercher la présence d’interactions spatiales.
7Nous avons mené une étude observationnelle rétrospective et monocentrique pour laquelle les adresses postales des femmes âgées de plus de 18 ans domiciliées à Toulouse et ayant consulté à l’UMJ de l’hôpital Rangueil dans le cadre de violences survenant au sein du couple entre janvier 2019 et décembre 2020 ont été sélectionnées. Parmi ces données, les adresses des femmes ayant été reçues en consultation à plusieurs reprises ainsi que les centres d’hébergements ont été exclus afin de ne pas créer d’agrégation artificielle des lieux de vie. Au total, 840 adresses postales de femmes victimes de violences au sein du couple domiciliées à Toulouse ont été incluses. L’ensemble des adresses postales recueillies ont été anonymisées afin de préserver la confidentialité et la sécurité des femmes victimes de violences. Conformément au décret no 2016-1537 (loi Jardé) concernant l’usage de données rétrospectives, l’avis du comité de protection des personnes (CPP) n’a pas été nécessaire. La base de données utilisée est déclarée à la commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
8La manipulation des shapefiles et le géocodage des adresses a été réalisé à l’aide du système d’information géographique libre et open source "QGIS". Le système géodésique utilisé était le Réseau Géodésique Français 93 (RGF93), associé au système de projection conique Lambert93 (EPSG 2154). L’opération de géocodage, consistant à affecter des coordonnées géographiques à une adresse postale, a été réalisée à l’aide de l’extension QBAN(O) du logiciel QGIS. La base de données de référence utilisée était la Base Adresse Nationale, pilotée par la Direction Interministérielle du Numérique. Les adresses des femmes ayant échoué au géocodage ou ayant un score de fiabilité trop faible ont été corrigées manuellement ou supprimées en cas d’ambiguïté.
9Afin d’analyser la répartition spatiale des adresses, le découpage de la ville de Toulouse en "grands quartiers" et en quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) a été utilisé. La délimitation des QPV est basée sur un critère de concentration des populations à bas revenus, défini par l’institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). La ville de Toulouse compte 12 QPV (figure 1). De plus, une agrégation du nombre d’adresses à l’échelle des îlots regroupés pour l’information statistique (IRIS) a également été réalisée. Ces unités spatiales forment un découpage infra-communal de la France développé par l’INSEE pour le recensement de données démographiques. Les données de recensement utilisées étaient celles publiées en 2017 avec une population toulousaine évaluée à 479553 habitants dont 247561 femmes. La ville est partitionnée en 153 IRIS.
10Les représentations cartographiques et les analyses statistiques ont été réalisées à l’aide du logiciel R version 4.1.1 (R Development Core Team, www.R-project.org).
Figure 1
Cartographie des QPV au sein de la ville de Toulouse |
Map of priority neighbourhoods identified for urban policy intervention (QPV) in the city of Toulouse
11L’utilisation de la fonction kernel density estimation (KDE) à bande passante adaptative a permis de modéliser la variation de la densité de répartition des adresses des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse. Cette méthode permet de passer d’une représentation cartographique "ponctuelle" à une représentation "surfacique" et donne ainsi une première indication concernant l’hétérogénéité spatiale de la distribution, tout en s’affranchissant des habituelles limites territoriales arbitraires, telles que la division par quartier administratif (Baddeley et al., 2015 ; Loonis et Bellefon, 2018).
12Le lissage a été réalisé à l’aide de la fonction "adaptative.density" du package spatstat du logiciel R ; la densité est exprimée en "adresses par kilomètre-carré".
13Afin d’analyser la distribution spatiale des VFFSC dans la commune de Toulouse, l’indicateur M associé à son enveloppe de confiance à 95% a été utilisé (Marcon et Puech, 2010). Il permet une comparaison graphique entre une courbe générée à partir de données observées (courbe noire continue) et une courbe de référence centrée sur la valeur 1 (courbe rouge discontinue). Dans le cas où la courbe observée est supérieure à la courbe de référence, une tendance à l’agrégation des données sera retrouvée, tandis qu’une tendance à la répulsion sera mise en évidence lorsque la courbe observée sera située en dessous. L’analyse de la significativité des résultats a été réalisée par la simulation d’une enveloppe de confiance "globale" par méthode de Monte Carlo. Une interaction significative a été retenue lorsque la courbe observée n’était pas comprise dans l’enveloppe bornant la courbe théorique. L’ensemble des enveloppes définies correspondent à un risque de première espèce alpha de 0,01 avec 100 simulations.
