Introduction

1Yersinia pestis, l’agent pathogène responsable de la peste, a causé des millions de morts au cours de trois pandémies historiques. La première d’entre elles, dont la vague initiale est aujourd’hui connue sous le nom de "Peste justinienne" (Allen, 1979 ; Little, 2008), frappa le bassin méditerranéen dès 541, avant de continuer sa progression à travers l’Europe. Entre le moment de son apparition et sa dernière occurrence en 750, la maladie frappa l’Europe et les pays méditerranéens lors de plusieurs vagues sur une période de deux siècles, soit entre 15 et 18 vagues selon les auteurs (p. ex. Biraben et Le Goff, 1969 ; Little, 2008 ; McCormick, 2015 ; Stathakopoulos, 2004).

2Malgré les récits de quelques auteurs contemporains, tels Grégoire de Tours pour la Gaule ou Procope de Césarée et Évagre le Scolastique pour l’Empire romain d’Orient, nos connaissances sur cette pandémie de peste restent partielles. Son foyer d’origine, son ampleur, ses caractéristiques épidémiologiques et les causes ayant entraîné son extinction dans le courant du VIIIe siècle restent largement débattus au sein de la communauté scientifique (p. ex. McCormick, 2015 ; Mordechai et Eisenberg, 2019 ; White et Mordechai, 2020 ; Faure, 2021). Ces dernières années, divers travaux historiques (p. ex. Little, 2008 ; Rosen, 2010 ; Harper, 2017) ont cherché à combler ces lacunes en documentant les conséquences de cette pandémie sur les sociétés impactées, qu’elles soient économiques (Sarris, 2006 ; Bachrach, 2007 ; Meier, 2016 ; Mordechai, 2020) ou démographiques (Findlay et Lundahl, 2017 ; Mordechai et al., 2019). Cependant, comme l’ont souligné quelques historiens (p. ex. Biraben et Le Goff, 1969 ; McCormick, 2015), peu de travaux ont cherché à caractériser cette pandémie par l’étude de ses traces matérielles, notamment les squelettes de ses victimes et leurs sépultures. Pourtant, de nombreuses études réalisées ces dernières années sur des ensembles funéraires en lien avec la deuxième pandémie de peste (XIVe-XVIIIe siècles) ont largement démontré l’importance de l’analyse de ces vestiges en documentant notamment les ponctions démographiques (par âge et par sexe) liées à ces épidémies (Castex, 1996 ; 2007 ; Signoli et al., 2002 ; DeWitte, 2014 ; Castex et Kacki, 2016), ainsi que l’état sanitaire préexistant des individus et son influence sur le risque de décès par peste (DeWitte et Wood, 2008 ; DeWitte, 2016 ; Kacki, 2017). De plus, grâce aux découvertes archéologiques de plus en plus fréquentes, de nombreuses études paléogénomiques ont pu être menées sur les vestiges anthropobiologiques de victimes de la maladie, ce qui a permis de discuter l’évolution moléculaire et la dynamique de diffusion des souches bactériennes circulant alors en Europe (p. ex. Haensch et al., 2010 ; Bos et al., 2011 ; Spyrou et al., 2016 ; Namouchi et al., 2018 ; Spyrou et al., 2019).

3Au regard des résultats de ces travaux, on peut mesurer l’importance d’engager de nouvelles réflexions et recherches concernant la première pandémie de peste. Il n’existe toutefois à ce jour que peu de travaux anthropologiques la concernant. Ceci tient en grande partie au faible effectif des sites funéraires de cette période tout ou partie liés à la maladie – seulement une douzaine à travers l’Europe identifiés par l’archéologie et certifiés par le prisme d’analyses biomoléculaires (tableau 1). De plus, le nombre généralement réduit de squelettes de pestiférés au sein de ces sites, couplé à la difficulté souvent rencontrée de les distinguer de ceux d’autres défunts lorsqu’ils prennent place dans des nécropoles préexistantes, parfois en usage pendant plusieurs siècles, complexifie la réalisation d’études à même de documenter de manière fiable les caractéristiques de la population victime de la maladie. À cet égard, le site tardo-antique du "Clos des Cordeliers" à Sens (Yonne, France), qui a livré les vestiges anthropobiologiques de plusieurs dizaines de victimes de la peste inhumées dans un espace leur étant apparemment dédié, fait figure de rare exception. Ce corpus documentaire exceptionnel n’avait pourtant, jusqu’à lors, fait l’objet que d’une unique étude dans le cadre d’un mémoire universitaire (Guignier, 1997), qui n’en avait exploité que partiellement le potentiel et n’avait donné lieu à aucune publication approfondie.

4Afin de contribuer à la dynamique actuelle de renouvellement des connaissances sur la première pandémie de peste historique, nous proposons dans cet article un réexamen anthropologique de l’assemblage squelettique du site du "Clos des Cordeliers" fondé sur des méthodes actualisées, fiables et reproductibles. Par ce biais, nos objectifs sont triples :1) procéder à la caractérisation paléobiologique de l’échantillon squelettique (composition démographique de l’assemblage et état sanitaire) et fournir à la communauté scientifique l’ensemble des données individuelles, afin qu’elles puissent servir de données de comparaison pour de futurs travaux ; 2) confronter les paramètres de mortalité caractérisant l’échantillon avec ceux attendus en contexte de mortalité naturelle dans les populations archaïques, afin de rechercher d’éventuelles spécificités de ponction démographique suspectées lors de la première étude du site ; 3) comparer les résultats acquis à ceux obtenus pour des séries ostéo-archéologiques en lien avec la deuxième pandémie, afin de discuter les similitudes ou dissemblances avec celles-ci, et ainsi rechercher d’éventuels invariants paléobiologiques (démographique et/ou sanitaire) liés au mode d’expression de la peste.

