1En 2011, la sous-direction de l’Archéologie, ministère de la Culture, a lancé une réflexion dont l’objectif était la mise en place de protocoles scientifiques et juridiques pour une politique rationnelle de conservation sélective des vestiges archéologiques. La réflexion a été menée en sous-groupes de travail interinstitutionnels. Yann Ardagna (anthropologue, UMR 7268 ADÉS) et Anne Chaillou (coordinatrice des chantiers méthodologiques pour la gestion des données scientifiques de l’archéologie, sous-direction de l’Archéologie) ont coordonné les discussions du sous-groupe "restes humains" composé de 21 membres. Ce binôme de direction constitue la genèse de leur collaboration, qui a finalement conduit à cet ouvrage collectif, élargi à l’ensemble des enjeux législatifs, scientifiques et éthiques des collections anthropobiologiques. Le contexte de cette rencontre éclaire la manière dont l’ouvrage a été pensé, il explique la valeur didactique et pédagogique de son contenu, offrant une réflexion collective de professionnels issus d’institutions et de métiers différents, traditionnellement cloisonnés.

2La conservation sélective des données scientifiques de l’archéologie, en particulier des restes humains, soulève un ensemble de questionnements en cascade dont le nœud central est un flou juridique : aucune règle ni loi portant sur les restes humains ou les vestiges archéologiques ne permet de définir avec précision le statut des restes anthropobiologiques, qu’ils soient issus d’opérations de terrain récentes ou de collectes anciennes. Ces incertitudes légales génèrent des difficultés pratiques et techniques et d’éventuelles disparités de traitement, car archéologues, anthropologues, conservateurs, restaurateurs, gestionnaires de collections se voient actuellement contraints de composer au cas par cas. Plus largement, les zones d’ombre du cadre législatif français confrontent le milieu professionnel à des considérations éthiques et juridiques laissées sans réponse. Au-delà du monde scientifique, ces considérations revêtent un caractère universel, car la question du devenir des restes biologiques des populations humaines du passé, "bien commun de l’humanité" tel que les désigne Alain Froment en introduction, intéresse l’ensemble de la société civile. C’est en effet ce dont témoignent les questionnements répétés du grand public, visiteurs, amateurs ou journalistes.

3Par cet ouvrage, Yann Ardagna et Anne Chaillou proposent de remonter le fil des questionnements, ils réinterrogent la définition des restes humains, remettent à plat un vocabulaire disparate lié à une diversité typologique du patrimoine archéologique et paléobiologique, pour enfin confronter les pratiques professionnelles liées aux restes humains au regard du droit français et des enjeux éthiques. Vingt-deux contributions ont ainsi été réunies en quatre chapitres, émanant de divers spécialistes impliqués dans l’étude, la gestion, la valorisation scientifique des restes humains, ainsi que des juristes et philosophes. En tenant compte de la diversité des contextes d’acquisition, des chronologies et des différentes modalités d’exploitation scientifique, l’ouvrage échappe à l’écueil d’une réflexion globalisante. Il fait valoir des enjeux paléobiologiques, juridiques et éthiques complexes et variés. Une ouverture hors de l’hexagone enrichit en outre les réflexions conduites en France.

Restes humains, vestiges sensibles protégés par le principe de dignité

4L’ouvrage nous rappelle qu’à la base de tout questionnement sur le statut des restes humains, ou sur les pratiques professionnelles liées à ces vestiges, intervient la notion de corps mort, de cadavre. Celui-ci renvoie à deux dimensions, celle d’une part de l’individu, qui mêle le souvenir de la personne vivante pour ses proches et celui plus diffus d’une société, et celle d’autre part d’une humanité. Sous l’angle du droit, le corps mort n’est plus une "personne", il devient "une chose" (par ex. Chap. II.1 ; II.2 ; II.3). Modifié en 2008, l’article 16-1-1 du Code civil précise que les restes d’une personne décédée ne sont pas considérées comme toute autre chose, car "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort". À la lecture des contributions, il ressort que cette notion de "respect, dignité, décence" présente dans le Code civil, est la notion pivot, le cadre normatif et déontologique auquel doit s’arrimer toute action sur les restes humains, à toutes les étapes de la chaine opératoire (depuis la fouille, l’étude, la conservation, jusqu’à la diffusion). Cette dimension mouvante fait intervenir, au-delà de la différence entre corps vivants/corps morts, une profondeur temporelle, corps contemporains/corps anciens. Ces derniers, ayant perdus leur identité individuelle, relèvent d’un intérêt documentaire général, contribuant à l’histoire collective de notre espèce. Associés à cette notion de temporalité (l’éternité pour les reliques : Chap. II.4), les restes humains que les fouilles archéologiques mettent au jour portent en eux une charge culturelle, ils résultent principalement d’une production sociale par l’intermédiaire du rituel funéraire. Hervé Guy et Anne Richier (Chap. II.7) nous rappellent que, pensé sous l’angle du corps mort (un "déchet" en putréfaction), le geste funéraire est "une réponse à un sentiment antithétique : honorer et chérir celui ou celle dont il faut éviter les restes".

