1Les assemblages archéologiques qui intègrent des restes humains mais qui ne relèvent pas de façon indiscutable de la catégorie des sépultures, ni de la sphère des pratiques funéraires, sont désormais reconnus en tant que tels et soulèvent de très nombreuses questions, notamment parmi les archéologues européens (par exemple : Murphy, 2008 ; Reynolds, 2009 ; Belcastro et Ortalli, 2010 ; Weiss Krejci, 2013 ; Betsinger et al., 2020 ; Pergola et al., 2023). Ces travaux abordent toutefois le plus souvent la question de leur qualification sous l’angle d’un écart à la "norme" et/ou en focalisant sur des périodes chronologiques précises.
2En France, les assemblages qui s’élaborent en dehors de la sphère funéraire n’ont jusqu’à présent été traités que de façon marginale, au gré de leur découverte, alors même que le terme "archéothanatologie" a été créé, entre autres, pour intégrer les configurations qui ne sont pas funéraires (Boulestin et Duday, 2005). Ces assemblages sont, en effet, souvent isolés, anecdotiques et difficiles à relier entre eux. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il y a eu peu de tentatives de référencer systématiquement et d’ordonner dans leur ensemble les pratiques qui y sont liées (Boulestin, 2012 ; Schmitt, 2022), et que ces phénomènes n’ont pour l’instant pas donné naissance à une réflexion terminologique approfondie.
3La diversité des termes employés pour qualifier ces assemblages et les pratiques qui leur ont donné naissance (déviantes, atypiques, anormales, inusuelles, énigmatiques et même non-sépultures) témoigne d’ailleurs de la difficulté à les identifier et à les comprendre. Une clarification notionnelle de ce qui s’opposerait au terme "funéraire" fait, à ce titre aussi, encore cruellement défaut. Car quoiqu’il soit fréquent dans la littérature archéologique – et même au-delà – d’utiliser à cette fin l’adjectif "mortuaire", celui-ci n’est en réalité pas le contraire de funéraire, puisqu’il qualifie tous les types de dépôt de restes humains sans préjuger de leur dimension funéraire (Boulestin, 2012).
- 1 Largement employé dans les sciences sociales, le terme de "rites" est parfois considéré comme probl (...)
- 2 Les rites funéraires s’inscrivent dans la catégorie plus générique des rites de passage, catégorie (...)
4Ainsi, les expressions "sans funérailles" et "sans sépulture", nous ont – au fur et à mesure de la progression de nos travaux – apparu singulièrement manquer de clarté. En effet, proposer une définition des funérailles adaptée à toutes les approches disciplinaires s’est révélé particulièrement ardu, étant par ailleurs acquis que certains rites funéraires n’incluent pas nécessairement un recours à une sépulture (Veyrié, 2013). Notre propos porte donc ici sur l’absence de rites1 funéraires entendus comme l’ensemble des pratiques codifiées destinées à accompagner le passage d’un individu du monde des vivants dans le monde des morts2.
5L’absence de rites funéraires n’a pour l’instant pas fait l’objet d’une étude systématique ou comparative d’envergure, en archéologie comme dans d’autres champs disciplinaires tels que l’Histoire ou l’Anthropologie sociale qui se sont plus volontiers intéressées aux rituels funéraires qu’à leur absence. Pourtant, au regard des questions essentielles que cette absence permet de poser d’une part sur le fait funéraire lui-même, et d’autre part sur l’organisation des sociétés notamment autour des problématiques d’inclusion ou d’exclusion de certains individus et des critères d’appartenance à la communauté, le domaine encore largement inexploré des traitements de cadavres de nature non funéraire mérite de bénéficier d’une attention particulière.
6Un ouvrage récent, publié à l’issue de plusieurs journées d’études auxquelles avaient participé plusieurs des membres du présent article, a contribué à amorcer et à nourrir une vaste réflexion interdisciplinaire sur les raisons qui conduisent à l’absence de rites funéraires, mais aussi sur les moyens théoriques et conceptuels disponibles pour aborder cette problématique en archéologie (Schmitt et Anstett, 2023). Il a montré entre autres choses que dans différents types de sociétés, si certains individus bénéficient de rites funéraires, ce n’est pas le cas de tous. Ce constat laisse penser que dans le passé il a pu en être de même. Il est apparu également que, pour être opérant, notre vocabulaire devait être clairement défini, et distinguer le descriptif de l’interprétatif tout en restant intelligible d’une discipline à l’autre. Mais, surtout, si un traitement funéraire manifestement positif (produisant une indéniable sépulture) ou, au contraire, infamant, restait assez aisément identifiable en tant que tel par l’archéologue, il existait cependant entre ces deux situations polarisantes une large zone grise au sein de laquelle l’interprétation restait plus ambigüe : une zone souvent négligée et qui méritait que l’on s’y attarde.
- 3 LabEx Archimede (ANR-11 LABX-0032-01) ; https://archeomort.hypotheses.org/a-propos
7Ces premiers travaux nous ont ainsi amenés à nous interroger plus spécifiquement sur l’analyse des assemblages archéologiques pouvant témoigner d’une absence de traitement funéraire. Le programme de recherche3 qui a débouché sur la rédaction du présent article a ainsi régulièrement réuni, pendant deux ans, une équipe composée d’archéo-anthropologues, d’anthropologues sociaux et d’historiens. Si chaque discipline conserve ses propres focales et ses points faibles (Schmitt et Anstett, 2023), associer leurs contributions permet d’établir une représentation plus complète de l’absence de rites funéraires et d’en offrir une meilleure intelligibilité.
8En effet, les historiens se sont intéressés depuis plusieurs décennies à des situations où certains défunts pouvaient être intentionnellement privés de rites funéraires (Bodiou et al., 2011 ; Vivas, 2012 ; 2014 ; Carol, 2017 ; Gherchanoc et Wyler, 2020 ; Carol et al., 2023). Et certains anthropologues sociaux ont notamment abordé les logiques d’objectivation de l’ennemi, et les pratiques de trophéisation des dépouilles auxquelles ces logiques pouvaient donner naissance (Harrison, 2012) ou encore l’entretien des cycles de violence par la cannibalisation du guerrier ennemi (Taylor, 1993). Les contextes de crimes de masse documentent également les pratiques visant à confisquer et à dissimuler les cadavres des victimes de violence (Anstett et Dreyfus, 2014 ; Robben, 2014). Les recherches conduites par les archéologues ont permis, quant à elles, de documenter la matérialité du traitement des dépouilles, donnée rarement abordée par les autres disciplines.
9Au cours de notre démarche, nous nous sommes efforcés de bannir les analogies faciles et les ressemblances superficielles. Au contraire, nous avons souhaité nous appuyer sur un maximum d’exemples historiques ou ethnographiques, de manière à ouvrir et baliser le champ des possibles (Testart, 2006 ; Georget et al., 2020). C’est pourquoi nous n’avons posé aucune borne géographique ou culturelle à notre enquête.
10L’étude de l’absence de rites funéraires se heurte, cependant, à trois obstacles qu’il nous a semblé utile de présenter et d’affronter pleinement en préambule de ce travail.
11Le premier obstacle est ce que l’on pourrait appeler "l’illusion normative", dans la mesure où l’on a tendance à penser les situations d’absence de rites funéraires de manière binaire autour d’une loi idéelle qui définirait, de manière stricte, qui a droit et qui n’a pas le droit à la sépulture, mais aussi une "norme funéraire" au regard de laquelle il serait possible identifier des inhumations "anormales", "déviantes" ou "atypiques". Or, comme l’a bien montré B. Boulestin (2016), l’idée d’une "norme funéraire" unique n’a pas toujours de sens tant les pratiques peuvent varier en fonction de l’âge, du sexe, du statut ou de la position sociale du défunt au sein d’une même communauté.
12Toutefois, reconnaître la diversité intrinsèque des pratiques funéraires ne doit pas nous conduire à ce qu’on pourrait appeler la "tentation sceptique" qui consisterait à conclure que nous sommes impuissants à comprendre les sociétés et à identifier des dépôts non funéraires, noyés dans l’infinie diversité des pratiques, ce qui représenterait un deuxième obstacle au déploiement de nos analyses. En réalité, les pratiques funéraires sont toujours des pratiques collectives, informées par une multiplicité de représentations, de prescriptions et de valeurs intériorisées par les acteurs sociaux, qui structurent ces pratiques selon des logiques (Lévi-Strauss, 1952) et rendent possible, pour un groupe donné l’identification d’"airs de familles" (Wittgenstein, 1953) qui les rapprochent par-delà leur diversité. S’il n’est donc pas toujours possible d’identifier des dépôts non funéraires par leur opposition à une pratique funéraire unifiée, il est possible d’identifier des dépôts où ne sont observables aucune des caractéristiques récurrentes qui traversent la diversité des pratiques funéraires d’une même société.
13Le troisième obstacle, enfin, est celui de la relativité archéologique : de fait, tous les archéologues savent que des vestiges extrêmement différents peuvent en réalité être le résultat de motivations identiques et, à l’inverse, que des assemblages d’apparence semblables peuvent être le fruit d’intentionnalités tout à fait opposées. Or, contrairement aux deux premiers biais épistémologiques évoqués, ce dernier obstacle ne peut être surmonté. Les archéologues sont et seront contraints de "faire avec" lorsqu’ils entreprennent l’étude de l’absence de rites funéraires et de ses possibles manifestations archéologiques.
14Dès lors, le chercheur consciencieux pourrait se laisser gagner par un certain découragement. Mais il nous semble pourtant que l’effort n’est pas vain ; et c’est en tenant compte de ces difficultés que nous avons choisi de présenter ici les résultats de nos recherches pour inviter les archéologues à interroger les configurations qui n’entrent pas dans les modèles funéraires, configurations largement sous-estimées en archéologie.