Matériel et méthodes

Le site du "Clos des Cordeliers"

5Le site du "Clos des Cordeliers" a été mis au jour en 1989 dans le cadre d’une fouille archéologique préventive menée dans le centre de la ville de Sens. Cette intervention, réalisée sous la direction de D. Maranski, a révélé un espace funéraire regroupant les restes squelettiques de 78 individus répartis au sein de quatre fosses à dépôts multiples et de huit sépultures individuelles (figure 1 ; tableau 2). Des éléments de datation relative et une datation radiocarbone effectuée sur os humain ont permis d’estimer l’occupation de l’espace funéraire entre le IVe et le VIe siècle (Guignier, 1997).

6La première étude archéo-anthropologique du site (Guignier, 1997) avait permis de démontrer le caractère simultané des dépôts des corps au sein des fosses multiples – sur la base de critères d’ordre taphonomiques (Duday et al., 1990) –, mais également de proposer une analyse préliminaire de l’échantillon ostéologique, dépendante des méthodes alors en usage. La présence de plusieurs fosses à dépôts multiples, concentrées sur une surface restreinte (1000 m²) et relevant toutes d’un même horizon chronologique, avait conduit l’auteure de cette étude à formuler l’hypothèse d’un lien de l’espace funéraire avec une crise de mortalité, sans que la nature de celle-ci (massacre, épidémie et/ou famine) ne puisse dans un premier temps être précisée. L’absence de stigmates osseux imputables à des morts violentes ainsi que certaines similitudes du premier profil de mortalité proposé avec ceux d’ensembles funéraires en lien avec la deuxième pandémie de peste ont cependant rapidement conduit à envisager que cette maladie pourrait avoir été la cause des décès (Castex et Friess, 2001), motivant la réalisation d’analyses paléogénétiques. Ces dernières ont permis de confirmer l’hypothèse épidémique en révélant la présence de séquences spécifiques à Y. pestis au sein de résidus de pulpes dentaires prélevés sur trois individus (Drancourt et al., 2004). L’ensemble du "Clos des Cordeliers" constituait alors le premier site pour lequel le bacille de la peste était identifié au sein de vestiges humains tardo-antique et reste toujours aujourd’hui l’un des rares témoins archéologiques de la première pandémie de peste en Gaule (Castex, 2008 ; McCormick, 2016 ; Quade et Gowland, 2021).

Méthodes de l’étude paléobiologique

7L’estimation de l’âge au décès des individus immatures a été réalisée préférentiellement à partir des stades d’éruption et de minéralisation dentaires (AlQahtani et al., 2010) dès lors qu’ils présentaient a minima des germes dentaires. Pour les individus n’ayant pas de dents jugées comme observables (absentes, cariées, fortement usées et/ou dont l’émail était altéré) et dont la croissance était inachevée, l’âge a été évalué d’après les longueurs diaphysaires des os longs (Maresh, 1970). Pour les adolescents dont l’éruption et la minéralisation dentaires étaient terminées et ceux dépourvus de dents, l’estimation de l’âge au décès a été réalisée à partir du degré de maturation osseuse (Coqueugniot et al., 2010). Le degré de fusion des points d’ossification tardifs (extrémité sternale de la clavicule et crête iliaque) a permis de définir le stade de maturation des individus adultes, et ainsi d’identifier ceux décédés avant l’âge de 30 ans (Owings-Webb et Suchey, 1985). L’estimation de l’âge au décès des individus ayant achevé leur maturation a été effectuée à l’aide de deux méthodes considérant les processus de sénescence de l’os coxal. La première se concentre sur le degré de remodelage de la surface sacro-pelvienne iliaque (Schmitt, 2005) tandis que la seconde, plus rarement applicable, considère le degré de remodelage de la symphyse pubienne (Schmitt, 2008).

8La diagnose sexuelle a été effectuée exclusivement sur les individus adultes. Nous avons utilisé préférentiellement une méthode récente de diagnose sexuelle probabiliste (DSP2 ; Brůžek et al., 2017). Lorsque cette dernière ne pouvait être appliquée, nous avons utilisé une méthode morphoscopique fondée sur la cotation de caractères dimorphiques de l’os coxal (Brůžek, 2002). Afin de maximiser le taux de diagnose sexuelle, nous avons également mené une diagnose sexuelle secondaire à l’aide du package R "RDSS" (Santos, 2021). À cette fin, nous avons collecté 58 variables métriques sur le squelette extra-pelvien (voir Annexe 1 du Matériel supplémentaire) pour caractériser le dimorphisme sexuel de l’échantillon à partir des individus préalablement sexés.

Caractérisation de l’état sanitaire

10Afin de renseigner l’état sanitaire des individus, nous avons systématiquement recherché un ensemble de marqueurs osseux et dentaires résultant de stress physiologiques, en privilégiant ceux les plus communément étudiés en anthropologie biologique (voir notamment Lewis et Roberts, 1997 ; Steckel et al., 2002) et ceux ayant précédemment été consignés pour d’autres séries en lien avec des épidémies de peste (DeWitte 2006 ; Kacki, 2016). Bien qu’ils soient maintenant largement connus, nous proposons ici un bref rappel des différents types de marqueurs enregistrés et présentons les cotations que nous avons choisies de mettre en œuvre dans cette étude. La présence, l’absence ou la non-observabilité de chacun d’entre eux a été enregistrée selon les méthodes décrites ci-dessous.

11Les hypoplasies de l’émail dentaire sont des altérations de la structure et de l’épaisseur de l’émail, consécutives à des épisodes de stress physiologiques lors de l’enfance (Huss-Ashmore et al., 1982 ; Hillson et Bond, 1997 ; Hillson, 2005). Dans le cadre de notre étude, nous avons retenu uniquement les hypoplasies linéaires de l’émail (HLE), car elles sont les formes les plus fréquentes et les plus couramment documentées dans la littérature anthropologique (p. ex. King et al., 2005 ; Kacki, 2016 ; Cunha et al., 2017 ; Dewitte, 2018), permettant ainsi des comparaisons inter-populationnelles. Les HLE ont été enregistrées par dent, tant sur la denture permanente que sur la denture déciduale, en consignant uniquement leur présence ou absence. Une dent a été considérée comme observable dès lors que sa couronne était conservée et dépourvue d’altérations empêchant son examen – atteinte taphonomique, caries, tartre, usure importante – sur au moins un tiers de sa hauteur.