14L’agrégation des adresses par IRIS a permis de calculer des indices d’autocorrélation spatiale globale et locale afin d’évaluer la significativité de la dépendance spatiale entre les différentes valeurs d’une même variable sur le territoire. L’autocorrélation spatiale étant définie comme la corrélation d’une variable avec ses observations spatiales voisines (Loonis et Bellefon, 2018).
- 1 Données issues d’un rapport ministériel mentionnant l’enregistrement de 125840 femmes victimes de v (...)
15Le nombre de cas de VFFSC attendu dans l’IRIS(i) représente le produit du nombre de femmes dans l’IRIS(i) par le risque pour une femme d’être victime de violences au sein du couple, estimé a priori. Ce risque a priori a été estimé à 0,0036 ; il correspond au rapport entre le nombre de femmes victimes de violences au sein du couple en France1 et la population de femmes résidant dans la ville de Toulouse.
16L’indice global I de Moran a été utilisé pour évaluer l’existence d’une dépendance spatiale significative entre le nombre d’adresses de femmes victimes de violences au sein du couple agrégées par IRIS, dans la ville de Toulouse. La valeur prise par le test s’étend de -1 à 1. L’autocorrélation spatiale sera positive lorsque des valeurs similaires de la variable à étudier se regroupent géographiquement et sera négative lorsqu’il s’agit de valeurs dissemblables. En l’absence d’autocorrélation spatiale, l’indice vaut 0 et la répartition spatiale des observations est considérée comme aléatoire. Afin de prendre en compte la variation de densité de la population de femme dans chaque IRIS, le nombre d’adresses a été pondéré par le nombre de femmes habitant l’IRIS. La significativité des tests a été obtenue par permutation aléatoire de 1000 réitérations selon la méthode de Monte Carlo (Loonis et Bellefon, 2018).
17Ces indicateurs ont pour rôle de détecter les regroupements significatifs de valeurs similaires autour d’une localisation particulière (cluster) et d’en indiquer l’intensité (Anselin, 1995). L’indice I local de Moran ajusté par la méthode de Holm a été calculé dans chacun des 153 IRIS de la ville. La significativité du test a également été obtenue par permutation aléatoire de 1000 répétitions en utilisant la méthode de Monte Carlo. Les indices I de Moran locaux significatifs ont été reportés sur une carte.
18Afin de déterminer une estimation du risque relatif pour une femme victime de violences au sein du couple d’habiter dans une zone géographique particulière de la ville de Toulouse, le calcul du ratio d’incidence standardisé (SIR) a été réalisé. Il est défini comme le rapport entre le nombre de VFFSC observé dans l’IRIS(i) et le nombre de VFFSC attendu dans ce même IRIS et indique si l’IRIS(i) a un risque plus élevé (SIR>1), égal (SIR=0) ou plus bas (SIR<1) que celui estimé a priori. Un modèle spatial très utilisé dans le domaine du "disease mapping" est celui développé par Besag, York et Mollié en 1991 (Besag et al., 1991 ; Goria et al., 2011). Ce modèle hiérarchique bayésien permet de modéliser une structure de dépendance spatiale où le SIR de chacune des unités est influencé par le SIR des unités voisines. Le modèle BYM modifié par Simpson et al. (Simpson et al., 2017) a été réalisé à l’aide du package R-INLA du logiciel R (Rue et al., 2014). Les SIR lissés moyens pour chaque IRIS ont été représentés sur une carte. La limite inférieure et supérieure de l’intervalle de confiance à 95% des SIR lissés a également fait l’objet d’une représentation cartographique.
19840 adresses postales de femmes victimes de violences au sein du couple domiciliées à Toulouse ont été incluses (figure 2). Les femmes étaient âgées de 18 à 92 ans (médiane=32 ans ; moyenne=34 ans ; écart-type=10,5 ans) (figure 3).
Figure 2
Sélection des adresses des femmes victimes de violences au sein du couple |
Addresses of women victims of intimate partner violence selected for the study
Figure 3
Histogramme de la répartition des âges des femmes victimes de violences au sein du couple ; la ligne en pointillée représentant l’âge moyen de 34 ans |
Histogram of the age distribution of women victims of intimate partner violence. The dotted line represents the average age of 34 years
20La figure 4 représente la variation de densité de la répartition des adresses postales des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse.