- 4 Par opposition à un traitement funéraire qui intervient dans le cadre de rites funéraires. Des rite (...)
- 5 Le défunt a bénéficié en première instance de rites funéraires. C’est par la suite que tout ou part (...)
15Et s’il n’est évidemment pas toujours possible de quantifier le nombre d’individus concernés à l’échelle d’une population ou d’une communauté, cerner les causes de ce phénomène ainsi que les différents modes de traitement non funéraires du cadavre4 (les traitements post-funéraires5 disqualifiants ne rentrant pas dans cette catégorie) nous a permis de proposer un outil heuristique pour nommer, identifier et interpréter l’absence de rites funéraires en archéologie.
16Nous n’aborderons pas ici le cas des rites et traitements funéraires empêchés, correspondant aux situations où il n’est pas possible de récupérer les corps des défunts (des soldats décédés sur un champ de bataille, des morts en mer, au loin ou par accident, etc.) et où ceux-ci sont laissés intacts. Ces configurations de nature accidentelle et non intentionnelle, n’apportent en effet aucune information directe sur la structure sociale et les systèmes funéraires du passé. Notre propos se focalise sur l’absence de rites funéraires pour autant que celle-ci relève d’une intentionnalité.
- 6 Outre les exemples présentés dans l’article, nous nous sommes basés également sur les références li (...)
17Dans cette première partie, nous avons accumulé et agrégé des cas transchronologiques6 et transculturels afin de définir les causes et les modalités de l’absence de rituel funéraire incluant le traitement des cadavres afin de ne pas détacher ces données de leur contexte.
18Notre objectif est double. D’une part, cette approche permet de saisir les tenants et les aboutissements du traitement non funéraire du cadavre ce qui s’avère incontournable avant même de chercher à l’identifier en contexte archéologique. D’autre part, mettre en évidence des récurrences ou des ressemblances afin d’ordonner l’ensemble des cas répertoriés offre aux archéologues un panorama du champ des possibles pour valider ou invalider leur hypothèse lors de l’interprétation des cas archéologiques témoignant d’absence de rite funéraire.
19Les catégories qui vont être présentées ci-après recouvrent des motifs qui valent à l’échelle transculturelle, sans qu’aucune ne puisse toutefois à ce stade de nos connaissances être considérées comme universelle.
- 7 Il s’agit de rites funéraires prescrits ou non, dont sont soustraits certains segments. Certaines s (...)
20On peut parler de privation de rites funéraires au sens plein lorsqu’un individu se voit refuser le rituel funéraire auquel, en principe, il aurait eu droit. La privation est donc un acte dont le but premier est d’interdire au mort la même forme d’ultime socialisation que celle à laquelle ont droit les autres défunts. Ce type de traitement peut être considéré comme un châtiment, une punition et/ou un stigmate qui peut frapper deux catégories d’individus : d’une part, ceux dont les conditions du décès conduisent au rejet social (cas de malemort) ; d’autre part, ceux qui, avant leur décès, étaient déjà rejetés de la société des vivants, en raison de leur mode de vie ou de leurs actions, et pour lesquels l’exclusion du rite funéraire n’est que le prolongement d’une exclusion sociale de leur vivant (cas de mauvais vivants). Ces deux catégories, qui sont incluses dans celle plus large des "mauvais morts", notion explicitée par B. Boulestin (2023), ne sont cependant pas exclusives et s’entremêlent fréquemment. Nous allons les présenter successivement, en évoquant pour chacune d’entre elles, les raisons les plus couramment repérables pour la privation de rites funéraires, ainsi que les traitements possibles des dépouilles. Notons, cependant ici, que selon les sociétés, une même cause peut conduire à des rites funéraires altérés7 ou à leur absence complète.
21La malemort est une mauvaise façon de mourir, qui amène parfois les sociétés à exclure le défunt du rite funéraire. Elle correspond souvent à des situations de décès mal ou non socialisés (par ex. : les noyés dont le corps est retrouvé), ou à des causes particulières à chaque société (parmi les cas les plus fréquents le suicide, le décès lors de l’accouchement, le combat, ou la maladie). Il n’y a, à ce jour, pas de synthèse sur ce sujet à un niveau transculturel en anthropologie sociale. Il est donc difficile d’en cerner les constantes et d’évaluer comment le traitement du défunt est à chaque fois affecté. De fait, les cas mentionnés dans la littérature ethnologique et historique (voir Boulestin, 2023) montrent que ces aménagements varient selon les sociétés et les époques, tout autant que les situations de manque de socialisation qu’elles signalent (qui dépendent des systèmes de valeur de référence). Ce qui est considérée comme une malemort pour un groupe social ne l’est pas forcément pour un autre, et le traitement des défunts concernés varie tout autant.
22Ainsi dans le monde grec antique, le suicide est considéré comme une situation de malemort, réprouvée par la cité. Eschine (Contre Ctésiphon, 244) rapporte qu’à Athènes, la main ayant donné la mort devait être enterrée isolément du reste du corps, en signe de la désapprobation civique, tandis que la législation platonicienne idéale stipule l’obligation d’inhumer les suicidés "dans les endroits déserts et sans nom sur les bordures des douze districts ; là on les enterrera sans gloire, sans stèles ni noms" (Platon, Les Lois, IX, 873d.). Et dans la Rome antique, il semble que ce soit d’abord et plus spécifiquement les suicidés par pendaison qui aient été privés de rites funéraires pour des raisons religieuses (Voisin, 1979 ; ILS 7846 ; Ulp. 6 ad ed. D. 3.2.11.3).
23Des études montrent également qu’au sein de certaines communautés bamilékés du Cameroun, avant l’introduction de pratiques extérieures, notamment chrétiennes, les dépouilles des individus décédés de malemort étaient considérées comme des souillures dont il fallait se débarrasser. Le cadavre était réifié et enfoui sans rites funéraires dans l’espace kwopo’oh (lieu où on se débarrasse de ce qui est hors d’usage), éloigné de la communauté des vivants (Wouassi Ladjinou, 2020).
24La seconde catégorie d’individus privés de rites funéraires concerne tous les individus qui, déjà au cours de leur existence, étaient considérés comme dangereux, mal intégrés ou trop singularisés, leur comportement s’écartant de la norme sociale valorisée par le groupe et leur identité étant considérée de fait comme déviante (Boulestin, 2023). Dans leur cas, la privation de rites funéraires est une sanction qui peut dans certains cas faire l’objet d’un traitement juridique (Vivas, 2012 ; Carayon, 2021). Ce refus prolonge dans la mort la mise à l’écart sociale qui préexistait. Si le traitement du cadavre varie d’une société à l’autre, son objectif est souvent de dissuader les vivants de reproduire ces comportements illicites. En outre, si ces mauvais vivants peuvent être mis à mort par une autorité temporelle ou religieuse, il arrive également qu’ils meurent "naturellement", en détention ou non.
25Pour la clarté de notre propos, il nous a ainsi paru utile de présenter les principales causes d’exclusions selon trois grandes catégories – religieuse, sociale et politique – quoique ces trois causes se recoupent et s’entrecroisent dans certains cas.
26La privation de rites funéraires peut frapper un individu en raison de son appartenance religieuse, ou au contraire de son refus d’intégrer la communauté religieuse dominante. À Rome et plus généralement dans l’empire romain, dans un contexte "païen", il n’existe a priori pas d’interdit de sépulture pour les chrétiens. Néanmoins un passage de Tertullien (Ad Scapulam, III, 1) évoque la remise en cause des sépultures chrétiennes par une partie de la population. Et à partir du moment où les chrétiens sont condamnés, ils sont traités comme tous les criminels. La pratique consistant à brûler le cadavre des condamnés déjà exécutés par crucifixion ou ad bestias, comme on le voit souvent dans les récits de martyrs chrétiens, est liée à la volonté d’empêcher le culte autour des restes : ainsi en 177, les cadavres des martyrs de Lyon ont été exposés pendant 6 jours, brûlés puis jetés dans le Rhône (Eus. HE 5.1 ; Bougard, 2013).
27À partir du moment où le pouvoir impérial romain devient chrétien, au IVe siècle, les hérétiques peuvent également être privés de rites funéraires ; néanmoins cette privation dépend du degré de criminalisation de l’hérésie et de son assimilation au crime de majesté (Zuccotti, 1992). Dans le monde chrétien au Moyen Âge, les hérétiques sont plus volontiers brûlés sur un bûcher pour empêcher leur résurrection. Toutefois, cette prescription ne concerne qu’une partie des condamnés, notamment en France pendant l’inquisition (moins de 7 % selon Dossat, 1971). Cette peine de mort visait surtout de façon ciblée les hérétiques obstinés, car les exécutions massives n’étaient pas compatibles avec un traitement du cadavre aussi coûteux en temps et en moyens.
- 8 Originellement, le mot grec koimêtêrio signifie "lieu où reposent les morts" ce qui lui confère une (...)
28Dans le monde catholique romain, les juifs et les protestants ont fréquemment été l’objet de régimes d’exclusion, variables selon les époques et les lieux. Cette mise à l’écart pouvait également toucher le traitement de ces individus dans la mort. D’après les sources historiques, en France à l’époque moderne, les dépouilles des défunts non catholiques étaient parfois enfouies dans une portion non consacrée du cimetière8, où étaient également ensevelis les réprouvés et suicidés (Bertrand, 2023). Il est possible que pour des périodes antérieures ou dans d’autres régions, les défunts protestants n’aient pas pu bénéficier de ce type de dépôts et étaient ainsi complètement privés de rites funéraires.
- 9 Platon, La République, IV, 439e ; Plutarque, Vie de Thémistocle, 22.