12Les cribra orbitalia (CO), lésions du toit orbitaire le plus souvent consécutives à une forte augmentation de l’activité hématopoïétique (Walker, 2009), ont été enregistrées sur les individus dont au moins une orbite était exempte de lésions taphonomiques sur a minima 50 % de sa surface. La localisation des lésions a été relevée en distinguant trois zones (d’après Kacki, 2016) : régions lacrymale, médiale et postérieure. Les CO ont été différenciées selon leurs types morphologiques (d’après Nathan et Haas, 1966) – type 1 (atteinte porotique) : microporosité éparse, formée de fins orifices (diamètre inférieur à 0,5 mm) nettement individualisés ; type 2 (atteinte cribrotique) : larges orifices (diamètre supérieur à 0,5 mm) agglomérés mais conservant leur individualité ; type 3 (atteinte trabéculaire) : larges orifices confluents formant un réseau d’aspect trabéculaire.

13Les lésions porotiques de la voûte crânienne (LPV), zones de porosité pouvant intéresser la table externe de l’os frontal, des pariétaux et/ou de l’occipital, ont été cotées selon les recommandations de Stuart-Macadam (1985), en distinguant trois stades d’expression – atteinte légère (une ou plusieurs plages de fins orifices sans expansion volumique), moyenne (une ou plusieurs plages de larges orifices donnant à l’os un aspect criblé ou trabéculaire, pouvant s’accompagner d’une discrète expansion volumique) ou sévère (larges orifices aux contours irréguliers s’organisant de façon radiée, associés à une forte expansion volumique). La cotation a été réalisée indépendamment pour chaque os de la voûte crânienne, dès lors qu’au moins 50 % de la surface exocrânienne de l’os était observable. La présence ou l’absence de LPV à l’échelle individuelle a été considérée comme enregistrable pour les seuls individus dont aux moins deux os de la voûte étaient observables, incluant au moins un pariétal.

14Les remodelages endocrâniens (RE) correspondent à des appositions osseuses touchant la table interne des os de la voûte et témoignent d’une altération de celle-ci, dont les causes peuvent être diverses (notamment : méningites bactériennes, carences vitaminiques, hémorragies post-traumatiques ; Lewis, 2004). Nous avons recherché cet indicateur sur les individus présentant a minima l’os occipital et un pariétal et dont au moins 50 % de la surface endocrânienne de ces os était préservée. Les RE ont été enregistrées suivant les recommandations de Lewis (2004) en distinguant quatre types morphologiques – fine porosité (type 1) ; dépôt d’os nouveau à la surface de l’os (type 2) ; formation capillaire constituée d’os nouveau organisé autour des structures vasculaires (type 3) ; lésion "en poil de bosse" (type 4).

15Les appositions périostées (AP), marqueurs de stress aspécifiques, sont des formations osseuses à la surface de la corticale des os (Roberts et Manchester, 2010). Bien qu’elles puissent concerner l’ensemble des os longs, elles sont plus fréquentes, et donc plus couramment documentées, sur les tibias. Afin de pouvoir comparer nos résultats à ceux d’autres études, nous avons recherché leur présence sur les individus dont a minima un tibia présentait une surface corticale préservée sur au moins un tiers de la hauteur de sa diaphyse. Le degré de remodelage des lésions a été consigné pour chaque tibia, en distinguant les formations composées d’os nouveau (évocatrices d’un processus inflammatoire actif), celles constituées d’os lamellaire (témoignant d’une cicatrisation) et celles associant les deux types d’os (Roberts et Manchester, 2010 ; Kacki, 2016).

16Dans les cas où cela était applicable, nous avons évalué si les différences de prévalences observées entre deux groupes (p. ex. sujets immatures vs adultes) étaient significatives à l’aide d’un test exact de Fisher, avec un seuil de significativité fixé à 5 %.

Corpus de comparaison : sites liés à la deuxième pandémie de peste

17Afin d’évaluer les éventuelles spécificités paléobiologiques et paléopathologiques de la série étudiée, nous avons confronté les résultats obtenus à ceux publiés pour d’autres sites d’inhumation de pestiférés. Les rares données paléobiologiques disponibles pour la première pandémie ne concernant qu’un nombre réduit d’individus (tableau 1), notre corpus de comparaison se compose exclusivement de séries ostéoarchéologiques en lien avec la deuxième pandémie (tableau 3). La plupart de ces collections ont fait l’objet d’études récentes, reposant sur les mêmes principes méthodologiques que ceux retenus ici, ce qui assure a priori la fiabilité des comparaisons. Le site d’East Smithfield constitue la seule exception notable, en cela notamment que l’estimation de l’âge des sujets immatures s’est faite en retenant l’âge moyen des intervalles chronologiques obtenus (DeWitte, 2006), et non en appliquant le principe de minimalisation des anomalies. Aussi, si nous avons fait le choix de l’inclure au corpus en sa qualité de site funéraire majeur témoin de la deuxième pandémie, les résultats des confrontations menées avec celui-ci devront être considérés avec circonspection.

Résultats

Composition par âge et par sexe de l’échantillon

18Les 78 individus exhumés du site du "Clos des Cordeliers" se répartissent en 27 sujets immatures et 51 adultes. Parmi ces derniers, 13 sont de sexe masculin et 21 de sexe féminin ; le sexe de 17 autres adultes n’a pas pu être déterminé. L’ensemble des données paléobiologiques individuelles est consultable dans l’Annexe 2 du Matériel supplémentaire.

19Concernant l’âge au décès, toutes les classes d’âge sont représentées à l’exception des moins d’un an (tableau 4). Pour six individus immatures, qui ne pouvaient être attribués avec certitude à une classe d’âge parmi deux contiguës, nous avons recouru au principe de minimalisation des anomalies (Sellier, 1995).