Légitimité scientifique et pédagogique des collections anthropobiologiques

5Les questionnements sociaux, techniques, philosophiques des groupes humains (actuels ou passés) face à leurs cadavres résonnent avec les questions sociétales du devenir des restes osseux, de la constitution de dépôts de restes humains, et de l’usage que l’on peut en faire. L’intérêt d’une collection n’est pas automatique dès lors qu’on rassemble et conserve des restes humains. Les contributions sont unanimes à ce sujet : ce sont les critères scientifiques et pédagogiques qui rendent légitimes les ensembles anthropobiologiques, aspect "fondateur et fondamental des collections pour la construction temporelle de la connaissance", résume Pascal Adalian (Chap. I.1). Pour assurer une vie scientifique aux collections, deux impératifs s’imposent : description et documentation. La typologie proposée (Chap. I.2) est un excellent support de description et de différenciation des collections. Ce classement, non figé, fait connaitre le potentiel scientifique d’ensembles hétérogènes et permet d’adapter les moyens de leur exploitation. L’approche typologique contribue aussi à une prise de décision conservatoire raisonnée (Chap. II.6). Enfin, l’identification d’ensembles "non exploitables" s’inscrit dans une volonté de conservation sélective (Chap. III.2). Cette nécessaire étape descriptive n’a de sens qu’en reliant chaque collection à sa documentation, deuxième pilier d’une vie scientifique active. Elle suppose une traçabilité et une centralisation des données historiques (origine, contexte), des informations techniques (données de terrain, de conservation) et des données scientifiques que la collection a contribué à générer. Les enjeux de cette traçabilité sont ressentis de manière accrue dans les collections anciennes, dont les restes sont par essence coupés de leur contexte d’origine. Mais la traçabilité et la centralisation des données sont aujourd’hui un problème croissant commun à tout type de collection, alors que les nouvelles méthodes d’analyses paléobiologiques imposent un morcellement des informations, depuis les étapes techniques de l’étude jusqu’aux résultats (Chap. I.5). Or l’enregistrement des données scientifiques produites par l’analyse des collections constitue en retour une nouvelle documentation permettant de mieux les renseigner, cercle vertueux susceptible de générer une actualité scientifique renouvelée. C’est ce que l’exemple de la collection anthropobiologique du Musée de l’Homme (Muséum national d’Histoire naturelle, Paris) illustre parfaitement (Chap. I.3). Bien que n’ayant pas vocation à s’agrandir, cette collection dite "fermée" demeure dynamique et "active", elle augmente virtuellement grâce à la mise à jour des données obtenues dans le cadre d’analyses qui évoluent au gré des progrès technologiques et rouvrent sans cesse de nouveaux champs de recherche sur les collections anciennes.

Étudier, conserver et transmettre une ressource épuisable

6Les collections anthropobiologiques constituent un héritage patrimonial à transmettre. Leur mise à disposition pour étude, en fonction des méthodes d’investigation actuelles, doit dans le même temps assurer leur pérennisation pour les générations et technologies de demain. Ce double objectif est cependant contradictoire, car l’étude scientifique qui donne vie aux collections, et ainsi toute leur légitimité, implique leur dégradation. La "taphonomie de laboratoire" (Chap. I.5), associées à d’éventuelles "pollutions muséales" (Chap. II.6), peuvent compromettre les analyses futures.