Figure 4
Cartographie de la variation de densité des adresses des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse |
Map showing variations in the density of addresses of women victims of intimate partner violence in the city of Toulouse
21L’hétérogénéité spatiale marquée mise en évidence suppose la présence de phénomènes d’agrégations au sein de la ville. Des zones de fortes densités se superposent avec les QPV "Grand Mirail", "Soupetard" et "Arènes" ainsi qu’avec les quartiers "Matabiau", "Pont-des-demoiselles" et "Lalande". Le centre-ville ne présente pas de zones de forte agrégation mais plutôt une répartition de plusieurs zones de faibles densités. De plus, l’absence d’adresses postales dans les quartiers situés en périphérie de la ville semble artificielle, ces régions correspondant principalement aux "IRIS d’activités", zones les plus faiblement peuplés de la ville (Insee, 2016).
22La figure 5 représente la fonction M appliquée aux adresses des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse. Ces résultats mettent en évidence la présence d’une agrégation spatiale significative des adresses dans un rayon r compris entre 500 et 1300 m. En deçà et au-delà de ces limites, la fonction ne retrouve pas d’interaction statistiquement significative. De plus, le graphique met en évidence que dans un rayon de 550 m autour d’une adresse, il y a en moyenne 1,030 fois plus d’adresses que sur l’ensemble de la ville.
Figure 5
Interaction spatiale des adresses des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse selon la fonction M de Marcon et Puech |
Spatial interaction among the addresses of women victims of intimate partner violence in the city of Toulouse according to the M function of Marcon and Puech
23La figure 6 cartographie la distribution spatiale du nombre d’adresses de femmes victimes de violences au sein du couple agrégé par IRIS rapporté à la population à risque. Cependant, cette représentation cartographique purement descriptive ne permet pas à elle seule d’établir la significativité des regroupements spatiaux observés.
Figure 6
Incidence des adresses des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse par IRIS |
Prevalence of addresses of women victims of domestic violence within the geographic divisions of the IRIS population census in the city of Toulouse
24Dans la continuité des résultats précédents, l’hétérogénéité spatiale est marquée. Six IRIS concentrent les plus forts taux d’incidences (8,3‰–12,1‰) dont cinq se superposent en regard du QPV "Grand Mirail" et un en regard du QPV "Soupetard". Le centre-ville de Toulouse se compose principalement d’IRIS à relativement faibles taux d’incidences.
25L’indice I global de Moran a été calculé à 0,31 (p<0,01) signifiant la présence d’une autocorrélation spatiale globale positive significative au sein de la ville de Toulouse. Compte tenu de la présence d’une autocorrélation spatiale globale, la cartographie des indices I locaux de Moran significatifs (figure 7) met en évidence les IRIS expliquant le plus l’hétérogénéité observée au sein de la ville. Ces IRIS constituent des "clusters" locaux présentant un taux élevé d’adresses de femmes victimes de violences au sein du couple, se superposant partiellement au QPV "Grand Mirail" et "Pradettes".
Figure 7
Cartographie des IRIS toulousain présentant un indice d’autocorrélation spatiale locale I de Moran statistiquement significatif |
Map of IRIS census divisions in Toulouse showing statistically significant local spatial autocorrelation by Moran index I
26La figure 8 cartographie les SIR moyens lissés par IRIS (B) associé aux bornes supérieure (A) et inférieure (C) de l’intervalle de confiance à 95%. Un excès de risque relatif, pour une femme victime de violence conjugale, d’habiter dans une zone géographique particulière de la ville est mis en évidence par le dégradé de couleur rouge. En accord avec les résultats précédents, ces zones semblent principalement se concentrer dans le quart Sud-Ouest toulousain. La carte représentant la limite inférieure de l’intervalle de confiance montre la persistance d’un sur-risque prédominant en regard du QPV "Grand Mirail" et du quartier "Lalande". Les autres QPV ne semblent pas présenter d’excès de risque relatif significatif. Le centre-ville présente principalement une association de zones de déficit de risque relatif (dégradé de couleur bleue) associées à des zones où le risque estimé est proche de 1, correspondant à une absence d’excès ou de déficit du risque relatif.