20La courbe de mortalité des individus immatures de notre petit échantillon révèle que la plupart des classes d’âge retenues se caractérisent par des quotients de mortalité se situant hors de l’intervalle des valeurs attendues dans le cadre d’une mortalité dite "naturelle", rendant ainsi compte de véritables anomalies de recrutement (figure 2). Outre l’absence totale d’individus de la classe [0], on constate une sous-représentation des [1-4] ans. A contrario, les individus des classes [5-9] et [10-14] sont surreprésentés, affichant des quotients de mortalité respectifs de 155 ‰ et 83 ‰. En conséquence, l’indice de juvénilité (D_5-14/D₂₀₊=0,313) excède ce qui est escompté en contexte de mortalité naturelle, soit un indice situé entre 0,1 et 0,3 (Bocquet et Masset, 1977). La valeur du quotient de mortalité des grands adolescents s’intègre quant à elle dans la fourchette des valeurs théoriques attendues, bien qu’elle demeure proche de sa limite supérieure.

21La confrontation du profil de mortalité de l’échantillon du "Clos des Cordeliers" à ceux d’assemblages en lien avec la deuxième pandémie fait apparaître plusieurs similitudes (figure 3). Son allure générale apparaît ainsi proche de celles des profils de mortalité de deux des sites de comparaison, à savoir Hereford et Barcelone. En outre, les quotients de mortalité par classe d’âge, s’ils varient d’une série à l’autre, se distinguent par des valeurs anormales comparées à celles attendues en contexte de mortalité naturelle. À l’instar de celle du "Clos des Cordeliers", les séries en lien avec la deuxième pandémie présentent des quotients de mortalité faibles pour les classes d’âge [0] et [1-4] ans. Pour la seconde de ces classes d’âge, les sites d’East Smithfield, de Barcelone et de Termonde présentent des valeurs inférieures au minima théorique en contexte de mortalité naturelle. Pour Hereford et les Fédons, les quotients de mortalité pour cette classe d’âge se situent dans les intervalles attendus pour une mortalité archaïque, mais se placent au niveau de ses valeurs les plus basses. Le site de Dreux se distingue quant à lui par un quotient de mortalité relativement élevé dans cette classe d’âge.

22Les sites en lien avec la deuxième pandémie ont majoritairement des quotients de mortalité élevés pour les classes d’âge [5-9] et [10-14], dont les valeurs excédent généralement celles attendues pour une mortalité archaïque. Le site d’East Smithfield fait figure d’unique exception, avec un quotient de mortalité pour la classe d’âge [5-9] compris dans l’intervalle des valeurs attendues en contexte de mortalité naturelle (mais voir plus haut les limites soulignées concernant les modalités d’estimation de l’âge des individus immatures pour ce site). Les quotients de mortalité pour la classe d’âge [10-14] des sites de comparaison dépassent en outre systématiquement celui observé pour le site du "Clos des Cordeliers".

23Concernant la mortalité des sujets immatures, on note enfin que le quotient de mortalité de la classe [15-19] du site de Sens se situe à la limite supérieure de l’intervalle des valeurs théoriques en contexte de mortalité archaïque, comme cela est le cas pour le site d’Hereford. Les autres sites du corpus de comparaison présentent, pour cette classe d’âge, des quotients excédant les valeurs maximales de cet intervalle.

24Dans le sous-groupe des adultes, toutes les classes d’âge sont représentées. Les individus de la classe d’âge [20-29] constituent 12 % des sujets adultes (6/51), soit une proportion conforme aux valeurs attendues dans un contexte de mortalité naturelle, comprises entre 11 % et 15,5 % selon l’espérance de vie considérée (Ledermann, 1969). Au contraire, la plupart des sites du corpus de comparaison ont des taux de mortalité pour la tranche d’âge des [20-29] ans qui s’éloignent de cette fourchette de valeurs. C’est le cas des sites d’Hereford (17 %), des Fédons (28 %) et de Termonde (29 %) (Kacki, 2017). Leur proportion est plus marquée encore pour le site d’East Smithfield, 38 % des individus étant décédés entre 20 et 29 ans (DeWitte, 2006).

25En ce qui concerne le deuxième paramètre biologique investigué, notre étude a permis de préciser le sexe de 34 individus : 13 hommes et 21 femmes (taux de masculinité : 38 % ; taux de diagnose 67 %). Ce déséquilibre en faveur des femmes est observé dans toutes les classes d’âge adultes (figure 4). Le test de proportion indique cependant le caractère non significatif de ce déséquilibre entre sexes (p=0,62). Il doit en outre être considéré avec d’autant plus de prudence du fait que le sexe n’a pas pu être déterminé pour une part importante des adultes (un tiers).

26Les sites de comparaison présentent des taux de masculinité variés, avec une proportion plus élevée d’hommes à Dreux (72 %) et à East Smithfield (58 %), tandis que les sites de Hereford, Termonde et Les Fédons se rapprochent d’une parité (respectivement 48 %, 53 % et 47 %) (Kacki, 2016). Le taux de masculinité n’a pu être évalué sur le site de Barcelone en raison du faible taux de diagnose sexuelle (Kacki et Castex, 2014).

État sanitaire pré-épidémique

27L’examen des vestiges osseux et dentaires a permis de calculer la prévalence et de documenter l’expression de chacun des indicateurs d’état sanitaire retenus dans notre protocole. L’ensemble des données collectées pour chaque individu est consultable dans l’Annexe 2 du Matériel supplémentaire.

28Parmi les sujets immatures, 56 % (5/9) présentent au moins une HLE sur une ou plusieurs dents. Ces individus appartiennent tous aux classes d’âge [10-14] ou [15-19] et les hypoplasies relevées affectent uniquement leurs dentures permanentes. Parmi les adultes, 74 % ont, a minima, une hypoplasie sur au moins une dent (14/19). La différence de prévalence entre sujets immatures et adultes demeure non significative d’un point de vue statistique (Fisher ; p=0,407). On note en outre que la tendance est variable selon les dents considérées, les incisives latérales, canines, deuxièmes prémolaires et molaires maxillaires, de même que les incisives centrales et prémolaires mandibulaires, étant plus fréquemment affectées chez les sujets immatures (figure 5).