29Nous avons choisi de parler de "raison sociale" lorsque des individus sont considérés et traités comme des criminels et mis à l’écart en raison d’un comportement jugé comme déviant (en dehors des causes religieuses). Dans le monde grec antique, la privation de rites funéraires était ainsi souvent envisagée comme prolongement de la peine de mort pour des crimes jugés particulièrement odieux. À Athènes et à Sparte, plusieurs textes affirment ainsi que certains condamnés à mort étaient précipités dans des gouffres profonds où leurs corps, rendus inaccessibles, se retrouvaient, de fait, privés de rites funéraires9. Dans les lois qu’il édicte pour sa cité idéale, Platon (Les Lois, IX, 873b) affirme également que les meurtriers d’un proche parent devaient être mis à mort, puis jetés nus à un carrefour et lapidés par les magistrats de la ville, avant que leur cadavre ne soit abandonné sans sépulture en dehors des frontières du territoire.
- 10 L’empereur pouvait néanmoins accorder la sépulture, à la demande de la famille.
30À Rome, la privation de rites funéraires est exigée pour deux crimes : le parricide et le crime de lèse-majesté. L’auteur de parricide subit la peine du culleus (outre) : il est enfermé avec certains animaux dans une outre et l’ensemble est jeté à la mer. L’objectif était explicitement que le criminel ne puisse pas recevoir de rites funéraires10, comme en témoignent des sources juridiques et rhétoriques de la fin de la République et de l’époque impériale (Cic., Pro Roscio Amerino ; Quint., Declam., 299 ; Inst. Iust., 4.18.3).
31Au Moyen Âge en France, les criminels étaient en général privés de sépultures (Vivas, 2011). Les cadavres des condamnés à mort (mort pénale) pouvaient être laissés en exposition et/ou ensevelis aux fourches patibulaires, le lieu d’exécution qui se situait loin des cimetières et de la ville afin de marquer l’exclusion sociale par une mise à l’écart géographique et infamante. Les prisonniers décédés en détention pouvaient également être enfouis en ces lieux (Vivas, 2014 ; 2016).
32Le site d’Évora, au Portugal, a livré un cas comparable, daté des XVIe-XVIIe siècles. Les cadavres de prisonniers morts en détention avaient été sommairement enfouis sur ou dans les ordures dans la cour de la prison (Magalhaes et al., 2015).
33À l’époque moderne, en France, certains corps de condamnés étaient en outre vendus à des médecins et ne pouvaient ainsi pas toujours bénéficier de rites funéraires (Carol, 2015). Et en Guyane, entre la fin du XVIIIe et la moitié du XXe siècle, les dépouilles des bagnards de Cayenne étaient mises à l’écart de la population civile et ensevelies sans cérémonie ni cortège dans une simple fosse. Même lorsqu’ils étaient libérés après avoir purgé leur peine, à leur mort les anciens détenus n’avaient pas le droit d’être inhumés dans le cimetière catholique. Sur les Îles du Salut, ils étaient tout simplement jetés à la mer, comme le relate Albert Londres (Londres, 1923 ; Brunelot, 2008).
34Enfin, nous avons choisi d’isoler sous la dénomination de "raison politique" les individus décédés dans le cadre de guerres civiles. La privation de rites funéraires frappe ici celui que l’on pourrait appeler un "ennemi intra-communautaire" (par opposition aux ennemis extérieurs à la communauté ; cf. infra "Les étrangers"), les deux groupes belligérants appartenant à la même société et mobilisant même dans certains cas, des pratiques et idéologies funéraires semblables. Dans ce cas, la dépouille de l’ennemi est souvent confisquée ou détruite afin d’empêcher l’exécution des rites funéraires – ce qui est aussi observé pour les ennemis extra-communautaires (cf. infra "Les étrangers"). L’outrage au cadavre représente ainsi un moyen pour marquer cet empêchement. Durant l’Antiquité, la pratique de la tête coupée et de son exposition notamment pendant les guerres civiles de la fin de la République mais aussi de l’époque impériale empêche tout rite funéraire, à quelques exceptions près (Voisin, 1984 ; Laborde-Menjaud, 2021). Dans les contextes modernes et contemporains tels que ceux des dictatures latino-américaines des années 1970-1980, des narco-guerres ou des conflits armés opposant des États à des guérillas (Guatemala, Pérou), la privation de rites peut prendre plusieurs formes. En effet, la dépouille d’abord confisquée et dissimulée (le plus souvent enfouie) peut dans un second temps être déterrée et récupérée des années plus tard afin d’être détruite pour cacher la preuve du crime (Anstett, 2016).
35Dans tous les cas précédemment cités, l’absence de rituel funéraire est appliquée de manière active comme une sanction visant à punir des individus qui auraient pu, en principe ou en d’autres circonstances, bénéficier de rites funéraires, mais qui s’en retrouvent privés en raison de comportements, de choix et d’actions considérés comme répréhensibles par la communauté, ou qui sont considérés comme des ennemis "de l’intérieur". Mais l’absence de rites funéraires peut également concerner d’autres catégories de personnes envers lesquelles la communauté concernée ne conçoit pas, originellement, un devoir de sépulture. Il ne s’agit pas de "mauvais morts" mais d’individus qui sont perçus comme ne faisant pas pleinement partie de la société (Boulestin, 2023).
36Dans le groupe des étrangers dépourvus de rites funéraires figurent en premier lieu les ennemis extra-communautaires, dans le cadre de conflits. En effet, le traitement funéraire de l’adversaire relève de la responsabilité de son propre groupe d’origine et, dans la plupart des sociétés, il est fréquent d’observer un désintérêt pour les dépouilles des adversaires, abandonnées sur place. Mais la démarche peut être plus agressive (cf. supra "Raison politique") afin de marquer la propriété exercée sur le cadavre de l’ennemi : en le cachant, en le détruisant, en l’outrageant et/ou en l’exhibant au contraire sous forme de trophée. On ne peut néanmoins pas parler de "privation de sépulture" stricto sensu dans la mesure où la sépulture de ces individus ne relevait pas, originellement, de la responsabilité du groupe qui détient leurs cadavres. Tout au plus peut-on noter que le groupe qui confisque la dépouille empêche la communauté d’appartenance du défunt de récupérer son corps et le prive ce faisant indirectement des funérailles auxquelles il pourrait avoir droit.
- 11 Néanmoins, on assure les rites funéraires à un étranger qui dispose du statut d’hôte ou d’ami.
37Ainsi, dans la Rome antique, dans le cas d’ennemis étrangers, il n’existe pas de devoir de sépulture ; les restes des soldats ennemis ne sont pas reconnus selon le droit romain (ainsi s’en prendre à une sépulture d’un ennemi n’est pas une violation de sépulture, ce statut ne lui étant pas conféré – Paul 27 ad ed., D. 47.12.4)11. Dans son récit du siège de Munda, l’auteur du Bellum Hispaniense rapporte comment les auxiliaires gaulois de César ont utilisé les cadavres des ennemis comme matériau pour construire un rempart, les têtes servant à effrayer les assiégés, et Tite-Live (23.24) mentionne l’utilisation du crâne du général romain Postumius comme coupe rituelle dans le principal sanctuaire des Boïens.
38Au Moyen Âge, cette pratique de la décapitation et de l’exposition de la tête de l’ennemi perdure. Le dépeçage et l’outrage des corps pouvaient également survenir comme il est décrit dans le cadre du siège de Cordoue au XIe siècle (Clément, 2011).
39Et lors de la bataille de Little Big Horn, en 1876 aux États-Unis, les Cheyennes et les Sioux ont récupéré leurs propres morts en laissant les dépouilles des soldats de Custer sur le champ de bataille après les avoir dépouillées et mutilées (Brininstool, 1952).
40En dehors des contextes de conflits, les mentions du devenir du cadavre des étrangers sont rares et, à l’heure actuelle, il n’est pas possible de produire suffisamment de données sur ce point. Il est probable que les étrangers, étant exclus du groupe, ne bénéficient pas toujours de rites funéraires et le sort de leur dépouille varie sans doute en fonction des époques, des cultures mais aussi des initiatives individuelles au sein de la communauté où ils décèdent. En Guadeloupe, à la fin du XIXe siècle, les rites funéraires ainsi que l’accès au cimetière communal étaient interdits aux étrangers, s’ils n’étaient pas catholiques – la religion pouvant constituer ici un critère d’appartenance à une même communauté religieuse, au-delà des appartenances nationales (Romon et al., 2014).
- 12 Sans revenu et hors société.
- 13 Comme à Athènes au IVe siècle av. J.-C. Les demarchoi étaient chargés de veiller à l’inhumation des (...)
41La question se pose également pour les individus touchés par la marginalité sociale et économique12. Si leur prise en charge n’est pas assurée par la famille ou la communauté13, qu’advient-il de leurs dépouilles ? Dans de nombreux cas, le déficit documentaire limite nos investigations.
42Dans certaines sociétés, les très jeunes enfants ne sont pas considérés comme pleinement intégrés au groupe social et n’ont donc pas le statut de personne (Boulestin, 2023). Avant leur intégration effective au groupe (le plus souvent de façon ritualisée), il n’y a aucune raison pour que les individus bénéficient de rites funéraires. Ce phénomène est très répandu y compris dans les sociétés occidentales ou industrialisées (par exemple dans l’île de Ouessant ; Le Braz, 1901). Toutefois, les critères d’intégration dans le monde social varient énormément d’une société à l’autre (légitimité de la naissance, âge, sexe, rang de naissance, etc.), et ces logiques d’exclusion/intégration ont été largement discutées depuis la parution de l’ouvrage Death without weeping (Sheper-Hughes, 1993), puis l’apparition du concept de "Delayed Personhood" (Conklin et Morgan, 1996 ; Lancy, 2014 ; Voas, 2018 ; Cveček et Schwall, 2022).