Figure 8
Cartographie de la limite supérieure de l’intervalle de confiance à 95% du risque relatif estimé (A), du risque relatif estimé moyen (B) et de la limite inférieure de l’intervalle de confiance à 95% du risque relatif estimé (C) de retrouver une adresse de femme victime de violence conjugale au sein des IRIS toulousain |
Map of the upper limit of the 95% confidence interval for the estimated relative risk (A), the mean estimated relative risk (B), and the lower limit of the 95% confidence interval of the estimated relative risk (C) of finding an address of a female victim of intimate partner violence within the geographic census divisions in Toulouse
27L’objectif de notre travail était d’étudier la distribution spatiale des VFFSC dans la ville de Toulouse en utilisant le lieu de résidence des femmes reçues à l’UMJ de l’hôpital Rangueil comme indicateur géographique. Nos résultats ont montré la présence d’une hétérogénéité spatiale marquée au sein de la ville, sous la forme de clusters locaux, dont certains présentent un excès de risque relatif estimé de retrouver une adresse postale de femme.
28Suite à la déclaration de l’Organisation des Nations Unies (1993), la communauté internationale a reconnu l’urgence de mettre en place des moyens efficaces de lutte contre les violences faites aux femmes. Toutefois, bien qu’un rapport de 2013 rédigé par l’OMS évoque la violence envers les femmes comme "un problème aux proportions épidémiques, nécessitant une action urgente", une étude de victimation publiée en 2021 rapporte que 10% des femmes de plus de 15 ans dans le monde auraient été victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur partenaire intime dans l’année précédant l’enquête (données 2018), soit environ 245 millions de femmes (United Nations Inter-Agency Working Group on Violence Against Women Estimation and Data, 2021). En France, cette prévalence reste également élevée, sans diminution notable : dans la ville de Toulouse, l’UMJ de l’hôpital Rangueil a reçu 1241 femmes victimes de violences conjugales en 2019 et en 2020, correspondant à 20% de l’ensemble des consultations, contre 1 265 femmes en 2022. Une série de publications, parue dans le journal The Lancet en 2015, rappelle que les mécanismes sous-jacents aux violences faites aux femmes sont complexes et encourage la collaboration entre les secteurs de la santé et de la recherche afin de développer des méthodes innovantes pour lutter contre ce phénomène (Michau et al., 2015).
29Notre analyse spatiale a permis de mettre en évidence une répartition hétérogène des lieux de vie des femmes victimes de violences conjugales dans la ville de Toulouse, caractérisée par une agrégation significative des adresses dans certaines zones géographiques, le centre-ville semblant par ailleurs épargné. Ces résultats sont concordants avec les études de Garcia et al. (2014) et de Montoriol et al. (2018), mettant en évidence une hétérogénéité de la répartition des VFFSC dans les villes de Valence (Espagne) et de Toulouse à l’aide de modèles d’épidémiologies spatiales. Par ailleurs, nos résultats montrent également une superposition de zones de forte densité d’adresses avec les QPV "Grand Mirail", "Soupetard" et "Arènes". L’agrégation des lieux de vie aux IRIS toulousains a permis d’identifier sept IRIS situés en regard du QPV "Grand Mirail" constituant un "cluster" significatif à l’origine de l’hétérogénéité territoriale.
30Toutefois, la littérature rapporte notamment que les QPV concentrent la délinquance ainsi que les inégalités socio-éducatives et économiques (Bordet et al., 2018 ; Mondésir, 2020). Il était alors attendu une agrégation des cas de violences principalement dans ces lieux. Cependant seulement trois QPV sur 12 se superposent aux zones de fortes agrégations de VFFSC et seul le QPV "Grand Mirail" se projette autour d’un regroupement d’IRIS significatif. Par ailleurs, une forte concentration d’adresses a également été mise en évidence dans trois quartiers situés en dehors de QPV. Ces données pourraient être le reflet d’une réelle variation spatiale de la répartition des violences conjugales faites aux femmes dans la ville de Toulouse, cependant, certains bais doivent être pris en compte.