29La confrontation avec les assemblages associés à la deuxième pandémie de peste ne permet pas de déceler de pattern commun aux différents sites quant à la prévalence des HLE ou leur relation à l’âge (tableau 5). Ainsi, tandis que certains ensembles se caractérisent par des prévalences élevées de HLE, qui excèdent celles relevées dans la séries investiguée (Hereford, Les Fédons, Termonde), d’autres présentent des fréquences plus modérées, comparables voire inférieures à celles relevées dans notre étude (Dreux, Barcelone). En outre, si les HLE sont, comme à Sens, plus fréquemment observées chez les adultes que chez les immatures dans certaines séries de notre corpus de comparaison, une relation inverse à l’âge s’observe dans la moitié des cas. À cet égard, il est par ailleurs important de noter que, pour la plupart des sites en lien avec la deuxième pandémie, les écarts de prévalence des HLE entre sujets immatures et adultes sont relativement modestes, avoisinant généralement 10 %, et pourraient donc ne représenter qu’un aléa statistique lié à la faible taille des échantillons. Seule la série d’East Smithfield se caractérise par de nets écarts de prévalence des HLE en fonction de l’âge, ces lésions y étant, comme au "Clos des Cordeliers", beaucoup plus fréquentes chez les adultes que chez les sujets immatures.

30Neuf individus du "Clos des Cordeliers" présentent des CO, dont quatre de manière bilatérale. Les individus immatures sont plus fréquemment touchés (58 %) que les adultes (11 %), et ce de manière significative (Fisher ; p=0,013) (tableau 5). La région lacrymale est la plus affectée, huit individus (six immatures et deux adultes) étant porteurs de lésions sur cette zone de l’orbite. Seuls deux individus immatures ont des atteintes de la région médiale, associées chez l’un d’eux à des atteintes de la fosse lacrymale et de la région postérieure de l’orbite. Cette dernière région n’est concernée chez aucun autre sujet. Nous avons constaté exclusivement des atteintes de type porotique et cribrotique.

31La confrontation avec les sites liés à la deuxième pandémie de peste livre certaines informations d’intérêt. Tout d’abord, on note que les prévalences des CO y sont systématiquement plus élevées chez les sujets immatures que chez les adultes (tableau 5). Il est en outre intéressant de constater que la prévalence de ces lésions chez les jeunes sujets du "Clos des Cordeliers" excède celles relevées dans la plupart des autres séries en lien avec la peste. Par ailleurs, la topographie préférentielle des lésions semble distincte de celle précédemment mise en évidence pour d’autres assemblages liés à la maladie. En effet, dans les séries pour lesquelles cette information a été consignée (Dreux, Les Fédons, Hereford et Termonde), la région médiale est, chez les sujets immatures, plus fréquemment affectée que la région lacrymale, à la différence de ce qui est observé à Sens. La présence exclusive d’atteintes lacrymales chez les adultes semble, pour sa part, concorder avec la plus grande propension de cette région à conserver les stigmates de CO à l’âge adulte.

32À la différence des deux indicateurs de stress précédents, les LPV sont rares dans l’échantillon du "Clos des Cordeliers" (2/35 soit 6 %). Totalement absentes chez les individus immatures, elles n’intéressent que deux adultes sur les 22 pour lesquels cet indicateur a pu être recherché (9 %). Si une prévalence proche a été rapportée pour le site de Barcelone (8 %), d’autres ensembles en lien avec la peste ont des prévalences bien supérieures, tels Dreux, Sens et Termonde (respectivement 20 %, 22 % et 25 % ; tableau 5).

33Les RE apparaissent relativement fréquentes au sein de la série ostéoarchéologique sénonaise, sept individus étant affectés sur les 35 répondant aux critères d’observabilité retenus (soit 20 %). Ces atteintes, relevées en majorité sur l’occipital (dans six cas sur sept, le dernier correspondant à des atteintes bilatérales des pariétaux), sont deux fois plus fréquentes chez les individus immatures (4/14 soit 29 %) que chez les adultes (3/21 soit 14 %). Cette différence en fonction de l’âge, si elle demeure non significative d’un point de vue statistique (Fisher ; p=0,401), apparaît concordante avec la tendance observée dans d’autres séries de pestiférés, où les fréquences de RE sont plus élevées chez les jeunes individus (tableau 5). En revanche, leur fréquence absolue au sein de l’échantillon apparaît relativement forte en comparaison de celles relevées dans la plupart des séries du corpus de comparaison. D’un point de vue morphologique, les lésions rencontrées correspondent pour leur grande majorité à des formations capillaires (type 3), avec pour seules exceptions un cas de fine porosité (type 1) et un cas de lésions "en poil de bosse" (type 4), relevés respectivement chez un jeune adulte et un grand adolescent.

34Enfin, des AP du tibia ont été identifiées chez plus de la moitié des individus du site du "Clos des Cordeliers" pour lesquels ce type de lésions a pu être recherché (19/35 soit 54 %). Elles sont plus fréquentes chez les adultes (16/24 soit 67 %) que chez les individus immatures (3/11 soit 27 %). Si cette différence n’atteint pas un seuil significatif (Fisher ; p=0,155), la prévalence élevée des AP chez les individus adultes est notable en comparaison de celles, plus modérées, relevées dans d’autres séries en lien avec la peste (tableau 5). Il est en outre intéressant de constater qu’une part conséquente des lésions étaient en cours de remodelage (atteintes mixtes) au moment du décès des individus (tableau 6). Les AP totalement remodelées (composées uniquement d’os lamellaire) sont ainsi totalement absentes chez les sujets immatures et minoritaires chez les adultes. Cette dernière caractéristique tranche avec les données récoltées pour les séries en lien avec la deuxième pandémie, au sein desquelles les adultes présentent majoritairement des AP cicatrisées. Elle suggère qu’une proportion importante des adultes du "Clos des Cordeliers" a été affectée de maladies responsables d’inflammation du périoste dans un temps relativement proche de leur décès par peste.