7La question spécifique des prélèvements (pour analyses génétiques, isotopiques par exemple) mérite une attention particulière, tant ils sont aujourd’hui devenus courants dans l’étude paléobiologique d’une série, alors qu’ils impliquent la perte définitive d’échantillons. Le nombre croissant de prélèvements se double d’un phénomène d’échantillonnage "ciblé" de certaines parties anatomiques, fatalement limitées par individu (dent et partie pétreuse de l’os temporal en particulier). Penser qu’un renouvellement est toujours possible grâce aux vestiges humains extraits chaque année de nouvelles fouilles serait une erreur d’appréciation. Certes l’ouvrage rappelle, à juste titre, que la France bénéficie d’une augmentation du nombre de restes humains mis au jour depuis l’avènement de l’archéologie préventive au début des années 2000. Cependant, et comme le signale Bruno Bizot (Chap. III.1), cet effet de nombre est trompeur. D’une part chaque fouille constitue un échantillon, souvent minime, de la population décédée d’origine. D’autre part, à mesure que les travaux de terrain augmentent, les ressources archéologiques s’épuisent. En soulignant l’intérêt incontestable des analyses paléogénétiques, le chapitre I.4 illustre en creux le caractère non substituable des populations dans le temps. Les générations de squelettes constituent des archives qui ne se dupliquent pas à la manière de clones. Ainsi, une grande partie de la diversité génétique passée n’est pas accessible par l’étude de l’ADN moderne. Ce constat, qui rejoint la question de la représentativité des échantillons mis au jour, doit être élargi aux aspects culturels et funéraires. Certains types de tombes découverts en abondance dans le passé, et qui ont fait l’objet de "vidanges" peu scrupuleuses avant le développement de l’archéologie moderne (sépultures collectives du Néolithique par exemple), se font aujourd’hui beaucoup plus rares et questionnent l’état de la ressource archéologique disponible.

8L’évolution rapide des techniques d’investigation destructrices renforce les interrogations autour de la conservation pérenne des vestiges anthropobiologiques, de leur transmission aux générations futures mais aussi de leur partage aux chercheurs actuels. Force est de constater qu’au rythme où progressent les techniques de la paléogénétique, les informations tirées des prélèvements réalisés il y a moins de 10 ans sont, sinon obsolètes, infiniment moins puissantes que celles auxquelles donnent accès les analyses actuelles. Cette constante évolution technologique, qui conduit à des prélèvements répétés sur de mêmes spécimens, pèse sur les gestionnaires des collections. Or l’exploitation des données de l’ADN ancien engage de nouvelles collaborations entres spécialistes issus de disciplines éloignées des enjeux archéologiques et conservatoires. Les écarts de cultures scientifiques s’accompagnent de fréquentes incompréhensions liées à des temporalités de recherche différentes, des enjeux techniques, financiers, bibliométriques ressentis à différentes échelles. Face à l’emballement suscité par le nombre croissant de publications portant sur les données tirées d’investigations invasives, il convient de prendre du recul pour trouver un compromis entre science et conservation. Dans un contexte devenu concurrentiel, une prudence s’impose afin de ne pas faire primer une forme de "rendement" ponctuel, au bénéfice d’une minorité, sur des avancées durables et collectives de la connaissance.

Éthique et déontologie : gestion des collections dans un flou juridique

Concertation et anticipation des enjeux à venir

11Les questionnements règlementaires et éthiques liés à la gestion des restes humains ne peuvent pas être abordés sur le seul plan juridique. C’est à l’ensemble de la communauté scientifique de s’emparer de ces questions, car l’avenir des collections anthropobiologiques sur le territoire national est une responsabilité partagée par tous les acteurs de l’archéologie, de l’anthropologie et de la conservation du patrimoine. Les enjeux d’une conservation sélective doivent être abordés de manière sereine, en évaluant les potentiels scientifiques des collections à long terme, tout en tenant compte des ressources archéologiques disponibles.

13C’est en somme ce que l’ouvrage collectif dirigé par Yann Ardagna et Anne Chaillou contribue de faire. En proposant un état des lieux complet, détaillé et référencé (les contributions renvoient à une littérature abondante, textes de lois, codes déontologiques, bibliographie scientifique pluridisciplinaire), l’ouvrage est d’un intérêt technique, épistémologique et pédagogique à la portée de tous. Véritable "manuel" qui renferme les notions essentielles sur les restes humains, il apparait incontournable pour toute personne, professionnelle ou étudiante, confrontée aux ensembles anthropobiologiques.