31Notre échantillon ne comprenant que des femmes ayant reçues une prise en charge médico-judiciaire, ce dernier n’est donc pas représentatif de l’ensemble des femmes victime de violences conjugales dans la ville de Toulouse. L’observatoire national des violences faites aux femmes rapporte qu’en 2021, parmi les femmes victimes de violences conjugales en France, moins d’une sur cinq a déclarée avoir déposé plainte (Observatoire national des violences faites aux femmes, 2022). Or, près de 90% des victimes se présentant à l’UMJ de l’hôpital Rangueil sont reçues à la suite d’un dépôt de plainte. La généralisation de nos résultats est donc limitée par une sous déclaration des violences. Dans un article publié en 2022, Barbier et Lefèvre rapporte "qu’un peu moins d’un tiers des victimes fera part des violences vécues à un interlocuteur quel qu’il soit". Ce phénomène serait notamment en lien avec l’isolement socio-professionnel des femmes sous emprise de leur conjoint, avec la crainte des femmes d’être victime de représailles suite au signalement mais également avec l’inégale accessibilité territoriale aux structures judiciaires et médicales pouvant les accueillir, principalement marquée en zone rurale (San Martin, 2019). De plus, l’effet de la catégorie socioprofessionnelle (CSP) ne semble pas négligeable concernant le recours au dépôt de plainte. Ainsi, d’après les enquêtes "Cadre de vie et sécurité", les "cadres et professions intellectuelles supérieures" serait la CSP qui déposerait le moins plainte (Sourd, 2020). Cela conduit donc à une invisibilisation d’une frange de la population féminine ne rentrant pas dans une prise en charge médico-judiciaire et sous représentée au sein des études.
32Aucune étude publiée à ce jour n’a utilisé une fonction KDE pour analyser la distribution spatiale des violences conjugales faites aux femmes en France. Dans le domaine de l’étude criminalistique, la cartographie des "hotspot" est une technique utilisée pour identifier les zones à forte concentration de criminalité, facilitant ainsi la mise en place des politiques d’interventions locales (Chainey et al., 2008 ; Gerber, 2014 ; Clougherty et al., 2015). L’utilisation de cette méthode nous a également permis de mettre en évidence que l’agrégation spatiale des adresses semble principalement marquée pour un rayon d’environ 500 m. Ces données, confortant la présence de phénomènes agissants à l’échelle locale, sont en accord avec de nombreux auteurs recommandant d’adopter des politiques de luttes ciblées sur le territoire (Niolon et al., 2017 ; Banyard et al., 2020). À l’instar des limites évoqués précédemment, un facteur politique pourrait également expliquer ces variations territoriales. En effet, depuis les années 2000, plusieurs mesures visant à lutter contre les violences ont été prises à l’échelle locale, notamment au sein de certain QPV toulousain (Ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, 2019b). Bien que l’évaluation de l’effet résultant de l’application de ces mesures soit difficile, il est possible d’évoquer une accentuation de l’hétérogénéité territoriale concernant l’accessibilité à la prise en charge médico-judiciaire, influençant nos résultats.
33Le calcul du Ratio d’Incidence Standardisé (SIR) a également permis de mettre en évidence une répartition hétérogène du risque estimé pour une femme victime de violences conjugales d’habiter dans certaines zones géographiques. Ainsi, en regard du QPV "Grand Mirail" et du quartier "Lalande", on retrouve environ 1,5 fois plus d’adresses de femmes victimes de violences conjugales, tandis que le centre-ville toulousain semble peu impacté, voire "protecteur". Bien que la méthodologie utilisée soit différente, Montoriol et al. (2018) ont estimé un risque de retrouver une adresse postale d’environ 3 fois supérieur dans ces mêmes zones géographiques. Gracia et al. (2021), utilisant une méthode d’analyse spatio-temporelle bayésienne, ont mis en évidence une stabilité temporelle du sur-risque relatif de violences conjugales faites aux femmes au sein de zones socio-économiquement désavantagées ainsi qu’un taux de violences faites aux femmes au sein du couple plus important dans les quartiers à faibles niveaux de revenu et d’éducation. Comme évoqué précédemment, nos résultats, et notamment ceux concernant les zones de faible densité d’adresses à faible risque relatif, ont certainement été influencés de façon non négligeable par une sous déclaration judiciaire des violences, limitant leurs interprétations. Ils restent néanmoins une bonne estimation de la répartition des femmes victimes de violences au sein du couple dans la ville de Toulouse ayant eu accès à une prise en charge médico-judiciaire.