Discussion

Recrutement par âge et par sexe

35Si de nombreuses études sur la deuxième pandémie ont conclu à la non sélectivité épidémiologique de la peste suivant l’âge ou le sexe (p. ex. Hollingsworth et Hollingsworth, 1971 ; Gowland et Chamberlain, 2005 ; Castex, 2008 ; Kacki, 2017), les données permettant de transposer ce constat au cas de la première pandémie sont à ce jour quasi-inexistantes. À ce titre, l’étude du site du "Clos des Cordeliers" constitue un jalon important, en fournissant des données inédites (livrées en intégralité dans l’Annexe 2 du Matériel supplémentaire) qui permettent une première discussion de l’influence éventuelle de ces paramètres biologiques sur le risque de décès lors d’une épidémie de peste de l’Antiquité tardive.

36Concernant le sexe des victimes, nous nous sommes questionnés sur le faible taux de masculinité (38 %) caractérisant l’échantillon du "Clos des Cordeliers". Ce déséquilibre en faveur d’un plus grand nombre de défuntes, par ailleurs relevé dans d’autres études concernant des épidémies de peste plus récentes (p. ex. Signoli et al., 2002 ; Curtis et Roosen, 2017), pourrait avoir plusieurs causes potentielles. La première relève d’un aléa d’échantillonnage, imputable tant à la taille restreinte du corpus qu’au caractère non exhaustif de la fouille archéologique (Guignier, 1997). Par ailleurs, toute étude de recrutement peut être affectée par des biais de conservation. Dans le cas présent, bien que la collection jouisse d’un état de conservation satisfaisant, l’estimation du sexe s’est avérée impossible pour un tiers des adultes, introduisant un degré d’incertitude quant à l’exactitude de l’estimation du sex-ratio.

37Outre ces biais d’échantillonnage et de conservation, des facteurs sociaux (p. ex. conflits, périodes de disettes) peuvent contribuer au déséquilibre du sex-ratio observé dans certains échantillons en lien avec la peste (Curtis et Roosen, 2017). Dans le cas qui nous intéresse, si le territoire sénonais n’est que rarement cité dans les textes historiques, le centre de la Gaule connaît au cours du VIe siècle de nombreux épisodes de conflits et de famines, renseignés notamment par les écrits de Grégoire de Tours. Il est ainsi vraisemblable que ces évènements aient impacté la région de Sens et qu’ils aient pu causer un déficit d’individus masculins dans la population vivante. En effet, les femmes étant plus résilientes face à la privation de nourriture, car possédant une masse graisseuse plus importante et bénéficiant d’une meilleure réponse immunitaire grâce à des niveaux d’œstrogène plus élevés (Collins, 1995 ; Klein, 2000 ; Bouman et al., 2005 ; Speakman, 2013), elles pourraient avoir eu de meilleures chances de survie lors d’épisodes de disettes (MacIntyre, 2002 ; de Lépineau et al., 2021). Elles pourraient ainsi, dans le cas présent, s’être retrouvées de facto surreprésentées dans la population à la suite de tels évènements, et donc avant l’arrivée de la peste.

38Au vu de ces différents éléments, il convient donc de rester prudent quant à l’interprétation du faible taux de masculinité au sein du corpus d’étude, qui ne saurait, en l’absence de données prouvant sa récurrence sur d’autres sites en lien avec la première pandémie, être considéré comme la preuve patente d’une sélectivité de la peste vis-à-vis des sujets féminins.

39En ce qui concerne la composition par âge, l’étude anthropologique de la collection a permis de mettre en évidence diverses anomalies démographiques, à savoir un déficit des très jeunes individus, ainsi que des quotients de mortalité élevés pour les classes [5-9] et [10-14], lesquels dépassent les valeurs attendues dans le cadre d’une mortalité naturelle. Ces mêmes anomalies ont déjà été mises en évidence lors de précédentes études portant sur des sites en lien avec la deuxième pandémie, sans toutefois que les courbes soient strictement identiques (Castex, 2005 ; 2008 ; Castex et Kacki, 2016 ; Kacki, 2017). Si l’approche comparative embrassée dans ce travail n’est pas exempte d’écueils – disparité des méthodes employées pour estimer l’âge au décès selon les études, important écart chronologique entre les séries comparées, non stationnarité des populations (structure par âge pouvant varier et taux d’accroissement non nul) susceptible d’impacter leur structure démographique au moment de la survenue de l’épidémie –, la récurrence de ces mêmes particularités au sein de nombreux sites d’inhumation de pestiférés n’en demeure pas moins notable. Aussi, sans que l’on puisse totalement exclure l’influence d’un biais d’échantillonnage lié au caractère non exhaustif de la fouille (p. ex. absence des individus de moins d’un an imputable à leur inhumation dans un secteur non exploré de l’aire funéraire), il apparait vraisemblable que les anomalies relevées dans la série du "Clos des Cordeliers" soient le reflet de paramètres de mortalité propres à la peste. Concernant la deuxième pandémie, plusieurs études ont démontré que ces écarts avec les quotients de mortalité attendus en contexte non épidémique s’expliquent du fait que la peste aurait, à la différence des causes plus communes de décès, entraîné une mortalité uniforme dans toutes les tranches d’âge (p. ex. Signoli et al., 2002 ; Castex et Kacki, 2016 ; Kacki 2017). Ainsi, plus qu’une atteinte préférentielle des sujets des classes d’âge [5-9] et [10-14], les taux de mortalité élevés chez les individus immatures du "Clos des Cordeliers" appartenant à ces tranches d’âge pourraient refléter une relative uniformité de la ponction démographique, marquée par une mortalité élevée indépendamment de l’âge.