43De nombreux traitements sont possibles pour les dépouilles de ces enfants en bas âge qui ne sont pas encore pleinement considérés comme des êtres sociaux. Par exemple, chez les Mandans, nation amérindienne des Plaines appartenant au groupe linguistique sioux, les dépouilles des enfants qui décédaient avant d’être nommés, étaient placées dans des arbres ou enfouies à l’écart des autres morts. Il n’y avait aucun rite, puisque ces défunts n’étaient pas regardés comme des membres de la communauté villageoise. La croyance affirmait que ces morts retournaient immédiatement dans la "Maison des bébés" pour renaître plus tard (Bowers, 1950:98). En Afrique de l’Ouest, chez les Ashanti, les enfants qui mourraient avant leur huitième jour étaient enfouis dans un pot placé dans les latrines. Ils étaient considérés comme des "enfants fantômes" qui n’avaient pas l’intention de rester dans ce monde (Rattray, 1969 [1927]:59-60). Chez les Kabyè au Togo, les fœtus avortés et les dépouilles des nouveau-nés porteurs de handicaps étaient mis à l’écart dans un sanctuaire boisé dans un trou nommé Azuntaa ("dans les saletés"). L’objectif était de procéder à leur expulsion définitive de l’espace social (Daugey, 2023). En Afrique de l’Ouest toujours, chez les LoDagaa, les enfants non encore sevrés (le plus souvent pas avant leur troisième année) et qui ne pouvaient ni marcher ni parler correctement étaient – à leur décès – enfouis sous un tas de terre au bord d’un carrefour ou sur le chemin qui mène à la maison de la mère, car ils n’étaient considérés que comme des êtres humains potentiels n’ayant pas encore acquis une personnalité sociale (Goody, 1962:149-150). Il est d’ailleurs notable que lorsque ces enfants étaient intentionnellement tués, ce qui n’était pas rare, cette mort n’était pas considérée comme homicide et n’était pas punissable. D’ailleurs, dans différentes sociétés du monde, si la mère meurt, l’enfant peut être tué et sa dépouille ensevelie avec la sienne (Milner, 2000).
44Un point important est qu’à la mort de ces enfants non sevrés, pour de nombreuses sociétés, si les parents pouvaient certes les pleurer et les enterrer dignement, ils ne devaient toutefois manifester aucun chagrin en public et ne portaient généralement pas le deuil ; l’enfouissement de ces enfants se faisait en outre sans cérémonie. Cette distinction entre les conduites "privées" ou domestiques, et les pratiques ayant une portée collective et sociale, dans le domaine du deuil ou les funérailles, est largement répandue. Conklin et Morgan (1996:679), par exemple, l’illustrent parfaitement pour les Wari d’Amazonie : les enfants Wari qui vivent assez longtemps pour être allaités (ce qui représente le critère de la naissance sociale dans cette communauté) reçoivent des funérailles s’ils décèdent prématurément ; ils sont pleurés publiquement et sont enterrés dans le cimetière de la communauté, alors que ce n’est pas le cas des enfants morts avant d’avoir pu être allaités : ils sont enfouis sans cérémonie sous la plateforme de la maison familiale, ce qui n’interdit en rien aux parents d’éprouver du chagrin.
45On pourrait multiplier les illustrations de ces attitudes vis-à-vis des très jeunes enfants, mais il faut avant tout retenir que d’un point de vue général : 1) comme pour la distinction entre mort biologique et mort sociale, il faut clairement distinguer le moment de la naissance biologique et celui de la naissance sociale qui dans de nombreuses sociétés n’interviennent pas au même moment ; 2) que le(s) critère(s) de la naissance sociale varient considérablement d’une société à une autre : ce peut être un âge donné, l’éruption des premières dents, l’allaitement, le sevrage, le fait de parler ou de marcher, le fait d’être nommé, etc. ; 3) ce que change la naissance sociale, ce sont les conduites collectives du groupe social dans son ensemble : l’enfant ayant alors une existence reconnue, il peut y avoir des funérailles, un deuil, et d’une manière générale un traitement similaire à celui des membres du groupe, toutes choses dont n’ont pas à bénéficier les "pré-personnes", pour reprendre le terme wari d’Amazonie. En revanche, les conduites domestiques ou individuelles et notamment le chagrin des parents, peuvent tout à fait concerner ces "pré-personnes", qui peuvent alors être effectivement enfouis dans un cadre "privé". Mais la portée sociale de ces conduites parentales reste marginale. Pour l’archéologue, il est alors particulièrement difficile de distinguer des inhumations qui relèvent du domaine familial, des sépultures pleinement inscrites dans le rite funéraire social prescrit et encadré par la communauté.
46Les contextes archéologiques fournissent cependant de nombreuses données sur le traitement des très jeunes enfants, témoignant de situations extrêmement variées. Un des cas les plus frappants pour l’Antiquité est sans doute celui du puits G5:3 de l’Agora d’Athènes, comblé au début du IIe siècle av. J.-C. : utilisé ensuite comme dépotoir jusqu’à l’époque byzantine, il a notamment livré les os mêlés de près de 460 fœtus et nouveau-nés, ainsi que de quelques individus plus âgés, et d’au moins 150 chiens – l’ensemble de ces individus ayant été déposés dans un intervalle de temps très court, approximativement entre 165 et 150 av. J.-C. Loin de renvoyer à un contexte de surmortalité dû à une famine ou une épidémie, ces chiffres correspondent à une mortalité normale pour l’époque. Si le cas reste extrêmement débattu, il semble témoigner d’une pratique d’élimination de type détritique des dépouilles de ces individus morts en très bas âge. De fait, la découverte d’individus périnatals en espace détritique est documentée de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge (Rodet-Belarbi et Séguy, 2016) et également par les sources judiciaires à l’époque moderne en France (Séguy et Rodet-Belarbi, 2023). L’association à des déchets dans des puits désaffectés, des fosses d’ensilage ou d’extraction d’argile laisse aussi peu de doutes quant à l’absence de traitement funéraire.
- 14 Le destin de ces individus mort-nés est en mutation.
47Et actuellement, en France, une partie des fœtus non viables et les enfants nés sans vie sont assimilés à des déchets et sont brûlés dans les incinérateurs hospitaliers (Dumoulin, 2018)14.
- 15 "a social non person".
- 16 "individus dépendants exclus d’une des dimensions sociales considé-rées comme fondamentales dans la (...)
- 17 Pour cet auteur, la définition retenue est celle de la Société des Nations de 1926 : "L’esclavage e (...)
48Il existe plusieurs définitions de l’esclavage (par ex. : Patterson, 198515 ; Testart, 200116 ; Lewis, 202217) ; aucune, pour l’instant, ne fait consensus, à tel point que certains auteurs considèrent qu’il est impossible d’en donner une définition générale (Ismard, 2021). Toutefois une majorité d’auteurs soulignent que le paramètre le plus important demeure l’absence de statut de personne : l’esclave reste considéré comme un bien qui peut être cédé ou vendu. Le point crucial ici est que le statut juridique de l’esclave varie considérablement d’une société esclavagiste à l’autre. Les contextes les mieux documentés quant au traitement mortuaire sont ceux des civilisations antiques méditerranéennes et des contextes coloniaux de l’époque moderne.
- 18 Il s’agit d’une forme d’association juridiquement reconnue, qui garantissait à ses membres la prise (...)
49L’esclavage, dans la Rome antique, correspond ainsi à un statut juridique, qui peut recouvrir des situations socio-économiques très variables. Les conditions de vie d’un esclave sur un grand domaine agricole et d’un esclave né dans la famille, avec une formation artisanale ou intellectuelle et un mode de vie urbain, sont aux deux opposés ; les esclaves pouvaient également appartenir à des personnages puissants, à commencer par l’empereur, et avaient alors une position qui n’était pas négligeable. Ainsi, le statut servile n’entraîne pas systématiquement une absence de rites funéraires (Amiri, 2021:333-365), et les tombes d’esclaves sont bien attestées notamment à Rome ou à Pompéi. Mais l’accès à des rites funéraires reste aléatoire, dépendant de la place de l’esclave au sein de la familia servile, des rapports avec le maître, de l’appartenance ou non à un collège funéraire18 : ce dernier pouvait en effet suppléer le maître défaillant. Un passage d’Ulpien, juriste romain du début du IIIe siècle apr. J.-C., indique qu’une personne s’étant occupée des funérailles et de la sépulture d’un esclave peut ensuite réclamer au maître le remboursement des frais engagés (Ulp. 25 ad ed. D. 11.7.31.1). Les esclaves privés de rites funéraires l’étaient sans doute parce qu’ils étaient en rupture de ban ou participaient à des activités criminelles et étaient traités comme tels (cf. supra "Raison sociale").
50Dans le contexte de l’esclavage colonial, lors du transport des esclaves, il arrivait régulièrement que les dépouilles des individus décédés de maladie soient jetées par-dessus bord, tandis qu’on assurait un minimum de ritualité funéraire aux cadavres des marins, et qu’on essayait de leur assurer un enterrement dès que la terre était en vue (Rediker, 2013).
51Le Code noir stipule en outre que tous les esclaves des colonies doivent être baptisés (Salin-Molins, 2006). Les propriétaires d’esclaves étaient tenus de les faire enterrer terre consacrée, dans les cimetières qui leur étaient destinés. En Guadeloupe et Martinique, si les cimetières dédiés aux esclaves se situent à l’écart des lieux de culte, à l’extérieur des agglomérations, les défunts bénéficient néanmoins de rites funéraires chrétiens. Toutefois, les esclaves morts sans avoir reçu le baptême étaient ensevelis la nuit, dans un champ à proximité du lieu du décès (Romon et al., 2019). En Guyane, à partir de 1750, un arrêt stipule que les esclaves baptisés ne peuvent pas être inhumés ailleurs que dans le cimetière de la paroisse. On observe alors la création d’un état civil des esclaves ainsi que l’édification d’un cimetière d’esclaves (avec indiens et mulâtres) associé à une église.