34De nombreuses recommandations ayant pour but d’améliorer la prévention, la détection et la prise en charge des femmes victimes de violences conjugales ont été faites ces dernières années en France. Ainsi, le Grenelle contre les violences conjugales 2019 associé au 5e plan de lutte contre les violences faites aux femmes 2017-2019 ont permis de définir une série de mesures visant notamment à améliorer l’accueil des femmes au sein des commissariats et des gendarmeries par du personnel spécialement formé, à généraliser l’utilisation du bracelet anti-rapprochement pour les auteurs, à déployer le téléphone grave danger ou encore à faciliter le dépôt d’une ordonnance de protection. Plus récemment, la loi du 30 juillet 2020, visant à "protéger les victimes de violences conjugales" (Assemblée Nationale, 2020), a permis d’améliorer la protection des enfants, fréquemment "victimes collatérales" de ces violences ainsi que l’accès à un logement pour les femmes. De plus, il a également été ratifié une autorisation de levée du secret médical, sous la forme d’un signalement au procureur de la République, lorsque "les violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci se trouve sous l’emprise de son auteur". Le dépistage systématique d’une situation de violence par un professionnel de santé est donc primordial. La prise en charge globale et pluridisciplinaire de ces femmes victimes au sein d’unités "spécialisées de la violence" telles que les UMJ, est nécessaire. À Toulouse, un entretien infirmier est systématiquement réalisé pour les femmes victimes de violences conjugales, avant l’évaluation médico-légale par le médecin légiste. De plus, une prise en charge psychologique et une orientation juridique sont fréquemment mises en place. C’est également dans cette optique que se développent en France les "maisons des femmes", visant à créer un lieu unique d’accueil, de soin et d’accompagnement pour l’ensemble des femmes victime de violences. Ces structures permettent un travail en collaboration entre tous les acteurs (médecins légistes, sage-femmes, pédiatres, infirmier·ère·s, assistant.e·s sociaux·les, juristes et psychologues) afin d’assurer une prise en charge continue, coordonnée, efficace et rapide. Au sein de la ville de Toulouse, plusieurs associations en partenariat avec Toulouse métropole ont permis le développement de mesures urbaines locales telles que la mise en place de permanences citoyennes au sein des QPV, de marches exploratoires des femmes et de projets d’embellissement du cadre de vie et de rénovation urbaine, favorisant la réappropriation de l’espace public par ces femmes et permettant de maintenir un lien social étroit aidant notamment à lutter contre la banalisation des violences.
35L’utilisation d’une telle méthodologie appliquée au territoire pourrait permettre, en pratique, d’améliorer la reconnaissance des zones géographiques nécessitant un renforcement des mesures de préventions locales, et ainsi, mettre en place des collaborations entre les élus locaux et différents acteurs du secteur afin d’établir des actions de luttes efficaces et coordonnées. De plus, une part importante de ces violences étant non déclarées par les victimes, le professionnel de santé apparaît comme un acteur primordial dans le processus de révélation des violences mais également concernant la prise en charge et l’orientation. Ainsi, la formation spécifique et la sensibilisation de ces professionnels apparaît indispensable et pourrait être renforcée localement.
36Les VFFSC constituent un phénomène chronique, ubiquitaire et d’ampleur épidémique, aux conséquences multiples, tant dans le domaine socio-économique que médical. En France, les UMJ jouent un rôle central dans la prise en charge globale de ces femmes et constituent de véritables "observatoires de la violence". Depuis quelques années, une prise de conscience mondiale a permis le développement de la recherche dans ce secteur ainsi que de mesures politiques concrètes appliquées sur le territoire. Cependant, les mécanismes sous tendant les violences faites aux femmes sont complexes et nécessitent une collaboration étroite entre les secteurs de la santé et de la recherche afin de développer des méthodes innovantes pour lutter contre ce phénomène.
37Parmi les facteurs susceptibles d’influencer la survenue de ces violences, de nombreux auteurs ont mis en avant le rôle des conditions environnementales locales de désavantages socio-économiques. Notre étude, consistant en l’analyse de la répartition des adresses postales des femmes victimes de violences en sein du couple dans la ville de Toulouse, retrouve la présence d’une hétérogénéité spatiale marquée au sein de la ville, sous la forme de clusters spatiaux locaux, dont certains présentent un excès de risque relatif estimé de retrouver une adresse postale. Au vu des limites relatives à la constitution de notre échantillon, ces résultats restent une bonne estimation de la répartition de ces femmes lorsqu’une prise en charge médico-judiciaire est débutée.
38Au vu de ces premiers résultats, il apparait nécessaire de poursuivre la recherche dans ce domaine, notamment avec la prise en compte de covariables environnementales et individuelles afin d’améliorer la caractérisation des facteurs sous-jacents à ces violences et ainsi, pouvoir développer des politiques de luttes locales efficaces.
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