40Le quotient de mortalité de la classe d’âge [15-19] ans dans le corpus d’étude diffère pour sa part de ceux des sites du corpus de comparaison. Il reste compris dans les valeurs attendues dans un contexte de mortalité naturelle, tandis que les assemblages liés à la deuxième pandémie se caractérisent très majoritairement par une mortalité plus élevée dans cette classe d’âge qu’hors contexte épidémique. La ponction démographique causée par l’épidémie dont relève le site du "Clos des Cordeliers" pourrait donc, pour cette classe d’âge, avoir été moindre que lors d’épidémies de peste ultérieures. Les biais soulevés précédemment (fouille non exhaustive, biais de conservation) doivent toutefois inviter à la prudence quant à une telle hypothèse. Par ailleurs, il est important de souligner que les individus de plus de 15 ans, socialement et légalement adultes dans la société gauloise tardo-antique, et donc soumis aux mêmes droits et aux mêmes risques que les individus biologiquement adultes (Perez, 2020), pourraient avoir eu un mode de vie marqué par une plus grande mobilité que les plus jeunes enfants (p. ex. mobilisation lors de conflits, fuite du lieu de vie à l’approche de la peste). Ces flux migratoires pourraient dès lors avoir causé un déficit d’individus âgés entre 15 et 19 ans au sein de la population vivante, entraînant mécaniquement un déficit pour cette classe d’âge dans la population décédée. Les mêmes facteurs pourraient être invoqués comme cause potentielle du quotient de mortalité modéré chez les jeunes adultes.

41Les résultats de la présente étude, en révélant diverses analogies entre la composition par âge de la série du "Clos des Cordeliers" et celles de divers assemblages en lien avec des épidémies de peste ultérieures, suggèrent in fine une persistance du schéma épidémiologique entre les deux pandémies, si ce n’est peut-être en ce qui concerne la mortalité des grands adolescents et des jeunes adultes.

État sanitaire pré-épidémique

42La caractérisation de l’état sanitaire des populations passées constitue aujourd’hui un enjeu majeur des études paléobiologiques (Reitsema et McIlvaine, 2014 ; McFadden et Oxenham, 2020). À ce titre, les marqueurs de stress non spécifiques sont considérés, à l’échelle populationnelle, comme des indicateurs renseignant un état sanitaire dégradé (DeWitte et Wood, 2008 ; DeWitte, 2014 ; Zedda et al., 2021). Témoins de réponses physiologiques à différents types de stress (p. ex. maladies infectieuses, carences nutritionnelles), ils fournissent des informations sur les conditions de vie des individus et permettent d’évaluer l’impact de facteurs environnementaux sur la santé des populations. Nos investigations sur le groupe d’individus exhumés du site du "Clos des Cordeliers" et la confrontation de nos données avec celles issues de sites liés à la deuxième pandémie de peste a révélé certaines similitudes, mais également quelques différences, en termes de prévalences et de patterns lésionnels pour plusieurs de ces indicateurs.

43La prévalence des HLE dans l’échantillon du "Clos des Cordeliers" est ainsi comprise dans la gamme de celles rapportées pour d’autres séries en lien avec la peste, se trouvant dans les valeurs moyennes de cet intervalle. Ces lésions de l’organe dentaire y sont plus fréquentes chez les sujets adultes que chez les immatures, ceci alors même que l’usure importante des dents chez de nombreux individus adultes a probablement conduit à sous-évaluer leur prévalence chez les plus de 20 ans. Cette même relation à l’âge a été relevée dans d’autres séries en lien avec la peste, sans toutefois être systématique. Plus généralement, il apparaît qu’au sein de ces assemblages particuliers la prévalence des HLE chez les sujets immatures est, si ce n’est inférieure, relativement proche de celle relevée chez les adultes. Cette caractéristique tranche avec la relation à l’âge observée dans de nombreuses séries relevant de contextes non épidémiques de diverses périodes, où les HLE sont souvent plus fréquentes chez les individus immatures (p. ex. Rudney, 1983 ; Šlaus, 2000 ; Kacki, 2016).

44La prévalence et la répartition des CO dans l’échantillon du "Clos des Cordeliers" présentent également des similitudes avec ce qui est observé pour d’autres séries en lien avec la peste. Comme dans ces dernières, ces lésions prédominent dans le groupe des sujets immatures. Ce constat, généralisable à la plupart des collections ostéoarchéologiques indépendamment du contexte de mortalité, pourrait s’expliquer par le fait que les CO se forment dès la petite enfance, puis tendent à connaître un remodelage, jusqu’à parfois être totalement oblitérées à l’âge adulte (Stuart-Macadam, 1985). Ceci étant, il est à souligner leur prévalence élevée chez les jeunes individus du "Clos des Cordeliers", laquelle dépasse la plupart de celles rapportées pour des assemblages en lien avec la deuxième pandémie. Cette caractéristique, conjointement à la prévalence relativement forte des HLE dans l’échantillon, tend à indiquer que la population dont proviennent les défunts a été fréquemment confrontée à des épisodes de stress nutritionnels (p. ex. déprivation alimentaire, malnutrition, carences vitaminiques) dans les années qui ont précédé l’arrivée de la peste. Cette interprétation est par ailleurs confortée par les moindres prévalences de ces lésions rapportées par Quade et Gowland (2021) pour diverses séries tardo-antiques de Gaule du Nord (HLE : 13,6 % ; CO : 12,0 %) et de Gaule du Sud (HLE : 8,4 % ; CO : 9,7 %).