52Si certaines mentions écrites suggèrent qu’il n’y a pas de raisons d’accorder des rites funéraires aux esclaves, force est de constater pourtant la fréquence des esclaves bénéficiant de rites funéraires, qu’il s’agisse d’esclaves romains ou d’esclaves liés à la colonisation de l’Amérique. C’est aussi le cas d’esclaves dans d’autres partie du monde, dans des contextes culturels différents, notamment en Indonésie (Torajas et Koubi, 2008 ; Sumba et al., 2018).
53Quoiqu’il en soit, la mise en esclavage est une pratique extrêmement répandue dans le monde, encore actuellement, et invite à considérer que certains dépôts humains témoignant de l’absence de rites funéraires peuvent correspondre à cette catégorie. C’est une hypothèse envisagée dès le Néolithique (Testart et al., 2010) mais aussi à l’âge du Fer (Olivier, 2018) et au Moyen Âge (Galien et al., 2016 ; Abadie, 2019), époque à laquelle l’esclavage est bien documenté par les sources écrites (Rio, 2017) même si le devenir post-mortem des esclaves n’est jamais mentionné. En contexte archéologique, l’esclavage est toutefois difficile, sinon impossible à appréhender dans la mesure où le statut de libre ou non libre ne s’inscrit pas directement dans les restes osseux. Dès lors, en l’absence de source écrite spécifiant le statut de l’individu, une inhumation modeste, contenant un sujet portant sur les os les séquelles d’une vie difficile (marqueurs de stress, carences anémie, marqueurs d’activités physiques lourdes, etc.) peut aussi bien correspondre à un esclave qu’à un individu appartenant aux classes subalternes – mais libre, ou à d’autres catégories sociales.
- 19 Les seules découvertes archéologiques de corps de sacrifiés réellement sans équivoque renvoient à l (...)
54D’une manière générale, malgré d’innombrables travaux sur la question (par ex pour le seul sacrifice humain : Bonnechere et Gagné, 2013 ; Nagy et Prescendi, 2013), le concept même de sacrifice continue d’être débattu, et des désaccords apparaissent dès lors que les discussions vont au-delà de la définition factuelle d’une offrande à une entité supérieure qui s’accompagne de la destruction de la chose offerte (soit la mise à mort pour un humain ou un animal). Et encore, certains auteurs, comme Marcel Detienne (1979), ont-ils mis en cause la catégorie même de sacrifice. Une difficulté supplémentaire nait du fait que sous l’étiquette "sacrifice humain" ont été rangées à peu près toutes les formes de mise à mort. C’est en particulier vrai et toujours d’actualité pour la pratique des morts d’accompagnement, régulièrement qualifiée de "sacrifice" dans la littérature ethnohistorique et archéologique alors que les deux pratiques s’opposent (Testart, 2004). Du point de vue de l’ethnohistoire, cette imprécision oblige à une critique systématique des sources, conduisant très souvent à s’interroger sur la réalité historique du sacrifice humain pour le lieu et l’époque considérés. De fait, dans de nombreux cas l’attribution de pratiques de sacrifices humains semble davantage relever de représentations dépréciatives de leurs descripteurs, envers leur propre passé par opposition aux valeurs de leur société contemporaine (Borsje, 2007), ou ces pratiques sont imputées à d’autres sociétés jugées non civilisées. D’autres problèmes se posent du point de vue de l’archéologie. Une fois écartés les cas qui renvoient manifestement à la pratique de l’accompagnement, ne subsistent presque exclusivement que des situations où l’interprétation sacrificielle est hautement douteuse, ou à tout le moins insuffisamment étayée. L’exemple type de telles situations est celui des "bog bodies", encore très largement interprétés comme des sacrifiés (Walsh et al., 2024), alors que le phénomène, qui se produit sur plusieurs millénaires, renvoie plus volontiers à des causes multiples – crimes, exécutions pénales, "mauvais morts" ou autres situations où l’on s’est débarrassé du cadavre, accidents, etc. (Testart, 2006 ; Beek et al., 2023). Démontrer le sacrifice en archéologie ne va donc pas de soi19.
55Pour en revenir à notre problématique, le traitement des sacrifiés et le devenir matériel de leurs dépouilles pose également de gros problèmes. À ce titre, il est symptomatique que les descriptions des différentes formes de sacrifices humains de plusieurs dizaines d’individus conduites aux royaumes du Bénin, Dahomey et Asanté, comme lors des "fêtes des coutumes" du Bénin, établies par de nombreux témoins, ne fournissent aucun détail quant au devenir des corps des victimes (Law, 1985). Il existe heureusement quelques exceptions à cette tendance, comme le cas de la capacocha inca (Duviols, 1976 ; Bray et al., 2005), ou le sacrifice à la Morning Star des Indiens Pawnee Skidi, où le corps du sacrifié est abandonné (Linton, 1926 ; Murie, 1981). Même si les données sont rares, il semble que dans la majorité des cas, les victimes de sacrifice ne bénéficient pas de rites funéraires. Mais la question reste ouverte et mérite des recherches approfondies.
56Au cours de notre recherche, nous avons mis en évidence que, même lorsqu’il n’y a pas de prescription funéraire (obligation de traiter le cadavre de telle ou telle manière), la prise en charge du corps est le plus souvent laissée aux proches. Ceux-ci peuvent alors avoir l’opportunité de procéder à un traitement soigné du défunt en dehors du cadre prescrit, qui s’oppose au fait de se débarrasser simplement d’un corps. Ces gestes relèvent exclusivement de l’initiative des endeuillés proches du défunt qui choisissent d’agir sans une validation sociale et collective de l’expression du deuil. Il est probable que cette liberté, dans la pratique, s’inspire de rites funéraires connus – ce qui n’exclut pas une dose d’inventivité, d’expérimentation dont la résultante est une grande diversité des gestes. S’agit-il pour autant de rites funéraires tels que nous les entendons, c’est-à-dire, comme nous l’avons proposé, l’ensemble des pratiques codifiées destinées à accompagner le passage d’un individu du monde des vivants au monde des morts ? L’objectif n’est-il pas plutôt sanitaire ou moral visant à préserver la dignité de la personne ? En l’état actuel des connaissances, il reste difficile de répondre à cette question. Ces traitements mortuaires n’ont en effet pas été examinés sous cet angle.
57L’étude de V. Zagaria (2020) illustre particulièrement bien la complexité de la question. Depuis les années 1990 dans la ville côtière de Zarzis, en Tunisie, les migrants morts en mer dont l’identité est inconnue, et dont les dépouilles sont rejetées sur le rivage sont pris en charge par la municipalité. Ces dépouilles sont enfouies sans aucun rituel funéraire hors de la ville sur le site abandonné d’une ancienne décharge sur un terrain choisi comme solution de dernier recours, mais sans volonté de stigmatiser les défunts. Une partie de la communauté locale se sent responsable envers ces morts dont l’identité est inconnue et s’implique de manière privée pour leur accorder certains égards liés au respect de la dignité et de la vie humaine. Pour autant, ces ensevelissements ne font l’objet d’aucun traitement rituel funéraire. Un autre exemple, historique et archéologique éclairé par des sources archivistiques, est également éloquent : aux XVe et XVIIe siècles, sur le site de Valle de Gafaria, au Portugal, des esclaves africains ont été enfouis dans une décharge (Ferreira et al., 2020). Deux traitements peuvent dans ce cas être nettement distingués : si certains défunts ont été jetés (parfois ligotés), d’autres ont été installés avec soin dans une fosse. Ne s’agit-il pas ici d’un exemple de formes d’adaptations, de "bricolages" aboutissant à des traitements mortuaires n’ayant pas le statut de rites funéraires mais s’en inspirant pour leurs modalités ? En l’état de nos connaissances, cette question reste pour l’instant sans réponse.
58Les exemples fournis dans la partie précédente ainsi que d’autres publications (SI1) permettent d’identifier un certain nombre de modalités de traitement des corps des individus n’ayant pas reçu de rites funéraires.
59Il apparaît d’abord que le cadavre peut subir des transformations variées avant son traitement définitif, telles que le décharnement, la consommation, le démembrement, la crémation, la conservation etc. Cependant, aucune transformation n’est spécifique de l’absence de rites funéraires, et ces traitements ne sont pas liés à une catégorie de défunts en particulier. De plus, ces mêmes transformations peuvent aussi entrer en jeu lors de rites funéraires ce qui rend d’autant plus complexe leur interprétation.
60En outre, qu’il y ait eu ou non des transformations du cadavre, plusieurs modalités de traitement final des restes ont été observées : enfouissement, exposition, abandon, rejet dans un cours d’eau ou en mer. Là encore, ces modalités ne sont pas spécifiques de traitements non funéraires. Enfouir, exposer, abandonner sont en effet toutes des actions connues dans le cadre de rites funéraires. En revanche, il est possible de différencier deux situations dans les cas d’enfouissement car l’analyse taphonomique et stratigraphique permet de distinguer lorsque l’individu a été déposé avec soin d’une dépouille jetée sans ménagements. Cette dernière configuration est associée soit à des rites altérés (par exemple, dans le cas de crises de mortalité), soit à l’absence de rites funéraires, qu’il y ait un ou plusieurs individus dans la même structure. Concernant l’exposition, celle-ci peut être temporaire et les restes enfouis par la suite. Ce traitement en plusieurs séquences conduit alors à l’enfouissement de corps morcelés.