45D’autres indices suggèrent par ailleurs une forte exposition de cette population aux agents pathogènes. C’est le cas, en premier lieu, des remodelages endocrâniens, dont la prévalence au sein de la collection étudiée excède largement celles enregistrées pour les séries en lien avec la deuxième pandémie de peste. D’une manière plus générale, l’atteinte de plus d’un quart des sujets immatures apparaît particulièrement élevée pour un assemblage squelettique (p. ex. Cook et Buikstra, 1979 ; Schultz, 1989 ; 2001), témoignant d’une forte exposition des enfants aux affections causales de ces lésions, au premier rang desquelles les infections bactériennes spécifiques (p. ex. tuberculose) et non spécifiques, ainsi que les carences vitaminiques. De la même manière, on doit souligner la forte fréquence des AP dans la collection, ceci notamment chez les adultes, touchés pour les deux tiers d’entre eux. Leur augmentation de fréquence en fonction de l’âge, par ailleurs relevée pour la plupart des séries en lien avec la deuxième pandémie de peste, pourrait refléter un effet cumulatif lié à une durée d’exposition plus longue aux risques infectieux des individus ayant vécu le plus longtemps. La proportion élevée d’individus présentant des atteintes tout ou partie constituées d’os nouveau (donc évocatrices d’un processus inflammatoire actif peu de temps avant le décès) laisse supposer que de nombreuses victimes de la peste souffraient, ou avaient souffert dans les mois précédant leur décès, d’infections suffisamment intenses et durables pour avoir entraîné une réponse squelettique.

46Les fréquences et les caractéristiques de ces différentes lésions suggèrent in fine que les membres de la population inhumée au "Clos des Cordeliers" ont été soumis à des stress environnementaux relativement nombreux et sévères avant l’arrivée de la peste qui les a emportés. Toutefois, l’impact réel de ces stress sur la vulnérabilité des individus et leur susceptibilité à mourir de l’infection pesteuse demeure difficile à appréhender. Ceci tient, en grande partie, au paradoxe ostéologique (Wood et al., 1992), qui rend complexe l’établissement d’un lien direct entre lésions squelettiques et état sanitaire dégradé (DeWitte, 2015). En effet, la présence même de tels marqueurs indique que les individus ont survécu aux stress qui en furent responsables, tandis que leur absence peut indifféremment témoigner du fait qu’ils n’y ont pas été exposés ou, au contraire, qu’ils l’ont été mais n’ont pu y faire face et sont rapidement morts. Dans le cas spécifique de l’ensemble du "Clos des Cordeliers", le contexte de décès très particulier (décès exclusivement ou très majoritairement liés à une même pathologie infectieuse et intervenus sur un très court laps de temps) permet cependant pour partie de pallier ce problème interprétatif, les individus n’ayant pas survécu aux stress intervenus antérieurement à l’épidémie étant, de facto, inhumés ailleurs que dans cet ensemble funéraire. La forte fréquence de certaines lésions inflammatoires, dont certaines témoignent d’infections en phase d’état ou de convalescence (respectivement, atteintes actives et mixtes), apparaît notamment informative, en cela qu’elle rend compte du caractère précaire de l’état de santé d’une part conséquente des individus dans les semaines ou les mois qui ont précédé leur décès par peste. Ce constat conduit à envisager que l’état de santé pré-épidémique pourrait avoir constitué un terrain favorable à la diffusion de la maladie ou à sa létalité, hypothèse qui ne pourra toutefois être entérinée qu’à travers la confrontation avec les résultats d’études d’ensembles funéraires régionaux constitués hors contexte épidémique.

Conclusions

47Le réexamen du corpus ostéologique du site du "Clos des Cordeliers" a permis d’obtenir de nouvelles informations sur sa composition par âge et par sexe, ainsi que sur l’état de santé des individus préalablement à leur décès par peste. Seules données anthropobiologiques disponibles à ce jour sur une aussi large série en lien avec la première pandémie, elles pourront désormais servir d’étalon de comparaison et d’interprétation auquel confronter des échantillons ostéoarchéologiques de l’Antiquité tardive pour lesquels un contexte d’épidémie de peste est suspecté. Ces résultats originaux sont en outre de première importance pour tenter, à terme, d’appréhender l’épidémiologie de la maladie en Centre Gaule durant l’Antiquité tardive. Il est intéressant de noter que le profil de mortalité et, dans une moindre mesure, la prévalence et la distribution par âge des indicateurs de stress présentent des similitudes fortes avec ce qui a pu être observé pour des assemblages en lien avec la deuxième pandémie de peste. Ce constat, qui laisse envisager une certaine continuité dans l’épidémiologie de la maladie entre les deux pandémies, est cependant en partie contrebalancé par l’identification de quelques dissemblances. Ainsi, les données démographiques révèlent un faible taux de masculinité et des quotients de mortalité moindre pour les adolescents de 15-19 ans et les jeunes adultes, sans qu’il soit pour l’heure possible d’attribuer ces spécificités à une différence dans la ponction démographique engendrée par la maladie ou à des facteurs sociaux (p. ex. migration préférentielle de certaines franges de la population). Par ailleurs, la prévalence élevée de certains marqueurs de stress suggère une exposition préalable de nombre des victimes de la maladie à des stress nutritionnels et à des maladies infectieuses, laissant envisager la possibilité d’une influence de ces facteurs sanitaires sur la susceptibilité à la peste. Ces résultats invitent, in fine, à envisager l’éventualité que les paramètres de mortalité auraient pu légèrement différer entre la pandémie de peste tardo-antique et celle qui lui a succédé. Cette hypothèse devra être explorée plus en détail par de futures études, au travers de l’analyse d’autres sites funéraires en lien avec la peste justinienne et ses résurgences, ainsi que leurs confrontations à des assemblages squelettiques de la même période mais non liés à la peste.

Matériel supplémentaire

48Annexe 1 – Liste des variables métriques enregistrées et leurs valeurs pour chaque individu adulte

49Annexe 2 – Détail des cotations des indicateurs de l’état de santé pour chaque squelette

Remerciements : L’étude de l’échantillon du "Clos des Cordeliers" a été menée dans le cadre d’un travail universitaire (MH) financé par le projet ANR PSCHEET – "Pestes et sociétés humaines : émergence, évolution et transformations bio-culturelles" (ANR-19-CE27-0012 ; coord. D. Castex). Nous adressons nos remerciements à Germaine Depierre (Ministère de la Culture, UMR ARTEHIS, Université de Dijon) pour avoir mis cette série ostéoarchéologique à notre disposition.