61Les lieux choisis pour abandonner ou évacuer un corps sont également divers. Topographiquement, ils sont le plus souvent éloignés des espaces funéraires et des habitations : ils marquent ainsi une mise à la marge du monde des vivants mais aussi une mise en marge du monde des morts qui ont bénéficié d’un traitement funéraire. Les lieux associés à une gestion de cadavres sans traitement funéraire sont nombreux et variés : mers, lacs, marais et cours d’eau, rivages et abords de ces mêmes lieux, bois, forêts, zones arborées, cavités naturelles (failles, avens, grottes) par exemple. Mais il peut s’agir aussi de zones liées à l’activité humaine : puits ou silos désaffectés, fossés, carrières, espaces peu salubres tels que les zones détritiques ou les ruines d’habitations et bords de voies des axes de circulation. Dans ces lieux, les corps peuvent être abandonnés à l’air libre, ou être placés dans un creusement et/ou enfouis, ce qui permet la conservation des restes humains.
62Si aucun de ces lieux n’est exclusivement réservé aux dépôts non funéraires, la probabilité d’un dépôt funéraire dans certains d’entre eux (marais, puits, silos) apparaît particulièrement basse. La question reste cependant plus volontiers ouverte pour les individus enfouis dans les ruines d’habitations.
63Il faut toutefois garder à l’esprit qu’il peut également y avoir un dépôt non funéraire du cadavre au sein même d’un ensemble funéraire. Ainsi, dans le contexte de la guerre civile espagnole (1936-1939), certains cimetières comme celui de Benegiles (Zamora, Espagne, Etxeberria et al., 2004 ; Giraldez Diaz, 2013) ont ainsi été utilisés pour dissimuler les fosses renfermant les dépouilles de victimes assassinées. La junte en Argentine a dissimulé les cadavres de ses opposants politiques assassinés en les enterrant "sous X" dans les cimetières (Olmo et Salado, 2008).
64À l’inverse, un lieu de traitement non funéraire peut devenir une sépulture dans un second temps à l’issue d’un processus visant à réintégrer des défunts mis à l’écart en première instance, sans que les dépouilles ne soient déplacées (Guillou, 2017). Ce cas de figure est généralement observé en contexte de crimes de masse, ou de crises de mortalité de grande ampleur, mais ces lieux qui changent de fonction ont peut-être existé dans le passé. L’exhumation, afin de donner des rites funéraires à un "mauvais mort" qui n’y avait pas eu droit en première instance est également un phénomène documenté (Jeunesse et Boulestin, 2023), au moins depuis l’Antiquité (Helmis, 2007). Tous ces éléments contribuent à rendre l’identification et l’interprétation archéologique des dépôts non funéraires particulièrement ardues.
65Comme nous l’avons rappelé dans l’introduction, l’absence de clarification notionnelle de ce qui s’oppose à funéraire a eu pour corollaire l’utilisation du terme mortuaire pour qualifier les pratiques non funéraires alors qu’il qualifie, au stade descriptif, tout type de dépôt de restes humains sans préjuger de sa dimension funéraire (Boulestin, 2012). Nous proposons donc ici simplement d’opposer désormais les notions de traitement funéraire et traitement non funéraire du cadavre, en gardant à l’esprit qu’il s’agit, dans les deux cas, de traitements mortuaires. Par ailleurs, comme nous l’avons mentionné, il est crucial en archéothanatologie de différencier le vocabulaire descriptif des termes interprétatifs. Ainsi, il est prudent d’utiliser lors de la phase terrain les notions de "faits", "fosses" etc. pour inventorier les structures contenant des restes humains afin de conserver le terme sépulture à la démonstration/ pour la phase d’interprétation. B. Boulestin (2023) a en outre proposé de privilégier au stade descriptif les termes enfouir et enfouissement, renvoyant à l’acte de déposer un cadavre en terre avec un sens large et neutre par rapport à ceux d’inhumation, enterrement et ensevelissement, qui sous-entendent l’idée d’une cérémonie.
66Parallèlement aux travaux menés sur les causes et les traitements du corps en l’absence de rites funéraires (cf. première partie), un inventaire de cas archéologiques, datés du Néolithique jusqu’à l’époque moderne, et localisés principalement dans le sud-est de la France, a été entrepris (SI3). L’objectif était tout d’abord de quantifier le nombre de dépôts de restes humains qui ne semblaient pas correspondre aux pratiques funéraires documentées pour leur époque. Nous avons répertorié 270 structures issues de 101 sites, ce qui montre, d’ores et déjà, que ces cas ne sont pas rares en contexte archéologique.
67Ce corpus a également fourni des éléments complémentaires pour cerner les paramètres qui marquent justement une différence par rapport aux rites funéraires en vigueur pour une période donnée. Ces critères croisés avec les autres sources, sont des clés de réflexion pour discuter la nature non funéraire d’un assemblage archéologique. Ainsi la grille de lecture classique de toute analyse archéo-anthropologique (SI4 d’après Duday et al., 1990, Castex et al.,1996) est commentée en fonction de notre problématique. Si l’impossibilité d’établir une signature matérielle exclusive de l’absence de rites funéraires (Weiss, 2013) interdit de produire un outil décisionnel infaillible, certains critères méritent néanmoins une attention particulière – quoiqu’aucun ne soit, à lui seul, déterminant. En outre, la conjonction de plusieurs de ces critères fournit des arguments solides pour orienter l’interprétation.
68Si cette démarche est cruciale pour toute étude archéothanatologique, nous insistons sur l’importance d’interroger la validité de documentation disponible, même si le système funéraire contemporain de l’aire d’étude est relativement bien cerné. Est-elle ancienne ou récente ? Est-elle importante, parcellaire, rare, inexistante ? Des sources écrites pour les périodes historiques sont-elles disponibles ? Les principes de l’archéothanatologie sont-ils appliqués ?
69En outre, une chronologie très précise, idéalement par une datation radiocarbone sur os humain, est absolument incontournable. Il est également important de cerner la représentativité de la surface fouillée par rapport à la taille initiale du site, que celle-ci soit évaluée (par exemple, par des prospections ou des fouilles sur parcelles adjacentes) ou documentée (par des sources écrites) – surtout s’il s’agit d’une opération de diagnostic sans prescription ultérieure.
70La situation topographique et stratigraphique de la structure qui a reçu la dépouille est également un élément majeur de discussion. Les aires d’ensilage en fonction ou non, les bâtiments (atelier, habitation) en fonction ou abandonnés, ne sont que rarement des lieux dédiés à des pratiques funéraires. Le type de structure (silo, sol de bâtiment, niveau extérieur de circulation, fosse d’extraction, puits, etc.) qui a reçu les restes humains contribue aussi à la discussion. Sa fonction initiale ou secondaire, notamment restituable par l’étude de son comblement, est informative.
- 20 Les positions observées dans les tombereaux de pestiférés constituent un contre-exemple à cette ten (...)
71À l’échelle de chaque individu, outre la représentation du cadavre (corps entier/partie de corps/os isolé), la restitution d’éventuels traitements du cadavre (crémation, cannibalisme…), et la nature du dépôt (primaire ou secondaire), la restitution de l’intention sous-jacente à la position initiale du cadavre, qu’il soit partiel ou complet, est un critère discriminant majeur. Il s’agit dans un premier temps de déterminer si le corps a été déposé (avec soin) ou jeté (sans ménagement) dans une fosse. Un défunt qui a été jeté oriente vers l’absence de rites funéraires20. Toutefois, ce qui est important ici, ce n’est pas la résultante (la position initiale du cadavre) qui peut être extrêmement variée, mais l’intention sous-jacente. A contrario, un soin dans le dépôt n’est pas nécessairement discriminant : il peut être lié à des rites funéraires reconnus socialement, mais aussi à des pratiques privées plus marginales voire clandestines, comme nous l’avons déjà souligné (cf. supra "Des gestes positifs sans rituel funéraire ?").
72La position sur le ventre (lorsque l’individu a été déposé et non jeté) doit aussi être considérée avec prudence et n’aura pas la même signification d’une période et/ou d’une culture à l’autre. Pendant longtemps, les sujets inhumés sur le ventre dans les espaces funéraires antiques étaient perçus comme des individus ayant subi un châtiment. Mais cette interprétation a été remise en question par certains chercheurs qui ont notamment montré que, dans certaines régions, le procubitus était loin d’être marginal et participait simplement d’une grande variabilité dans les positions de dépôt des cadavres sans qu’il soit possible de lier ces variations à une intentionnalité différente selon les cas (Bel et al., 2009).
73La position sur le ventre a également fait l’objet d’études pour la période médiévale et moderne dans plusieurs pays d’Europe (Gardela, 2015 ; Alterauge et al., 2020). Ces auteurs soulignent que ces configurations sont observées au sein d’ensembles funéraires mais aussi en dehors et les interprètent comme des marqueurs d’exclusion et de gestes empêchant le retour des morts. Pour autant il n’y a nulle assurance que cette position témoigne systématiquement d’une absence de rites funéraires. Rappelons d’ailleurs, qu’en 768 le souverain carolingien Pépin le Bref a demandé à être enterré sur le ventre, face contre terre, sous le porche de l’abbaye Saint-Denis de Paris, en signe de piété et d’humilité (Dierkens, 1996).
74De manière générale, tous les signes d’écart aux pratiques funéraires connues (orientation, type de dispositifs, dimension de la fosse, etc.) sont autant d’éléments à relever.
75Nous attirons aussi l’attention sur le fait qu’il est souvent affirmé que la présence d’objets associés aux morts indiquerait un traitement funéraire à l’égard du défunt. Cependant, certains objets associés à un défunt peuvent être enfouis avec lui simplement parce qu’ils ont été disqualifiés, notamment les objets qui sont considérés comme pollués (Gauthier 1987). En outre, certains objets enfouis avec le défunt peuvent avoir une fonction magico-religieuse liée à un rituel de protection, visant à prévenir le retour du mort. La présence d’objet est donc ambivalente et doit être discutée systématiquement en s’interrogeant sur la nature et la définition de ce que l’on appelle le mobilier funéraire.
76Enfin, l’analyse anthropologique des restes du défunt peut fournir des indices utiles à l’interprétation de la structure en termes funéraires : son identité biologique (estimation de l’âge au décès et diagnose sexuelle), mais aussi l’identification d’éventuelles pathologies, et de traumatismes anté- et péri-mortem peuvent constituer des critères déterminants pour reconnaître des individus mis à l’écart de la société de leur vivant, ou mis à mort dans le cadre d’une violence institutionnalisée (exécution, guerre) ou non.
77L’examen de ces critères permet d’identifier les cas archéologiques témoignant de l’absence de rites funéraires. Une fois cette étape franchie, il est possible dans certains cas de proposer des hypothèses en s’appuyant sur les catégories proposées dans la première partie.
78Nous discutons dans cette section de cas concrets afin d’illustrer notre propos. Nous précisons que ces exemples ne peuvent pas être généralisés. Pour autant, ils peuvent être rencontrés dans d’autres contextes.
79Le site du Phalère, l’ancien port d’Athènes, a livré plusieurs exemples d’inhumations exceptionnelles dont les caractéristiques particulières semblent indiquer une privation de rites funéraires, quoique l’on se situe au sein de ce qu’il est convenu d’appeler pour cette époque une nécropole. La baie naturelle, située à quelques kilomètres au sud-ouest d’Athènes, a en effet livré un vaste ensemble de plusieurs centaines d’inhumations et de crémations, datées du VIIIe au IVe siècle av. J.-C., dont certaines sont, sans conteste, des sépultures : en témoignent conjointement plusieurs indices, parmi lesquels on note le soin apporté au dépôt du cadavre, la présence de mobilier d’accompagnement, ou encore celle de dispositifs de marquages et de commémoration en surface de nombre de ces structures. Toutefois, au beau milieu de cet ensemble ont été découvertes en 2016 trois fosses voisines creusées dans le sable au VIIe siècle av. J.-C., contenant respectivement 47, 16 et 16 individus (Chryssoulaki, 2019 ; Ingvarson, 2019). Tous les défunts étaient de sexe masculin, et un grand nombre d’entre eux présentaient les traces de traumatismes massifs anté- et péri-mortem suggérant une mort violente, peut-être même une exécution dans la mesure où une quinzaine d’entre eux arboraient les traces d’un coup violent porté à la tempe par un objet contondant. La position des défunts dans la fosse constitue un autre point d’attention puisqu’il est évident que les individus ont été jetés ou poussés (peut-être même exécutés directement au bord de la fosse) et qu’ils ont été laissés en place tels quels. Enfin, la présence d’entraves métalliques encore visibles dans certains cas et la taphonomie du squelette permettent d’affirmer que presque tous les individus avaient les mains attachées au moment de leur enfouissement, soit au-dessus de la tête, soit derrière le dos. Ainsi, bien que ces fosses se situent dans un ensemble funéraire, que plusieurs petits vases aient été trouvés à proximité des défunts et qu’ils n’aient visiblement pas été laissés exposés aux bêtes sauvages, ces structures ne semblent pas devoir être considérées comme des sépultures. La présence d’autres fosses aux caractéristiques similaires (individus entravés, attachés, malmenés, jetés, etc.) disséminées sur ce même site (Keramopoulos, 1923) suggère un ensemble funéraire régulièrement utilisé pour accueillir des dépôts non funéraires, peut-être dans le cadre d’exécutions judiciaires commandées par la ville d’Athènes. Selon les lois évoquées dans plusieurs textes écrits, déjà mentionnés (cf. première partie), les criminels auraient ainsi été enfouis en dehors du territoire de la cité.
80L’opération archéologique rue de la Planche Clément à Troyes a permis la fouille sur environ 300 m2 d’un lieu d’inhumations daté des XIVe et XVe siècles dont les caractéristiques ont rapidement amené les archéologues à s’interroger quant à sa nature funéraire ou non (Paresys et al., 2023).
81Les données archéo-anthropologiques montrent que les inhumations contiennent en majorité des dépôts primaires complets (42) mais également incomplets. Le dénombrement total permet d’estimer un effectif de 88 individus. De nombreuses fosses se recoupent. Les positions primaires sont variées : si la plupart des défunts reposent sur le dos, huit individus ont été déposés sur le ventre, huit sur le côté. Certaines orientations des corps et des fosses divergent également de la règle chrétienne de l’époque. De nombreux défunts ont bénéficié d’un cercueil, ou en linceul dans une fosse munie d’une couverture de bois. Les objets découverts dans ces structures correspondent tous à de l’habillement. Concernant le recrutement, l’absence des enfants est notoire et 23 individus sont des hommes. Seules 3 femmes ont été identifiées. Néanmoins, le sexe de la majorité des sujets n’a pu être déterminé. De prime abord, plusieurs éléments orientent vers un cimetière paroissial : le rassemblement de morts dans un espace spécifiquement dédié à des activités mortuaires, des dépôts individuels notamment en cercueil ou avec un aménagement de la fosse (couvercle), l’orientation est-ouest de la majorité des corps. Cependant, la position et l’orientation de plusieurs défunts ne sont pas compatibles avec le système funéraire de l’époque et cet espace se situe à distance du cimetière paroissial (dont l’emplacement est connu pour cette période). L’absence d’individus immatures interroge également. Si l’interprétation donnée par les archéologues s’oriente vers l’absence de rites funéraires, c’est grâce aux sources écrites. En effet, les archives de la fin du XVe siècle font mention pour ce lieu précis d’un "cimetière des Clercs" qui était le lieu où étaient enterrés les prisonniers, les clercs criminels dont les actes relevaient de la justice de l’Église. D’autres documents fournissent les professions mais aussi les raisons d’enfermement ainsi que le statut social des prisonniers (clercs, laïcs mais aussi prêtres). Les suicidés qu’ils aient été emprisonnés ou non y sont aussi enfouis. Les données archéo-anthropologiques mises en lumière témoignent ainsi d’une privation de rites funéraires pour des "mauvais morts".
82Cet exemple est éloquent pour notre propos. D’une part, le lieu est appelé "cimetière des Clercs" dans les archives. Il ne s’agit pas pour autant d’un cimetière consacré. Or, à cette époque, la prescription funéraire inclut l’inhumation au sein du cimetière paroissial. Il y a donc ici une volonté d’en exclure les prisonniers ainsi que les suicidés. D’autre part, les officiants ont copié une partie des pratiques funéraires en vigueur à cette période (cercueil, position, orientation). Dans notre cas, les défunts ne sont pas enfouis en terre consacrée et les cérémonies normalement effectuées avant la mise en terre n’ont pas eu lieu. Ces individus n’ont donc pas bénéficié de rites funéraires et les fosses ne sont pas des sépultures.
83Une opération archéologique à Allensbach en Allemagne au bord du lac de Constance, conduite en 2020, a livré les vestiges, sur 400 m2, de la Haute Cour de justice datée de l’époque moderne. Les sources historiques indiquent que les bâtiments de la Haute Cour de justice ont été construits en 1653 et des cartes attestent son emplacement exact.
84Des fondations de bâtiments et deux potences ont été identifiés ainsi qu’une dizaine de fosses et 13 individus inhumés dans des "sépultures" selon les auteurs (Auler, 2023). Ces dépôts sont individuels ou pluriels. Les orientations sont variées, même si l’axe NNO-SSE est majoritaire. Deux des individus (de sexe masculin) portent clairement des stigmates de la pratique du supplice de la roue, car tous les os longs sont brisés et disloqués. En outre, la tête de l’un d’eux a été tranchée, fixée sur une barre et placée dans la fosse au niveau des jambes et des pieds ; une brique a été déposée sur la zone de l’épaule et du cou. Le supplice de la roue fait partie du système judiciaire de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne : il pouvait lui-même entraîner la mort, ou être suivi d’une exécution (pendaison, décapitation, étranglement…) lorsque ce n’était pas le cas. Selon les textes, le corps broyé était laissé à l’air libre un certain temps avant d’être éventuellement enfoui, ce qui est le cas dans notre exemple. Ces individus ont-ils reçu des rites funéraires ?
85La chronologie est clairement établie ainsi que la nature du lieu grâce aux archives historiques (Haute Cour de justice). Par ailleurs, les rites funéraires en vigueur à l’époque sont documentés ainsi que le système judiciaire et les peines capitales, par les sources écrites. Les données archéo-anthropologiques montrent qu’au moins deux individus ont été suppliciés et mis à mort, que les corps ont été enfouis après le début de la décomposition dans une fosse creusée à cet effet. Ils sont donc restés à l’air libre un certain temps. L’espace choisi pour l’enfouissement des corps disloqués se situe à proximité immédiate du lieu de justice, donc hors d’un espace funéraire consacré. L’ensemble de ces éléments oriente vers une privation de rites funéraires même si les corps ont bénéficié d’une fosse et d’un enfouissement. Les individus entrent dans la catégorie des mauvais vivants selon notre classification. Nous constatons ici que ce sont surtout les sources historiques et le contexte qui permettent d’identifier le refus de rites funéraires, les données anthropologiques mettent en évidence les conditions du décès ainsi que l’outrage fait au cadavre.
86Cet exemple fait écho au site du lieu-dit Rohan à Sand en Alsace (Prévot, 2022). Les archéologues ont été alertés par l’agencement des assemblages osseux, les traces de violence ainsi que par les sources historiques qui attestent que le lieu était celui des exécutions et de l’enfouissement des condamnés à mort au Moyen Âge et à l’époque moderne. Bien que la découverte n’ait pas été exhaustivement publiée, ces éléments ébranlent fortement l’hypothèse de sépultures. Ces individus ont été privés de rites funéraires après leur mise à mort. Le creusement d’une fosse et l’enfouissement n’apparaissent pas, là encore, suffisamment déterminants pour proposer une interprétation comme sépultures.
87Il existe certaines catégories de défunts dont le traitement de la dépouille n’est pas encadré par les prescriptions sociales qui accompagnent le rituel funéraire à proprement parler, mais qui peuvent être pris en charge par des proches, dans le cadre privé (cf. supra "Des gestes positifs sans rituel funéraire"). Les gestes mis en œuvre sont alors souvent si proches des rites funéraires en vigueur qu’il n’est pas toujours possible de décider archéologiquement si un dépôt témoigne de rituels funéraires véritables ou altérés, ou de simples gestes privés, sans valeur d’affichage ni de reconnaissance sociale. Ces cas sont donc pour l’instant indécidables.
88Douze individus en bas-âge ont été ensevelis à l’intérieur d’un atelier de potier, contre les murs, après sa réfection, puis après sa destruction, entre le Ier s. et le IIe siècle apr. J.-C. (Duday et al.,1995). Certains dépôts bénéficiaient d’aménagement en tuile participant à la fermeture de la fosse. L’enfant le plus âgé (plus de 6 mois) a bénéficié d’un caisson en tuiles et était associé à une lampe à huile, un balsamaire, une perle et deux vases. Ce type d’objets est associé à des enfants et des adultes dans les ensembles funéraires de la même époque. Une fosse à l’extérieur de l’atelier et datée du IIIe s. apr. J.-C., a livré un sujet périnatal. Le soin apporté à l’ensemble des dépouilles est indéniable. Mais l’atelier de potier n’est pas un espace funéraire. Ceux-ci sont bien documentés pour cette période et les enfants en bas âge n’en étaient pas systématiquement exclus même s’ils bénéficient parfois d’une zone spécifique. Par conséquent, l’intentionnalité positive à l’égard de ces très jeunes enfants ne suffit pas à les interpréter comme des sépultures dotées d’une reconnaissance sociale pleine et entière ; il pourrait cependant s’agir d’initiatives privées, mise en œuvre par les parents de ces jeunes enfants.
89De fait, dans la documentation archéologique, en France, les enfants en bas-âge inhumés avec soin dans des espaces domestiques sont fréquents à l’âge du Fer et à l’Antiquité (Baills-Barré et Tirel, 2017 ; Dedet et al., 2022) et perdure au Moyen Âge jusqu’aux XIIe-XIIIe siècles (Séguy et Rodet-Belarbi, 2023) et à l’époque moderne (Parmentier et Sillano, 2017). Ces dépôts sont souvent considérés comme des sépultures alors que la portée et la valeur de ces pratiques mortuaires n’ont pas été examinées.
90Dans le vallon du fou, à l’ouest de Martigues (Bouches-du-Rhône) un dépôt individuel isolé, datant des IIe-Ier siècles av. J.-C., a été mis au jour. L’individu adulte a été déposé dans une fosse. Il est supposé être une femme, mais la conservation des ossements invite à une certaine prudence. Quoi qu’il en soit, des anneaux en fer ont été découverts au niveau des parties distales des tibias, qui ne sont pas conservées. Leurs caractéristiques montrent qu’il s’agit d’entraves définitives qu’il était donc difficile d’ôter au cadavre après sa mort (Duval et al., 2008). Ce dépôt a été considéré par ses découvreurs comme une sépulture d’esclave.
91Toutefois, les comparaisons proposées par les auteurs avec les pratiques funéraires locales, où domine la crémation, interrogent, à juste titre, sur le recours à l’enfouissement de la dépouille et à l’isolement de celle-ci. Bien que l’individu ait été déposé dans une fosse avec un certain soin, la présence d’entraves définitives invite à la prudence tant vis-à-vis de la nature funéraire du dépôt que de l’identité du défunt. En effet, il peut s’agir d’un prisonnier condamné aux travaux forcés, comme il a été suggéré pour d’autres individus entravés découverts à Saintes (Méténier et Duneufjardin, 2016). Quant au caractère sépulcral de la fosse, le fait que l’individu ait été déposé et qu’il ait bénéficié d’un ensevelissement n’est pas suffisant pour affirmer qu’il y a eu des rites funéraires, étant donné le caractère isolé de la découverte, l’originalité du mode de traitement du cadavre et la présence des entraves.
92Le sondage réalisé au pied de la tour principale du château de Montclus (Gard) a mis au jour une fosse renfermant le dépôt primaire d’un individu subadulte. La datation radiocarbone réalisée sur le squelette, situe ce dépôt aux XIIe-XIIIe siècles (1169-1270). Le défunt a été déposé au sein de la fosse, sur le dos, suivant une orientation nord-sud. L’analyse taphonomique a favorisé l’hypothèse d’une décomposition du corps en espace vide, avec l’emploi d’une enveloppe souple en matière périssable. Le défunt est un jeune adulte, de sexe indéterminé. L’étude anthropologique a mis en évidence sur ce squelette des signes dégénératifs précoces, eu égard à l’âge de l’individu, associés à des signes d’hypersollicitation articulaire. Ce constat, associé aux multiples variations anatomiques relevées, suggère pour cet individu, un profil biologique singulier, marqué par un retard de croissance. La localisation (au pied de la tour du château) tout comme son orientation confèrent également à ce dépôt un caractère singulier pour la période concernée. À partir du milieu du Xe siècle, le lieu sépulcral devient en effet le cimetière des chrétiens (Vivas, 2011). Cette mise à l’écart de l’espace consacré pourrait donc s’apparenter de prime abord à une "exclusion". Toutefois on ne peut écarter tout à fait l’hypothèse d’un contexte particulier (siège du château par exemple) ou d’un empêchement qui aurait imposé cet enfouissement au sein de l’enceinte. Il reste ainsi difficile d’affirmer, dans ce cas de figure, que nous sommes face à un individu exclu de la communauté et privé de rites funéraires.
93Un individu face contre terre, sans cercueil, a été découvert au sein du cimetière communal de l’époque moderne de Tarascon, lors d’une opération de diagnostic archéologique (Sillano, 2015). D’après les sources écrites, cet emplacement est celui du carré des noyés et la dépouille est celle d’un officier militaire mort noyé. Rappelons que la noyade est considérée comme une malemort dans de nombreuses sociétés. L’existence d’un traitement particulier de la dépouille des noyés est largement attestée dans la France du XVIIIe siècle (Derouard, 1987). Pour autant, la question qui se pose ici est l’accomplissement de véritables rites funéraires vis-à-vis de ces individus. Il n’est donc pas possible de déterminer s’il s’agit de rites altérés ou d’une privation de rites funéraires. D’autres sources montrent, par ailleurs, qu’à cette même période, en cas de naufrage, les corps d’individus étrangers (et qui ne sont pas chrétiens) ne bénéficient pas de rites funéraires. Ils sont enfouis dans le sable, sur les plages, sans rites funéraires alors que les cadavres des catholiques sont inhumés dans le cimetière le plus proche (Tavenne et Berthaud-Clarac, 2023). La nature funéraire du carré des noyés dans les cimetières catholiques de l’époque moderne reste donc une question ouverte.
94L’objectif de cet article était d’inviter les archéologues à interroger les configurations qui n’entrent pas dans les modèles funéraires connus afin de déceler la potentielle absence de rites funéraires, éventualité largement sous-estimée en archéologie alors qu’elle est documentée dans un grand nombre de sociétés, si ce n’est dans toutes.
95L’absence de rites funéraires touche trois catégories d’individus : ceux pour qui les rites ont été empêchés (que nous n’avons pas étudiés ici dans la mesure où l’absence de rites funéraires n’est pas intentionnelle), ceux qui en ont été privés intentionnellement et ceux pour lesquels il n’y a pas de prescription funéraire particulière de la part du groupe social. Pour ces deux dernières catégories, si aucune cause n’a de valeur universelle, elles ont néanmoins souvent une valeur transculturelle. La liste des causes évoquées ici pourra ainsi permettre d’orienter l’interprétation lorsque l’absence de rites funéraires est mise en évidence en contexte archéologique. Cette phase interprétative reste néanmoins souvent complexe et doit s’envisager au cas par cas, en tenant compte du contexte géographique, chronologique et culturel dans la mesure où aucun traitement du cadavre n’est toujours, ni partout, spécifique à l’absence de rites funéraires.
96De plus, les causes de privation de rites funéraires engendrent, dans certaines sociétés, des rites funéraires altérés.
97Nous avons également mis en évidence que si certains individus pour lesquels les prescriptions n’existent pas peuvent être traités avec soin, la portée sociale de ces gestes et leur efficacité symbolique pour permettre le passage des morts dans l’au-delà n’est pas assurée. Si cet aspect est difficilement accessible par les seuls vestiges archéologiques, il peut parfois être appréhendé par d’autres disciplines.
98Nous pouvons enfin espérer que le développement de telles analyses et la discussion systématique de ces cas permettra, dans un futur proche, de résoudre certaines incertitudes par la mise en réseau des informations et la réinsertion des cas particuliers dans un ensemble de comparaisons plus développé. Ainsi, ce n’est qu’en intégrant systématiquement l’hypothèse d’une absence de rites funéraires à l’étude de tous les dépôts de restes humains qui sortent des modèles funéraires connus et en ne désignant plus comme sépulture tout dépôt de restes humains découvert au sein d’un site archéologique, que nous pourrons parvenir à une compréhension pleine et entière de l’organisation sociale et de l’idéologie funéraire des sociétés du passé.